Les blockbusters à la gloire des concepts numériques ont pris une place sans précédent à Hollywood. Rien d’étonnant quand on voit l’espace occupé par Internet dans nos vies. Du traditionnel ordinateur aux – bientôt – lentilles connectées, le digital a de beaux jours pour grignoter dans nos habitudes.
C’est l’occasion de faire un retour sur ces dernières années de cinéma et les imaginaires qu’elles ont construit ou alimenté autour des mondes virtuels.
Les mondes virtuels sont des réalités alternatives, des simulations immersives mêlant code informatique, bio-ingénierie et circuits imprimés. Avec l’essor des technologies et des réseaux, les débats éthiques fleurissent et l’humanité (du moins une partie) semble renouer avec une iconographie parfois fantasmée, souvent dystopique, d’un monde numérique en puissance.
De l’architecture technique à l’urbanisme virtuel
Pour des yeux humains, l’informatique peut sembler être un environnement désorganisé et relativement anarchique. Ceux qui ont déjà ouvert un ordinateur et allègrement inhalé les poussières d’un ventilateur en préretraite le savent.
Néanmoins, l’imagination humaine n’a de cesse de vouloir se projeter dans une réalité virtuelle. Le cinéma réinvente les codes, les villes, les mouvements et les idées dans des mondes hauts en couleurs hexadécimales. De Tron à The Matrix, la représentation de la ville virtuelle est Energie, électricité à outrance et lumières sans fin dans une nuit infinie.
Dans Tron (1982), les personnages évoluent dans ce qui peut clairement s’assimiler à un circuit imprimé aux relents fluos et cyber-punk tout droit sortis d’un trip kaléidoscopique des années hippies :
A l’inverse, le système totalitaire et le repère des machines dans The Matrix passent par la par la mise en place d’une cité-Etat bien terrestre.
Le monde virtuel du film alimenté par les machines se rapproche plus d’un ghetto désorganisé où grouillent les bestioles, les « bogues ». Ainsi, si les premières représentations virtuelles rappelaient un Tetris en 3D, les temps modernes ont abandonné les polygones et les formes carrées (introuvables dans la nature) pour des réseaux bio-informatiques liquides et sanguins, bien plus proches des mondes extra-terrestres dégoulinant de fluides acides et corrosifs.
Comment pénétrer un monde virtuel ?
Quand on parle mondes virtuels, la question des modes d’accès se pose naturellement. Les schémas traditionnels semblent imposer des extensions de soi-même via des lunettes, un bracelet, des gants ou une enveloppe prothétique quelconque qui ouvrirait la porte d’univers binaires.
David Cronenberg s’inscrit dans cette tradition avec eXistenZ, film dans lequel les personnages pénètrent dans le virtuel au moyen d’une prothèse bionique directement branchée au système nerveux.
Cependant, la science-fiction n’est jamais loin du fantastique et, à la manière d’une Alice moderne, certains personnages entrent ou plutôt « tombent » dans le virtuel. Dans Les Mondes de Ralph, l’entrée dans le code source (le noyau) se fait en plongeant dans un réseau informatique (ou synaptique), un amas de programmes lucioles désactivables à souhait.
Pour qui y accède, c’est le pouvoir de modifier les rouages du monde, de quoi mettre hors service votre mémoire ou n’importe quelle autre partie de votre cerveau.
Dans L’autre monde de Gilles marchand, l’entrée dans le virtuel est une nouvelle naissance, une porte ouverte depuis laquelle on sort nu pour découvrir le monde et comprendre qu’il n’est que chaos.
Dans ces longs-métrages, les mondes virtuels prennent les règles d’un nouveau continent à découvrir : douleur, contrôle des masses ou anarchie. Quitter le confort de la matrice est presque toujours destructeur.
L’avatar, exode de la conscience
Les avatars sont les personnages que vous choisissez pour surfer dans les mondes numériques, ils sont un vous souvent édulcoré pour les interactions sociales ou le jeu. Pour Mélanie Roustan, maître de conférences en muséologie, les avatars permettent « l’incorporation » :
« Le joueur en oublie ses doigts en mouvement pour déporter ses sensations sur le personnage virtuel qu’il incarne ».
