Un million de satellites en papier

« En traitant l’espace comme une ressource illimitée, l’humanité crée de sérieux problèmes de sécurité et de soutenabilité à long terme dans l’usage de l’orbite basse », écrivent Andrew Falle, Ewan Wright, Aaron Boley et Michael Byers dans un papier publié dans Science, « One million (paper) satellites ».

Course aux constellations 

Il est encore difficile de s’imaginer que la « pollution orbitale » est un enjeu pressant qui nous concerne tous·tes. L’espace, c’est haut, c’est loin (enfin, pas tant que ça, 100 kilomètres), et surtout, ça fait rêver. Et c’est aussi parce que ce milieu bénéficie d’une forme d’exceptionnalisme qu’on le laisse devenir, littéralement, une poubelle.

Les mieux informés savent que SpaceX, via sa constellation Starlink (fonctionnant en réseau), a déjà déployé pas loin de 5000 satellites – un nombre qui augmente sans cesse – pour couvrir les zones mal connectées à internet. Le service est fonctionnel, mais sa qualité est douteuse (les forums le montrent bien) et son prix bien au-dessus du marché. Certes, ce prix baisse (40 euros par mois et et 450 euros pour l’antenne) mais ne reflète en rien la structure de coûts de la firme, dont les finances restent opaques. Starlink pourrait bien n’être qu’une bulle, comme l’ont été d’autres tentatives de mettre en place des constellations dans les années 2000 (Teledesic et Iridium notamment).

Quant à la couverture, elle reste géographiquement contenue vers les marchés rentables : le continent africain reste peu ou pas couvert, douchant une rhétorique bien connue qui prétend connecter les plus éloignés d’internet et les faire enfin accéder au « Village global ». Les visualisations en ligne de la constellation d’Elon Musk en témoignent (voir par exemple Satellite Map ou encore Starlink.xs). On pourrait étendre la réflexion à d’autres constellations (Kuiper, qui prévoit à terme d’envoyer 3200 satellites, 600 pour Oneweb). Pour une liste plus complète des constellations, voir la vertigineuse page newspace.im qui les recense au niveau mondial.

Spéculation orbitale

Mais le papier de Falle, Wright, Boley et Byers va plus loin que ces éléments déjà bien connus. Les chercheurs rappellent que de nombreuses autres constellations ont été « réservées » auprès de l’Union internationale des télécommunications (IUT). Les chiffres sont aussi inquiétants que surprenants : E-Space a fait une demande pour 116 640 satellites avec sa constellation Semaphore-C, le Rwanda a également déposé en 2021 une demande pour 337 320 satellites avec une constellation nommée Cinnamon-937, et ainsi de suite. Se basant sur les demandes mondiales effectuées entre 2017 et 2022, les auteurs estiment que le nombre de satellites « prévus » pourrait approcher le million (versus moins de 10 000 actifs aujourd’hui).

Évidemment, tous ces satellites ne voleront pas. D’où le titre de l’article, (Paper satellites ou Satellites papiers en français). La formule n’est pas forcément limpide, mais peut s’entendre ainsi : pour les entreprises et les États qui formulent ces demandes auprès de l’IUT, il s’agit avant tout d’attirer des investisseurs ou encore de spéculer sur les fréquences en proposant des projets de constellations pour occuper virtuellement l’espace en espérant que le marché se développe, pour à ce moment-là monnayer les droits associés aux fréquences et aux positions. Il y a un précédent en la matière, avec l’affaire Tongasat en 1988, un opérateur privé qui avait senti l’opportunité et déposé 27 demandes de créneaux d’un coup. Autrement dit, c’est un encombrement factice des orbites spatiales. Et nous ne sommes apparemment pas sortis de ces dérives spéculatives sur le « spectre orbite ».

Cela n’enlève rien au fait que le milieu spatial est déjà encombré de milliers de satellites opérationnels et de débris, créant des menaces pour la sécurité en orbite. Alors que des mesures de précaution s’imposent face à un éventuel « effet Kessler » (des collisions de satellites ou de débris spatiaux en chaîne, à la manière du film Gravity), l’ampleur de cette expansion est inquiétante. Pas seulement pour l’environnement spatial d’ailleurs, mais aussi pour l’environnement terrestre. Dans un autre papier publié sur Arxiv (preprint), « Sustainability assessment of Low Earth Orbit (LEO) satellite broadband mega-constellations », Osoro et ses collègues ont montré que l’empreinte carbone des constellations de satellites telles que Starlink, OneWeb et Kuiper pouvait représenter jusqu’à 30 fois celle des infrastructures mobiles terrestres (les auteurs comptent dans leurs calculs les lancements de fusées, les bases au sol, bref, un début d’analyse de cycle de vie). Même ramenée à une moyenne par utilisateur, l’empreinte reste immense (31 à 91 fois supérieure à un réseau mobile dans le pire des scénarios pour Starlink).

Si dans Science, Falle, Wright, Boley et Byers terminent en rappelant qu’il revient à l’IUT, et donc aux États, d’agir pour améliorer les règles relatives à l’attribution des orbites et des fréquences pour éviter la congestion (quitte à d’ailleurs, limiter le nombre de satellites par constellation), le sujet reste plus que préoccupant. Et pour cause : l’accès à l’espace demeure une nécessité, en matière de télécommunications mais aussi pour des raisons scientifiques et de surveillance de l’évolution du climat. Cet accès n’est, à moyen terme, plus garanti. 

« Astrocapitalisme »

Ce n’est évidemment pas qu’un problème de fréquence et de régulation. C’est bien pourquoi nous devons aussi opter pour une grille d’analyse plus politique, et regarder avec froideur ce qu’il convient de nommer l’astrocapitalisme (attention, une annonce d’ouvrage à paraître est dissimulée derrière ce lien, guettez vos librairies). Entendons-nous, l’astrocapitalisme n’est pas nouveau. Depuis les années 1960, l’espace a toujours été un marché. D’abord aux mains des États (et des entreprises clientes) puis progressivement et partiellement privatisé. Mais ce marché reste, majoritairement, encore dans les mains des États. Sans en faire ici la généalogie, il faut noter que ce capitalisme spatial s’est intensifié cette dernière décennie : il s’agit une fois de plus de spéculer sur l’avenir, partir en quête de nouveaux débouchés économiques, exploiter plus intensément encore tout ce qui peut l’être.

Après la Terre et les fonds marins, l’espace exo et extra atmosphérique. Les constellations de satellites en orbite basse en sont une belle illustration. Celles qui sont opérationnelles ont une rentabilité douteuse et une utilité sociale discutable. Elles pourraient bien péricliter. Quant à ce « million » de satellites, il repose sur des projections encore plus douteuses, burlesques même. Elles pourraient bien péricliter. Quant à ce « million » de satellites, il repose sur des projections encore plus douteuses. En revanche, le « million » de débris orbitaux (autour de 1cm) lui, existe bel et bien. Les dégâts se font déjà sentir en orbite, et il semble peu probable que le marché règle lui-même ce problème. Il s’agirait de se réveiller.

Papier à lire aussi chez nos amis de Usbek & Rica

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