Le mode silencieux d’Uber ou la fin des liens faibles

Uber offre désormais la possibilité de faire taire les chauffeurs bavards grâce à une nouvelle option disponible depuis son application. Dans une tribune au Guardian, l’ancienne gymnaste olympique Penelope Blackmore s’y oppose avec force et en profite pour nous rappeler qu’en sommant l’autre au silence, c’est nous-mêmes que nous coupons du monde.

Le communiqué d’Uber annonce la couleur : « Si vous avez besoin de faire une sieste ou de répondre à vos mails, optez pour un trajet silencieux en un clic. » Un argumentaire conforme à l’esprit de la firme qui a tout misé sur l’expérience client : un taxi tout de suite, un chauffeur en costume, bonbons et bouteille d’eau. En résumé : un service haut de gamme pour des clients d’exception, et cela même si la fonction reste encore réservée aux clients Uber Black, la version « luxe » du VTC (« Un choix idéal pour les déplacements professionnels ou les soirées romantiques », explique la marque sur son site).

Penelope Blackmore n’a pas de mots assez durs pour exprimer sa colère : « nous avons besoin d’entendre des histoires de personnes issues de différents milieux, nous avons cédé à l’idée selon laquelle toute nuisance, tout petit dérangement, est par définition indésirable. Tout doit glisser plus vite, tout doit être plus « smoothy », nous sommes victimes d’un besoin excessif de commodité. » Elle mentionne ces quelques situations qui témoignent de notre intolérance aux frictions du quotidien : un enfant qui pleure dans l’avion, une mauvaise recommandation sur Netflix. De façon plus générale, faire la queue pour attendre le bus ou déambuler dans les allées d’un supermarché sont devenues des activités incompatibles avec le mode de vie d’un consommateur éclairé et dûment connecté. D’une certaine manière, c’est normal. Qui ne souhaite pas s’épargner ces moments vides et frustrants ? Pourquoi devrions-nous parler à des gens que nous ne connaissons même pas ?

Normal, jusqu’à un certain point. En effet, en supprimant ces interactions, nous évacuons la possibilité même d’établir tous les petits contacts qui font aussi le tissu social : les liens faibles. Les liens faibles sont les relations brèves et occasionnelles que nous entretenons avec les gens qui évoluent dans d’autres cadres sociaux que nous (à l’inverse, les liens forts désignent les interactions avec notre entourage proche). En apparence, ces petites touches nous semblent bien futiles : quelques mots à une caissière, un bonjour à un barman et un merci au professeur de Yoga. Peu importe. Des échanges anodins avec des gens qui nous reconnaissent, que nous reconnaissons et que parfois, nous apprenons à connaître.

Or « nous sommes à un point de rupture », regrette Penelope Blackmore. Plus seuls que jamais, nous ne connaissons pas nos voisins, nous ne nous comprenons plus et osons à peine nous parler. Nous ne serions donc même plus capable de demander poliment à l’autre de se taire, il faut que cela passe par une machine. Certes, c’est un tableau bien noir que rien de réellement scientifique ne vient appuyer, l’actualité pourrait cependant nous donner du grain à moudre. Blackmore nous fait part d’une anecdote : alors qu’elle entrait dans un taxi avec ses écouteurs, le chauffeur entame la conversation. Celui-ci voulait pratiquer son anglais. Chemin faisant, l’échange dérive vers les problèmes de gentrification en Allemagne. « Une conversation qui n’a pas changé ma vie », écrit la gymnaste, mais une fois rentrée, elle se sentait heureuse, se souvenait avoir ri avec son chauffeur et entendu quelque chose d’inhabituel, d’inédit pour elle.

