Comme 3,8 millions de Français, j’ai regardé le dernier Cash investigation d’Elise Lucet et son équipe, ce coup-ci chez Lidl et Free. Dans ce nouvel épisode, la journaliste lève le voile sur les pratiques qui conduisent les directions générales de groupes à littéralement prendre leurs salariés pour des machines. Ce pathétique spectacle m’a remis en mémoire une news de l’année dernière : Apple et Facebook proposant à leurs salariées de congeler leurs ovocytes pour se concentrer sur leur carrière. L’un dans l’autre, nous avons une parfaite illustration de la critique de la technique proposée par le philosophe Martin Heidegger. Voyons voir.
Nuançons d’emblée : entre les fameuses « commandes vocales » guidant les techniciens à une cadence infernale dans les allées des entrepôts Lidl et la possibilité de retarder une grossesse, il y a un gouffre. C’est d’ailleurs limpide quand on aborde la question avec le management : quand celui de Lidl se ratatine, Apple et Facebook eux, jouent la carte de la liberté, du choix personnel pour gérer l’infernal dilemme « enfants-ou-carrière ».
L’homme est une ressource comme les autres
Ajoutons au tableau cet autre « fait divers » paru dans Marianne l’année dernière, le journal titrait alors : « Des ouvriers privés de pause pipi réduits à travailler… en couche-culotte ». Ce phénomène touche la grande majorité des 250 000 ouvriers du secteur avicole américain ! Cash Investigation a mis en lumière des pratiques voisines chez Lidl où les caissières aussi « se retiennent de boire » pour ne pas aller aux toilettes.
Du côté des entreprises de la Silicon Valley, le ton est tout autre : les populations concernées par la congélation d’ovocytes sont des cadres bien rémunérées (assez pour que les sociétés déboursent les 20 000$ nécessaires à l’opération), des « femmes d’affaires et futures leaders ». La technologie vient ici lisser les inégalités « naturelles » qui empêcheraient les femmes de « faire carrière ». Par ailleurs, difficile d’accuser Facebook de camoufler par ce biais une politique défavorable à la natalité puisque la firme déclare également payer « quatre mois de congé maternité pour les deux parents » (sans préciser de quel type de salarié on parle…).
Pas question non plus de rejeter les techniques de congélation d’ovocytes. Elles permettent aux femmes de conserver leurs capacités à procréer préalablement à un traitement stérilisant, en cas de don ou lors d’une fécondation in vitro. Dans ces trois cas, la congélation est autorisée en France. Il reste d’autres situations que la loi ne couvre pas (ce n’est pas ici le sujet), mais elle intègre progressivement une revendication féministe : « Un enfant quand je veux si je veux ».
Ce qui pose question, ce n’est pas le droit – justifié – des femmes à disposer de leurs corps mais bien son instrumentalisation plus ou moins visible dans le cadre d’un processus productif : l’entreprise. D’un côté, des ouvriers à qui l’on refuse d’assouvir un besoin élémentaire, de l’autre, des femmes que l’on incite à différer un choix pour une organisation sous couvert de « liberté individuelle ».
Asservissement et servitude volontaire
En vérité, ce qui lie les deux situations décrites dans cette première partie n’a pas grand-chose à voir avec le droit des femmes. Le lien, c’est la vision de l’Homme que déploient ces entreprises à travers des mécanismes « coercitifs » qui diffèrent dans leurs effets (contrainte d’un côté, enrôlement de l’autre) mais qui sont identiques dans leur essence. Si la contrainte est subie (asservissement), l’enrôlement peut coïncider avec la vision de la salariée, il est tentant de parler de servitude volontaire mais c’est déjà émettre un jugement de valeur à l’endroit des femmes faisant ce choix.