De Second Life, à The Sim’s, on pénètre plus profondément dans son personnage pour partager avec lui ses simulacres – ou sensations – sans même se mouvoir. Philippe Rigault, enseignant à l’université de Picardie Jules Vernes décrit les avatars comme une « curieuse union du mouvement et de l’immobilité ». La virtualité devient une projection statique analogue à l’achat par correspondance ; une forme d’ubiquité contemporaine. On parlera alors d’Everyware pour désigner ces outils et services qui permettent d’être à la fois partout et n’importe qui (ce qui explique peut-être pourquoi sur internet, personne ne sait que vous êtes un chien).
C’est dans Ultimate Game, de Mark Neveldine et Brian Taylor que la métaphore ressort le mieux : du moi réel au moi digital, on peut perdre du poids, changer de sexe, rêver sa vie en pin-up.
Dans Le Cobaye, de Brett Leonard, le monde virtuel rappelle les polygones de Tron. Le cerveau est modifié au moyen de nanoparticules et des lunettes de genre « Oculus Rift » font le reste. Les sensations de l’avatar (vol, course, transformation) sont transmises par un apparat qui n’a rien à envier à ceux du Futuroscope.
Comme vu précédemment, on remarque ici aussi que l’avatar est symbole de renaissance et transposition, le philosophe Pierre Levy décrit le concept en ces termes :
L’avatar est une manière de se « déterritorialiser », comme pour la natation, c’est dans les mondes virtuels que « nous apprenons à perdre pied, nous expérimentons une manière nouvelle de sentir le monde et d’être porté dans l’espace ». Michel Serres quant à lui, décrit le phénomène comme la capacité à se mettre « Hors-là ».
Comment s’évader du monde virtuel ?
Si la réalité virtuelle est une échappatoire et un terrain pour les fantasmes interdits d’étranges « Nerds » en mal de sensation, elle pose tout de même de dangereuses limites physiques.
Pour bien commencer, il faudra comprendre que la réalité virtuelle est souvent appréhendée de façon trop restrictive. En effet, le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais à l’actuel. Chez Deleuze, le virtuel est un « devenir » qui ne cesse jamais de s’écrire, ici ou là-bas. Ainsi, les réalités à venir ne sont pas que de simples reproductions de l’existant : elles arrivent.
Le philosophe Slavoj Žižek parle de la « réalité du virtuel », il affirme qu’assumer cette réalité revient à accepter ses conséquences réelles. A titre d’exemple, dans The Matrix, les personnages qui meurent dans le monde virtuel meurent également dans le monde réel car « l’esprit le croit ».
[***Attention SPOILER***]
C’est dans Passé virtuel de Josef Rusnak que la limite du virtuel et du réel est parfaitement représentée. Hannon Fuller, le héros de l’histoire pousse la balade aux confins du monde et comprend que sa réalité est virtualité.
L’ironie vient du fait que Fuller est lui-même informaticien et a également créé des univers virtuels dans sa propre réalité (enfin, virtualité). Chacun de ces univers autonomes contenant des êtres persuadés d’exister.
Chaque voyage – ou translation – dans une des strates virtuelles passe par la prise de contrôle d’un corps virtuel. L’enveloppe charnelle devient un moyen de transport entre les couches de virtualité pour les mondes supérieurs. Dans les « bas-mondes », les personnages sont coincés dans la limite des espaces virtuels qui leur ont été imposés, tout comme dans un jeu vidéo. Ils sont victimes de la mise en abyme entre univers qui repousse sans cesse leur droit à la liberté.
Les Simpson ont aussi leur passage dans le « hors-là ». Quoiqu’un peu abusive, l’analogie entre la 4ème dimension et les mondes virtuels est pertinente, Homer lui-même fera référence à Tron dans une verve qu’on lui connaît.
Aucun moyen pour notre ami jaune de s’échapper de cet enfer géométrique. Dans cet épisode du Horror Show VI, Homer finira disloqué dans un trou noir et renvoyé dans… Le monde réel (le nôtre).
– « Homer, where are you ?
– I’m somewhere where I don’t know where I am.