Il est salutaire d’être bousculés fréquemment, conclut-elle. Nous devons nous reconnecter aux autres plutôt que d’hurler dans nos chambres d’écho, qu’elles soient digitales ou physiques, via ce genre de systèmes. La critique de Blackmore n’est pas réductible à un dogmatique cri du coeur, elle soulève un problème qui va grandissant : l’inscription de certaines valeurs et choix sociaux à l’intérieur de dispositifs techniques. Certes, nous restons libres de ne pas les utiliser, mais leur existence même normalise leur usage. Certes, le chauffeur reste indépendant, comme le signale Aydin Ghajar, la chef de produit Uber qui justifie cette nouveauté, mais qui peut croire qu’un travailleur qui peut se faire renvoyer par quelques mauvaises notes osera s’y refuser ? Plus inquiétant peut-être, le fait que – selon Uber – la fonction ait été plébiscitée depuis longtemps par les clients. Comme le dit l’adage, le client est roi. Ou alors peut-être nous faut-il réaliser que la somme de nos petits caprices individuels façonne un projet collectif peu reluisant, plus fermé, moins humains.

Enfin, il existe bien des embryons d’alternatives éthiques à Uber (comme à Deliveroo, société de livraison qui produit aussi ses quelques dégâts chez les livreurs indépendants). Cependant, il ne suffira pas de « cloner la technologie » en lui ajoutant quelques principes sociaux, comme le propose Trebor Sholz qui a dessiné les contours juridiques de ces entreprises concurrentes des grandes plateformes. Nous devons aussi changer d’état d’esprit, car il n’y aura pas d’ « uberisation coopérative ». La vie humaine n’est pas une agrégation de boutons poussoirs grâce auxquels tout devient instantanément disponible et possible. Les coopératives ne pourront pas faire pour taire les chauffeurs, les coopératives ne livreront pas 24h/24, comme s’apprête à le proposer Uber Eats. Les coopératives ne peuvent pas reposer sur l’aliénation des travailleurs pour faire plaisir à leurs clients. Il nous faut nous réveiller, et c’est probablement l’humoriste Blanche Gardin qui l’exprime le mieux :

« T’imagines un Cro-magnon, il verrait un smartphone, il péterait un câble. Ils étaient cons les cro-magnons ! Sauf que la différence entre un Cro-magnon et moi, c’est que le Cro-magnon savait fabriquer son outil de travail, il savait tailler un silex. C’est humiliant d’être à ce point dépendants d’objets qu’on ne peut pas fabriquer. C’est humiliant d’avoir dans la poche un rectangle un milliard de fois plus intelligent que nous. On s’est fait avoir. Il y avait un deal avec le progrès technique, qui devait nous assister dans la réalisation de nos rêves et de nos fantasmes. Et ce n’est pas du tout ça qui s’est produit en réalité. En fin de compte, la technologie elle s’est accaparée nos rêves et nos fantasmes. La preuve, c’est qu’on continue de rêver qu’on vole alors qu’on a inventé l’avion. On rêve pas d’assembler des pièces d’Airbus dans un hangar à Toulouse. Notre humanité n’a plus de valeur pour la marche du monde. Notre humanité ne sert à rien, on est des coquilles vides. Et on le sent, intimement, qu’on est des merdes. On s’en rend compte. Et la première chose qui va nous permettre de se re-narcissiser, on s’y accroche aveuglément sans se poser de questions. Regardez Uber par exemple. Il faut un complexe d’infériorité dingue pour avoir adhéré à Uber sans se poser de question. C’est complètement mégalo comme système. Le loufiat docile et silencieux qui vient te chercher, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, où tu veux, dans une berline noire aux vitres fumées, qui t’ouvre la portière pour rentrer et pour sortir de la voiture. Ça va pas ou quoi ? Sors de cette voiture Manu, pourquoi as-tu besoin d’un chauffeur, tu sais même pas tailler un silex. »

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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3 Commentaires
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Antoine St. Epondyle
5 années il y a

C’est vraiment dingue qu’on en arrive à devoir expliquer pourquoi cette fonctionnalité est une saloperie.

Il ne faut pas seulement boycotter ces merdes (leur prix, de toute façon, dissuade), il faut les interdire au nom de la société qu’on veut (peut-être vaguement) encore créer ensemble.

Antoine St. Epondyle
5 années il y a

Sans dec.

En même temps ils vont pas vexer leurs annonceurs. Go Monde diplo.