La question est donc une question morale. Pourquoi refuser aux femmes qui le souhaitent de congeler leurs ovocytes quand l’entreprise les y incite ? (corollaire : pourquoi interdire aux entreprises d’inciter leurs salariées à congeler leurs ovocytes) ? Parce que cela reviendrait à convenir que l’entreprise fonde la norme sociale à travers la manipulation du vivant, ce qui n’est pas rien. De la même manière, qu’est-ce qui interdirait à votre supérieur hiérarchique de vous proposer une modification pour que vous dormiez moins ? Pour que vous puissiez voir en pleine nuit ? Etc. Après tout, ce ne serait là qu’une extension de l’emprise idéologique qui favorise la productivité et le don de soi (car en vérité, nous dormons déjà de moins en moins pour des raisons professionnelles, on s’interdit également la sieste…).
En périphérie de ces questionnements il y a cette fameuse vision de l’Homme qui n’envisage le salarié que comme une ressource dédiée à l’entreprise, c’est-à-dire un mécanisme (donc une vision extrêmement réduite de l’humain). Travailler sans déféquer : c’est être une machine. Retarder une grossesse (de plusieurs années !) pour une entreprise et grâce à l’entreprise, c’est convenir que l’employeur vous dicte votre conduite d’être humain en valorisant le seul aspect productif de votre être – de son point de vue – (encore, une machine). C’est aussi entériner le fait que la grossesse nuit à la productivité sans tenir compte des autres facteurs qui freinent l’ascension des femmes dans l’entreprise et ailleurs, comme l’inégal partage des tâches ou de la « charge mentale », une culture machiste très ancrée avec par exemple le « Manterrupting » (quand les hommes ne peuvent s’empêcher d’interrompre les femmes, exemples quotidiens en réunion, sur un plateau TV). On pourrait aussi légitimement affirmer qu’avoir des enfants est une source de bonheur, d’inspiration, d’épanouissement, etc.
Vision de l’Homme : un arraisonnement irraisonnable (Heidegger)
Le philosophe Martin Heidegger (1889 – 1976) peut nous aider à éclaircir ces pratiques. Je le fais jouer ici non pas pour me défausser mais bien pour livrer une analyse d’un phénomène qui est aussi technique. Pour Heidegger, avec la technique contemporaine, on se représente le réel comme un « fond disponible et exploitable ». De ce point de vue, la nature n’a de réalité que comme objet manipulable et disponible pour l’usure. En somme, depuis le XVIe siècle notre volonté transforme le monde en stocks et énergies disponibles pour maîtriser la nature. Le philosophe nomme cela l’arraisonnement. Il n’y aurait de sens que dans la soumission à la science et à la technique : la nature est « sommée » de fournir ce dont l’homme a besoin.
Le danger que voit pointer Heidegger est le suivant : l’homme faisant partie de cette nature, il pourrait être lui aussi « sommé » de se livrer à cet impérialisme qui fait fi des autres manières de considérer le réel (la philosophie, l’art, la religion, etc.). Le risque est purement et simplement celui de la déshumanisation, il l’illustre avec ces quelques mots (Conférences de Brême, « Le Dispositif ») :
« A cette époque du monde marquée par la domination de la technique, l’homme est, du fait même de son déploiement, astreint à s’engager dans cette essence de la technique [ndl : l’arraisonnement], dans la mise à disposition et à se soumettre à son commandement. L’homme est à sa manière pièce de ce fond disponible. Au sein de ce commandement du fond disponible, l’homme est interchangeable. »
Si la vision Heideggérienne se discute, elle permet aussi de déplacer le débat vers le sujet de la « société technicienne » (on pourrait tout à fait l’aborder sous l’angle de la lutte des classes, avec le risque de passer à côté de cette histoire de congélation d’ovocytes chez les cadres car la grille de lecture marxiste s’avère moins pertinente pour analyser ce cas). Que ce soit chez Facebook ou chez Lidl, les mécanismes de persuasion tendent à transformer l’homme en un « fond utilisable » de façon optimale. L’humain est donc relégué à sa dimension machinique, robotique : peu s’en faut pour rejoindre l’idée d’Heidegger selon laquelle la maîtrise du monde n’est plus au service de l’émancipation de l’humanité, mais se retourne contre l’homme lui-même.
