N’allez pas sur Mars sans Socialter

Le numéro 49 du magazine Socialter vient de paraître et son dossier est intitulé « Nous n’irons pas sur Mars ».

Dossier auquel j’ai eu l’immense plaisir de participer, et que je vous encourage à lire (il est disponible ici, et en kiosque) puisqu’il regroupe tout un tas de contributions aussi passionnantes les unes que les autres. Dossier également bienvenu puisqu’il compile des points de vue qui ne sont pas forcément légion dans cette industrie, et qui dépassent les questions habituelles relatives à la pollution des orbites basses par Starlink ou du tourisme spatial. L’espace, comme l’écrit Philippe Vion Dury dans l’édito de ce dernier numéro « n’est même pas une échappée, c’est le terminus pour l’humanité simplifiée », qui faute de mieux, rêverait d’aller vivre sur une « pierre morte ». Tant qu’à faire, emportez ce dernier numéro dans la fusée : le voyage est long.

L’article :

La « conquête spatiale » est un mouvement irrépressible : celui de l’héroïsme et du génie humain, sans cesse appelés à franchir de nouvelles frontières ou à faire de nouvelles découvertes. C’est du moins ce que l’histoire officielle nous enseigne depuis les années 1960, passant sous silence les nombreuses réserves, critiques et contestations populaires jusqu’à aujourd’hui.

« Des milliardaires voyagent dans l’espace tandis que des millions ont faim sur Terre. » Ces mots ne sont pas passés inaperçus. Et pour cause : ce sont ceux d’António Guterres, secrétaire général des Nations unies lors de son discours d’ouverture à l’Assemblée générale de l’ONU le 21 septembre 2021. En ligne de mire, Jeff Bezos et Richard Branson, qui se livrent alors à une guerre médiatique pour mettre en scène leurs vols suborbitaux et faire gagner des parts de marché à leurs entreprises respectives, Blue Origin et Virgin Galactic. Des gesticulations et un monumental gaspillage de ressources qui feraient presque oublier que le tourisme spatial n’est qu’une des multiples manifestations – sans doute la plus grotesque – d’un secteur en proie à de nombreuses critiques, comme le retour annoncé sur la Lune (programme Artemis) ou l’envoi de grappes de satellites en orbite basse pour connecter toute la planète (Starlink). Critiques qui invitent surtout à ne pas voir la conquête spatiale comme une histoire enchantée et à remettre en cause le prétendu unanimisme dont, pense-t-on à tort, elle aurait bénéficié.

Dès les années 1960 aux États-Unis, des mouvements contre-culturels s’élèvent pour dénoncer les rapprochements inquiétants entre le domaine militaire et l’industrie spatiale, les coûts exorbitants de cette dernière – tant du point de vue financier qu’environnemental – et, de façon plus générale, l’hubris qui la caractérise. Ici et là, ces objections contribuent même à réorienter le programme spatial américain vers des visées plus scientifiques. À la lumière de ces luttes passées, il est donc possible d’observer la dérive actuelle du secteur spatial et envisager les moyens qu’il faudrait mettre en œuvre pour éviter qu’il ne devienne la chasse gardée de quelques milliardaires désinhibés.

L’espace et ses problèmes

Qui s’intéresse à ce que recouvre le « spatial » aujourd’hui ne peut qu’être surpris par la variété des activités rassemblées derrière ce terme – certaines plus controversées que d’autres. Si nul ne conteste, par exemple, l’utilité de surveiller le climat grâce à des satellites, d’autres programmes, publics ou privés, sont remis en cause. Prenons quelques exemples. D’abord, le plus médiatisé d’entre tous : Starlink. Ce projet de constellation de satellites lancé par l’entrepreneur Elon Musk ne cesse de défrayer la chronique. Censés connecter à Internet ceux qui ne le sont pas (milieux ruraux, pays émergents), les quelques milliers de microsatellites du milliardaire (12 000 à peut-être 42 000 à terme) traversent déjà le ciel à la queue leu leu et font grincer les dents des astronomes – l’impact lumineux de ces traînées n’étant pas sans effets sur leurs observations. Mais d’autres fronts de contestation, moins visibles, ciblent également les projets de Musk. Au Texas, une organisation non gouvernementale, Save RGV [pour Rio Grande Valley, ndlr], accuse sa société SpaceX (qui conçoit les lanceurs chargés de mettre en orbite les microsatellites) de privatiser la plage de Boca Chica pour effectuer ses tests, au mépris de la loi. Dans un même registre, des ingénieurs préviennent que la ville en construction par Starlink destinée à la gestion des tests et des lancements, la « Starbase », pourrait nécessiter des infrastructures très polluantes. Et pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, à Saint-Senier-de-Beuvron, une commune de 350 âmes située dans le département de la Manche, le maire et ses habitants s’opposent à l’installation de neuf antennes-relais terrestres Starlink, invoquant un manque d’informations et de garanties.

