J’étais récemment aux mardis de l’innovation, rendez-vous éponyme organisé par Marc Giget (Président et directeur scientifique de l’European Institute for Creative Strategies & Innovation et du Club de paris des Directeurs de l’Innovation, oui c’est un peu long).
La rencontre de ce mardi avait pour titre « La dimension sociale et humaine de l’innovation », avec une intervention introductive de Dominique Desjeux, professeur de sociologie à la Sorbonne, venu parler d’innovation avec son regard d’anthropologue.
Je ne suis pas tout à fait étranger aux méthodes d’innovation mais je dois dire que j’ai pris deux ou trois petites claques ce soir-là. Pour certains, ce ne seront que quelques évidentes vérités ou « bonnes pratiques » à rappeler concernant l’innovation et ses méthodes. Pour d’autres, une ouverture sur autre chose, espérons.
Innover grâce à l’ethnographie
L’innovation est observation. Dominique Desjeux s’y prête en suivant hommes et femmes dans leur quotidien, avec distance et sans jugement. C’est un changement de culture pour les entreprises habituées à lancer des études ultra-cadrées à l’avance.
Seul problème, ces études sont souvent centrées sur les entreprises qui les commanditent. A titre personnel, je ne compte plus les études soit-disant « innovante » qui en fait n’avaient que pour objet de questionner des « clients » sur des produits déjà commercialisés. Le monde de l’entreprise est encore très égocentrique.
La méthode ethnographique elle, est inductive. Elle découvre l’objet de sa recherche pas à pas. Dominique Desjeux interroge un homme chez lui, part des objets et pose des questions, trois heures durant. Comment utilisez-vous cette machine ? Quand l’avez-vous achetée, pourquoi ? Avec qui ? Vous chauffez à combien ? Vous savez réguler la température ? Etc. Les méthodes qualitatives n’ont rien de très nouveau certes, mais ont au moins l’intérêt d’écouter les gens dans leur vie réelle, de les considérer d’abord comme des individus (et pas comme des « clients »).
Pourquoi ce détour par l’ethnographie ? Parce que c’est un excellent prisme pour la suite de ce billet : les méthodes pour innover sont encore loin des besoins réels de individus.
Innove-t-on mieux qu’avant ?
Pas vraiment. Faut-il y voir un paradoxe de la modernité ? A l’heure du micro-ciblage de tout un chacun, l’innovation n’est pas « meilleure » pour autant. Avec les big data, on peut acheter 500 variables sur un bon nombre d’individus, mais ça ne suffit pas si on ne les écoute pas vraiment. Par exemple, aucune société du monde du Big Data n’a prévu la vague Trump (simplement parce que 28% des américains ne vont pas sur internet et restent donc hors-champs).
Même phénomène pour l’innovation, elle n’améliore pas (réellement) la vie des gens car on fait semblant de les écouter. Si beaucoup ont la sensation de répondre à des besoins réels, jetons ici quelques faits rappelés par Marc Giget :
- Entre 1971 et 2015, le degré d’adaptation de l’innovation à la vie des gens n’a pas évolué. On n’innove pas mieux aujourd’hui qu’il y a 45 ans. De quoi relativiser le « client-centrisme » et l’ « agilité » que tous prétendent adopter.
- L’ « efficacité » de l’innovation ne croît pas non plus dans les startups, c’est un mythe.
- Chaque année, 6% des produits ou services innovants trouvent leur marché.
- Dans la plupart des grandes villes, les problématiques phares ne sont pas adressées (coût du logement, durée de transports). Depuis 30 ans, les durées de transports s’allongent, il faut 2 minutes de plus chaque année pour aller de Paris à Londres.
Conclusion : on ne cible pas du tout les bons problèmes, aussi parce qu’on se fixe des indicateurs biaisés sur des temporalités trop courtes, des objectifs exclusivement financiers, des a priori algorithmiques.
Remettre la vie au centre des processus d’innovation
Et pour ça, tout un tas d’indicateurs sont déjà disponibles pour innover, sentir la société qui vibre. Voici quelques ressources utiles pour réfléchir au « Life centrisme », il y a là de quoi s’éviter quelques études de marché :
Sustainable development goals (ONU)
Des objectifs mondiaux pour les 15 prochaines années
Eurostat
La mesure de la qualité de vie par Eurostat (direction générale de la Commission européenne chargée de l’information statistique à l’échelle communautaire)
Better life initiative (OCDE)
L’indicateur du vivre mieux (en anglais : Better Life Index) est un
indicateur économique créé par l’OCDE en 2011 (le slide 5 est assez parlant)
Nous avons besoin d’une approche philosophique de l’innovation
Enfin, s’il y a bien une discipline qui s’occupe de penser la vie et l’être, c’est la philosophie. Les grandes innovations partent d’un idéal qui souvent, est d’ordre philosophique. De quoi battre en brèche les traditionnels « insights » qui servent à conduire l’innovation. Ceux-là ont souvent tendance à enfermer les individus dans de cases (clients, utilisateurs) sans s’interroger sur leurs motivations profondes (comme peut le faire la méthode ethnographique par exemple).
Pour renouer avec la mère de toutes les sciences, Marc Giget propose une grille d’écoute des individus allant des besoins… aux rêves. L’idée est tout simplement de coller à la vie réelle :
- Demandes et besoins : répondre à des besoins exprimés
- Attentes et souhaits : répondre à ce qui n’est pas formulé a priori
- Envies et désirs : donner une valeur sensible supplémentaire
- Rêve et idéal : toucher aux valeurs humaines et morales
Si c’est si simple et évident, alors pourquoi vise-t-on systématiquement à côté ? Plaquez sur cette grille les transports dans les grandes villes : échec total ! Oui, il est difficile d’entrer en empathie avec les gens. Creuser ces quatre éléments auprès d’une personne âgée par exemple, quelle entrée dans l’intimité !
Conclusion :
Ce ne sont là que quelques fragments de cette conférence, bien sûr. Il faudrait creuser (ou retourner aux mardis de l’innovation). Mais j’en tire quelques enseignements : cette société qui monte n’est pas confiante, elle est défiante même. Et elle a probablement raison.
Ses vrais soucis ne trouvent pas de réponses dans le cadre actuel, les rejets sont massifs. A côté de ça, la technologie se fait de plus en plus puissante, mais une toute petite partie seulement correspond à ce à quoi l’homme et sa nature aspirent. Ce qui nous ramène à nos fondamentaux : l’homme est la mesure de toute chose, et c’est dans cet esprit seulement que l’innovation améliorera nos vies.
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