Bien sûr, on pourra toujours rétorquer que « je congèle mes ovocytes si je veux », et c’est vrai. On pourra aussi toujours mettre en doute le caractère réellement libre de ce « si je veux » fortement influencé par une entreprise privée dans une logique de performance individuelle. Question insoluble : comment décide-t-on de la liberté des autres ? Réponse au moins aussi insoluble : en adoptant une vision de du monde, une vision de l’homme et en l’imposant aux autres en proposant une réponse définie sur mesure. Ajoutons au passage que – défaut technique oblige – aucune entreprise ne peut garantir une grossesse, la congélation d’ovocytes ayant les mêmes chances de réussite qu’une fécondation in vitro. Il y a donc un risque de ne jamais tomber enceinte par dévotion à l’entreprise. Rien ne garantit non plus que l’entreprise en question assure votre promotion sur le long terme et ne vous mette pas à la porte en cas de faillite (dans l’univers digital, les cas sont légions : Napster, Myspace, etc.).
Un problème de design
A mesure que ces pratiques avanceront (je parle de la congélation des ovocytes à des fins de performance individuelle), il sera probablement dit que c’est là « le sens de l’histoire », la marche vers le progrès. La morale elle, deviendra « réactionnaire », la critique, « technophobie ». Contre l’asservissement de l’homme (ceux qui portent des couches au travail), on nous fait déjà miroiter l’automatisation croissante : « c’est bientôt fini, nous les remplacerons par des machines ». Alors le monde deviendra cette mécanique bien huilée, non polluante et émancipatrice par nature. Quelle naïveté.
En août 2016, Laurent Calixte analysait avec brio les raisons pour lesquelles les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) tendent à devenir des partis politiques : argent, lobbying, leaders charismatiques… la manipulation du vivant vient couronner ce puissant édifice idéologique. La technique dicte les fonctions humaines, soit pour les empêcher, soit pour les tordre selon ses propres fins et à travers ses institutions. Au passage, ces entreprises viennent progressivement concurrencer l’Etat sur le territoire des normes en pointant des inégalités naturelles qui peuvent jouer en la défaveur des femmes (à l’intérieur d’un système bien précis qui oublie bien souvent de questionner ses propres fondements). En effet, les hommes conservent « naturellement » leurs gamètes beaucoup plus longtemps que les femmes. De là à opter pour la « délégation de service publique » par et pour les entreprises, il y a de la place pour un vrai débat éthique. Débat bien souvent galvaudé par les discours centrés sur l’humain que déballent quelques super-cadres sous le projecteur de leur entre-soi (le reportage d’Elise Lucet est édifiant à ce sujet).
La morale, c’est qu’il n’y a pas de limites à la volonté de contrôle des corps. Le techno-capitalisme avance souvent main dans la main avec sa meilleure ennemie : la liberté individuelle. Il conviendra donc de savoir pourquoi – et pour qui – on fait le choix (risqué) de congeler ses ovocytes, en se remémorant cette histoire de pause-pipi. La critique qu’exprime Heidegger (comme la plupart des technocritiques d’ailleurs) sera toujours nécessaire. Les organisations qui ne savent pas promouvoir l’homme tel qu’il est (et la femme telle qu’elle est), dans toutes ses dimensions, dans toutes ses richesses (et faiblesses !), sont des organisations dont le design n’est pas prévu pour l’humain. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne finiront pas par accoucher d’un autre humain (avec une autre vision de l’Homme). Cet Homme-là qui arrive déjà, croit naïvement pouvoir marcher vers le progrès en asservissant non plus les hommes mais un monde de machines à son service. En transférant son désir de puissance dans la matière seule, l’homme réglerait alors la question de l’asservissement. Que dirait Heidegger ?
Comme toujours, un article carré, classe, badass et instructif. Merci !