Le vol habité mérite aussi d’être questionné quant aux réels desseins qui justifient sa pour- suite. Les apports scientifiques de la Station spatiale internationale (ISS) sont, par exemple, plutôt décevants. Depuis 1998, 150 milliards de dollars ont été engagés pour ce programme alors que nous connaissons à peu près tout ce qu’il y a à savoir sur les conditions de vie en microgravité – n’en déplaise à notre astronaute national Thomas Pesquet, dont la vie en orbite est impeccablement médiatisée. Si la question se pose pour l’ISS, il est de plus en plus évident que les projets de vols habités vers la Lune, avec Mars en ligne de mire, ne répondent pas à des objectifs scientifiques. Ces destinations apparaissent plutôt comme des lieux d’affrontement symboliques et d’affirmation politique. Là encore, les réactions militantes sont nombreuses. Dans un spot sur YouTube, le groupe Fridays for Future, initié par la militante écologiste Greta Thunberg, oppose ainsi le voyage vers la planète rouge aux défis environnementaux du présent : « Sur Mars, il n’y a ni guerre, ni crime, ni pandémie, ni pollution. C’est un nouveau monde où tout recommencer, mais, terminent-ils, pour les 99 % qui resteront sur Terre, nous ferions bien de régler la question climatique. »[1]

Ces quelques « spatiocritiques » restent ponctuelles et isolées. Pour autant, elles signalent la permanence d’un mouvement plus vaste qui fait voler en éclats les arguments des agences et acteurs privés du spatial en faveur de la science, en quête de nouvelles frontières ou désirant unifier l’humanité tout entière grâce aux réseaux de télécommunication.

Un sentiment de déjà-vu

Dès les années 1960 aux États-Unis, un vaste front de contestation cible plusieurs aspects du programme spatial de la Nasa. Comme l’explique l’historien Neil M. Maher, les questions environnementales sont déjà très présentes[2]. Non seulement les mouvements écologistes reprochent à l’agence de laisser des déchets dans l’espace, mais ils l’accusent en plus de polluer le site de Cap Canaveral – un espace de plus de 300 kilo- mètres carrés d’où partent les fusées du programme Apollo. Aussi les activités de la Nasa sont-elles associées aux dégâts et pollutions occasionnés ailleurs dans l’industrie, alimentant une critique du gigantisme technologique, du reste déjà bien vive. À cela s’ajoutent des interrogations de plus en plus soutenues quant à la vocation de ce programme spatial : s’agit-il de science ou seulement de confrontation avec le bloc de l’Est ? Jusque dans ses propres rangs, la Nasa doit faire face au mécontentement de scientifiques qui s’étonnent du peu de place laissée à la quête du savoir.

Lors du programme lunaire par exemple, les ingénieurs réduisent au maximum le nombre d’appareils scientifiques à bord (quatre au total), arguant de leur poids conséquent et de la consommation de carburant nécessaire pour les embarquer. À l’été 1969, alors qu’Armstrong et Aldrin reviennent sur Terre, d’éminents scientifiques de la Nasa démissionnent et expliquent au magazine Science qu’il subsiste « un désaccord profond sur le fait de savoir si la science est vraiment la première justification du vol habité dans l’espace ». Les critiques sont si rudes que l’agence est contrainte de réagir, et ce de deux manières. D’abord, en cédant de larges portions du site de lancement à un organisme fédéral chargé de la protection de la faune, en vue de créer des réserves naturelles. Ces contestations la conduiront ensuite à renforcer ou à élaborer des programmes destinés à la surveillance de la mer et du climat. C’est dans ce contexte que des technologies existantes – avant tout militaires – sont réorientées vers des finalités purement scientifiques : Seasat (étude des océans) et Nimbus 7 (météorologie). Au cours de cette même période, d’autres luttes – antimilitaristes, féministes et pour les droits civiques – incitent la Nasa à s’investir dans différents programmes et à changer ses modes de fonctionnement internes, avec plus ou moins de succès. Ces épisodes nous apprennent une chose : hier comme aujourd’hui, les acteurs du spatial doivent en permanence construire leur légitimité auprès du grand public, car elle n’est jamais gagnée d’avance.