– Do you see towells ? If you se towells you’re probably in the living closet again !
– No, it’s a place I’ve never been before (…) Marge, I don’t want to alarm you but I seem to be trapped in here ! »
Enfin, c’est dans la série Sword Art Online que la question du retour à la réalité se pose. Sword Art Online est un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur en réalité virtuelle (VRMMORPG). Les sens des joueurs sont stimulés grâce à un casque connecté et les personnages contrôlés par l’esprit.
Dès le premier épisode, des personnages se retrouvent coincés dans leur réalité immersive. Ainsi ; si le corps est toujours dans le monde réel, l’esprit croit reste dans le « hors-là ». Le jeu vidéo devient alors un rêve éveillé duquel on ne s’échappe pas : un coma permanent.
Le voyage dans le monde virtuel est une coupure parfois fatale mais même coincé ailleurs, on existe toujours dans un « non-lieu » métaphorique vers lequel le corps court hors de lui-même comme dans un rêve indien.
Quoi qu’il en soit, le cinéma n’a pas fini de représenter la réalité virtuelle sous toutes ses formes. Le « code » informatique et les fantasmes qu’il soulève va probablement devenir un élément central de la science-fiction, autant qu’a pu l’être l’Alien de Ridley Scott.
Il reste évidemment pléthore de films à décrypter pour étayer ce vertigineux sujet (Avalon, Total Recall, Strange Days, etc.) et cela pourra faire l’objet d’une autre chronique, en attendant, savourez les films présentés ici si ça n’est pas déjà fait.
Beau panorama !
Il est intéressant de rapprocher l’avatar du monde virtuel avec notre propre « kinesthésie », notre propre représentation mentale de nous-mêmes (les psychologues parlent de « self »).
Neurologiquement, la représentation que notre cerveau a de lui-même est celle d’un « homonculus » un peu déformé, dont l’anatomie est fonction de l’étendue des zones cérébrales allouées à la sensibilité d’une partie du corps. On peut le voir là :
C’est notre « premier avatar », si l’on peut dire.
On peut aussi le rapprocher de la façon dont on rêve. La réalité virtuelle informatique est un autre moyen de rêver, finalement. En transposant ce rêve sans forcément en créer les conditions organiques (et encore, de The Matrix à eXistenZ, les corps physiques des personnages entrés en réalité virtuelle sont « comateux », comme endormis).
Dans nos rêves nous pouvons avoir des avatars, qui changent également. C’est notre « self » qui assure la compréhension que c’est toujours nous dans le rêve.
De la même manière, les états de conscience modifiés, de l’extase chamanique jusqu’à la transe hypnotique ou l’état sophronique, permettent l’incorporation et le Hors-là. Il est assez facile de faire représenter à quelqu’un que sa main se couvre d’un duvet de plume lorsqu’il est en état hypnotique. Je l’utilise très souvent chez les enfants pour masquer la douleur des vaccins.
C’est je crois la raison pour laquelle le monde virtuel est souvent vu comme un continent à explorer : il rejoint le vieux désir de se promener dans nos rêves et de les contrôler. Mais où est le rêve et où est la réalité ?
Le thème n’a pas fini d’être l’inspiration de nombreux livres et films. Ou de séries. Voir la saison 2 de Mr. Robot qui prend ce chemin sur un mode plus inattendu, celui de la folie.
Merci pour ce retour documenté, je t’avoue avoir dû relire deux fois quelques phrases, la faute à ces mots savants 🙂 mais tellement parlants (l’homonculus me dit quelque chose, je crois qu’on me l’avait montré étant petit, ça et des tâches d’encre bizarres, euh). En tout état de cause, il y a bien sûr quelque chose d’onirique dans le virtuel, et d’hypnotique. L’exemple que tu cites avec les enfants est très perspicace, puisqu’on a bien souvent l’impression d’être dans des mondes d’enfants, lissés, colorés, fantasmés pour des esprits en quête d’ordre et de simplicité (mais c’est réducteur, bien sûr). Je suis aussi dans la saison 2 de Mr Robot, j’espère en lire bientôt quelques analyses sur un certain blog à plumes !
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