Chaud ! Convoquer Heidegger sur ce sujet est assez délicat. Son sujet, c’est l' »être », pas l' »étant », « nous », et on ne pourra pas lui reprocher d’être en retard sur ce sujet… Je préfèrerai Sartre, et la « chosification », qui me semble plus pertinente… Redescendons… Ce qu’il y a de terrible à notre époque, c’est que la valeur « Travail » n’a jamais été aussi haut portée, mais que, finalement, ceux qui travaillent, avec leur vraie force de travail, ne récupèrent pas le fruit de leurs efforts… C’est cette contradiction qui devient de plus en plus claire et de plus en plus insupportable… Les Américains ne s’en soucient pas. En Europe, notre notion de l’individu (libre et raisonnant) est plus prégnante, mais n’arrive pas pour l’instant à s’affirmer car trop assujettie au pouvoir politique à qui ils ont confié leur espérance… La « Macronisme » est un fatalisme (c’est le sens de votre billet), mais cette vision du monde est tellement grossière (loin de celle de Ricœur, en tout cas) que je me fais plaisir à me joindre à vous pour le dénoncer et vous dire que ce monde que l’on nous annonce est tout simplement celui d’un nouveau Moyen-Âge librement consenti, et où le corps redevient essentiel (voire la folie du tatouage et de la barbe) et où l’esprit, lui, s’émancipe dans l’anecdotique (qui a réagit à votre bon article ?)…
Et bien je me félicite de vous savoir également dans ce combat. Je ne sais pas si j’ai exactement dit que le macronisme était un fatalisme, en fait, je ne fais que rarement mention de nos chères élites politiques [actuelles et au pouvoir]. Mais je n’infirme pas pour autant votre manière de dire les choses. Le « nouveau moyen-âge » librement consenti c’est de vous ? Joli. Quant aux réponses à mes articles, je n’en fais pas une fin en soi, ils sont souvent longs et commentés au fil de l’eau, dans le temps long par des lecteurs attentifs. Sans compter qu’une grande partie des réactions est avalée par Facebook et autres faux-amis numériques…
[…] mais elle évacue insolemment un petit détail pouvant avoir son importance : le réel. Heidegger, dans sa Question de la technique, affirme que l’essence de la technique moderne n’est pas […]
[…] when Microsoft and Apple were kings. Toronto’s Forum was all about innovation and disruption. Pause pipi et ovocytes congelés : l'homme machine selon Heidegger. Comme 3,8 millions de Français, j’ai regardé le dernier Cash investigation d’Elise Lucet et […]
[…] la critique essentialiste ne verrait dans la technologie qu’une promotion de l’efficacité : du Gestell heideggerien (cette domination de la technique dont « seul un Dieu peut encore nous sauver ») au […]
Salut,
Merci pour cet article.
Très bien le concept d’ar-raisonnement de MH. Je ne sais pas si je le cerne bien, mais je considère que ce procédé est plutôt d’ordre ontologique ( Ai-je tort de le rapprocher du complexe prométhéen de G.Anders – élève rebel de MH d’ailleurs). L’idée de « structurer » techniquement le réel ( sorte de double rassurant, quantifiable et maitrisable – cf « le réel et son double » C.Rosset ) donne à l’homme l’illusion de surmonter sa finitude et d’échapper à l’absurde et à la « cruauté » de sa condition existentielle. Là serai la source du consentement, et c’est vrai, du coup maitre et esclave y consentent secrètement. La fiction de n’être qu’un processus parmi les processus automatisés de l’entreprise ( qu’il soit business ou techniques ) est-elle ce réconfort de circonstance face à l’inintelligible et l’effroyable non-sens de l’existence ( en gros, je comprends pourquoi on m’on traite comme cela, j’ai des arguments contre mon licenciement, j’améliore ma performance opérationnelle… versus pourquoi je vis pourquoi je meurs 🙂 ).
Dès lors une autorité éthique devrait réguler le monde de la technique dès l’innovation en imposant des principes éthiques non fonctionnels et ceci contre les propres pulsions de ses concepteurs. Ce qui se fait déjà à moindre mesure. Impossible, je le pense. L’innovation technique a non seulement toujours un coup d’avance sur le régulateur, mais elle avance toujours avec ses deux faces, la bonne ( partage de connaissance, services et collaborations, économie, soins etc.. ) et la mauvaise ( celle très bien décrite dans ton article avec l’espoir et l’étrange fascination qu’elle suscite).
Au plaisir,
Ze Nataraja