Le spatial peine à conquérir les coeurs

À Hollywood comme dans la presse grand public, la conquête de l’espace est quasi systématiquement présentée comme bénéficiant d’un plébiscite unanime. Tout se passe comme si un destin cosmique irrépressible liait l’humanité tout entière, la projetant inéluctablement vers d’autres mondes. Les premiers pas sur la Lune, les hommes dans l’espace, puis la colonisation de Mars seraient les points de fuite successifs de cette épopée. Très ancré dans la culture américaine, l’imaginaire du pionnier s’est vu transféré à l’industrie de l’espace, notamment avec la notion de « Nouvelle Frontière » (New Frontier).

Mais étrangement, ce sentiment n’est pas partagé par la population, y compris aux États-Unis. En réalité, les quelques sondages effectués lors du pro- gramme Apollo, puis à l’époque actuelle, donnent une image beaucoup plus nuancée de l’opinion publique concernant l’industrie de l’espace. Dans un article publié en 2003, l’ancien « historien en chef » de la Nasa, Roger D. Launius, rapporte ainsi qu’au cours de la décennie 1960, jusqu’à 60 % des Américains n’approuvaient pas le programme Apollo, principalement en raison de son coût et de son instrumentalisation dans le cadre de la guerre froide[3]. En février 1969, quelques mois avant les premiers pas sur la Lune, un sondage Harris annonçait même que l’opération n’était soutenue que par 46 % des hommes et seulement 32 % des femmes… Malgré un regain d’intérêt pour l’espace dans les années 1990, à la faveur du développement de l’ISS (qui signe la coopération avec les Russes) et de la sortie de quelques blockbusters (Apollo 13, Armageddon), l’espace ne fait pas d’émules. Il finit même par lasser ; on parle alors de « Nasa fatigue ».

Désintérêt et privatisation

Qu’en est-il cinquante ans plus tard ? Un sondage réalisé par le Pew Research Center montre que les voyages habités vers la Lune et vers Mars n’ont toujours pas la cote : respectivement 44 et 37 % des Américains déclarent même que de tels objectifs ne devraient pas être poursuivis[4]. La grande priorité déclarée est avant tout la science, avec l’étude du climat. Plus anecdotiquement, 58 % d’entre eux déclarent ne pas être intéressés par le voyage spatial, tandis que seulement 13 % pensent que les entreprises privées du secteur spatial sauront gérer leurs déchets en orbite… À l’heure où la Nasa subventionne à coups de milliards de dollars les acteurs du « New Space », ces quelques éléments devraient interroger la manière dont les budgets sont fléchés, y compris en Europe et en France où ces questions échappent complètement aux citoyens.

La conquête de l’espace a toujours été portée par un faisceau de motivations s’entrelaçant – économiques, scientifiques, mais aussi politiques, voire propagandistes. Ces dynamiques sont toujours à l’œuvre, mais quelque chose a changé : alors que les activités spatiales sont de plus en plus sous-traitées via des entreprises privées, elles s’éloignent de la sphère publique. Si les mouvements sociaux d’hier ont pu faire dévier la Nasa – une agence publique –, qu’en sera-t-il demain avec des sociétés comme SpaceX ou Blue Origin qui ne doivent rien à personne, sinon à leurs actionnaires ? À Saint- Senier-de-Beuvron, par exemple, les habitants n’ont même pas pu s’entretenir avec les dirigeants de Starlink France. Ces derniers se sont contentés, en guise de réponse, de renvoyer des documents en anglais… avec des normes américaines[5].

[1] « 1% – After more than 5 million years of human existence on Earth, it’s time for a change… », disponible sur YouTube. 

[2] Neil M. Maher, Apollo in the Age of Aquarius, Harvard University Press, 2017 (non traduit)

[3] Roger D. Launius, « Public opinion polls and perceptions of US human spaceflight », Space Policy, vol. 19, n° 3, 2003, p. 163-175.

[4] Courtney Johnson, « How Americans see the future of space exploration, 50 years after the first moon landing », Pew Research Center, 17 juillet 2019.

[5] Lire à ce titre l’enquête de Reporterre : Justin Carrette, « Starlink, le plan géant d’Elon Musk pour occuper l’espace », 1er mars 2021

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