Andrew Feenberg, (Re)penser la technique : la démocratie contre le déterminisme technologique

Peut-on concevoir des environnements techniques démocratiquement ? Comment dépasser le stade bouché d’une critique de la technologie qui en ferait cette mauvaise alliée de l’homme par principe… opposant inéluctablement ses contre-valeurs aux sciences sociales, au domaine de l’art, à ce qui serait « vraiment » l’homme ? Andrew Feenberg, philosophe à l’université d’État de San Diego propose avec (Re)penser la technique, vers une technologie démocratique  (2004) de reconsidérer nos conceptions et critiques des technologies, notamment numériques, et incite à considérer le changement social à travers la réappropriation démocratique de la sphère technique. Retour sur quelques considérations d’un ouvrage clé de la réflexion à propos des technologies.

Peut-on dépasser la critique de la technique et son déterminisme ?

La technique stagnerait-elle encore là où en était l’économie il y a deux cent ans ? Bloquée dans cette conception stérile qui en faisait une loi aussi naturelle que le mouvement des planètes ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout comprendre ce qu’ont en partage deux « camps » opposés : les technologues d’un côté, les critiques essentialistes de l’autre. Pour les premiers, la technologie ne serait pas plus qu’un moyen dont on se servirait en bien ou en mal, elle ne contiendrait pas de valeurs et ne serait que le réceptacle de notre volonté, de nos projets. Pour Feenberg, cette « neutralisation de la technique l’éloigne de la sphère politique ». Et pour cause, si l’évolution technologique est naturelle, à quoi bon lutter contre la nature ?

Andrew Feenberg

En face, la critique essentialiste ne verrait dans la technologie qu’une promotion de l’efficacité : du Gestell heideggerien (cette domination de la technique dont « seul un Dieu peut encore nous sauver ») au « système technicien » de Jacques Ellul (proliférant tel un cancer auquel il faudrait se conformer), ces conceptions du monde technique ne sont pas vraiment plus enjouées. Si Feenberg adhère à certains de leurs postulats, il prend ses distances avec l’abstraction qui les caractérise et le manque de perspective qu’elles augurent.

Pour Andrew Feenberg, ces deux conceptions relèvent d’un même mouvement déterministe qui ne résiste pas à son examen critique. Si le déterminisme technique se caractérise par la conception d’un progrès linéaire indépendant de la société (lent ou rapide) dont la direction est connue ainsi que par ce qu’il nomme la « détermination par la base » ou le fait que chaque technique impose au champs social de nouvelles contraintes (par exemple, le chemin de fer demande des horaires précis et une nouvelle conception du temps), alors on le retrouve bien présents des deux côtés de la médaille. L’une et l’autre de ces considérations font dire à l’auteur que la critique essentialiste souffre des mêmes maux que l’objet de sa critique puisqu’elle « étouffe toute capacité d’imaginer la possibilité d’un avenir différent » : « quel que soit le jugement que l’on porte sur la technocratie, ces prémisses déterministes ne laissent aucune place à la démocratie. » Ainsi, le déterminisme « est une sorte d’histoire téléologique qui donne l’impression que la fin de l’histoire était dès le départ inévitable. » Pour sortir de ce dilemme, Feenberg évoque la « rationalisation démocratique ».

La rationalisation démocratique : quand le collectif intervient dans la conception des techniques

Qu’est-ce que la « rationalisation démocratique » pour Feenberg ? Pour le dire simplement, c’est la conviction ferme que « le destin de la démocratie est lié à l’idée que nous nous faisons de la technique ». Or le déterminisme vient occulter une vérité simple : les choix technologiques existent bel et bien, sous forme d’interférences qui viennent ponctuer les processus de conception technique. Ces interférences (acceptations, refus) subissent – une fois les choix techniques verrouillés – une « fermeture » qui produit une « boîte noire ». Une fois cette boîte noire refermée, les origines sociales de nos choix techniques sont rapidement oubliées, ils apparaissent rétrospectivement comme de pures agencement techniques inévitables, c’est un « Déjà-là » auquel on n’aurait pas pu se soustraire de toute façon.

Pour autant, l’auteur rappelle que de nombreux exemples viennent contredire le cul-de-sac déterministe, il suffirait pour les trouver de creuser un peu dans l’histoire des objets techniques. La forme finale du vélo par exemple, fut l’objet de nombreuses tractations. La bicyclette à grande roue et à petite roue ont co-existé pendant longtemps, le choix de la petite roue s’est fait au détriment de la vitesse (qui est aussi une forme d’efficacité) et dans le souci d’une meilleure adaptation aux conditions de sécurité en vigueur. Dans son livre Technocritiques, du refus des machines à la contestation des technosciences, l’historien François Jarrige rappelle également que la civilisation de la voiture à essence ne s’est pas faite sans heurts, le tramway a longuement résisté à l’assaut des véhicules individuels : « le tramway, pourtant bien implanté dans les villes américaines, est peu à peu délaissé sous l’action d’entreprises comme General Motors, Firestone ou la Standard Oil de Californie, qui ont engagé d’importants moyens pour convaincre l’opinion et les autorités de choisir la solution la plus polluante, la plus inefficace, et la plus coûteuse en matière de transport urbain ».

En fait, Feenberg invite à considérer les positions de domination et de subordination dans les sphères techniques : « les interventions d’utilisateurs qui défient les structures de pouvoir non démocratiques sont enracinées dans la technique moderne ». Les mouvements par exemple, qui se sont érigés contre les OGM, ou pour la reconnaissance des malades du SIDA (qui ont littéralement bouleversé la pratique médicale au service de leur condition) attestent de ce possible démocratique. Autre illustration avec le Minitel dont l’usage a littéralement été dévoyé par les utilisateurs qui en ont fait un moyen de communication bien éloigné du projet de ses concepteurs… Les trajectoires techniques ne sont donc pas uniformes, elles sont l’objet de négociation, de politique. C’est ce que Feenberg nomme le « constructivisme critique ».

Concrètement

Feenberg verse parfois dans l’abstraction. Je ne relaie pas ici les discussions serrées entre différents philosophes qui jalonnent l’ouvrage, faute de pouvoir en dégager des certitudes. Mais la question qui se pose, au-delà des preuves historiques soutenant le propos constructiviste, est bien celle de l’action. Et le point de fuite de Feenberg n’est autre que le philosophe Gilbert Simondon. Pour ce dernier, c’est le « processus de concrétisation », c’est à dire le fait d’intégrer avec élégance en un seul corps une multiplicité de fonctions  qui permet la prise en compte du social : « une maison solaire qui reçoit sa chaleur du soleil plutôt que de la combustion de matériaux fossile internalise les contraintes écologiques dans sa conception technique ». Ce processus, que nous pourrions définir comme une internalisation des externalités prouve que le progrès technique a « une trajectoire bien plus complexe et riche qu’une simple croissance », nous dit Feenberg. Les groupies de la Loi de Moore devraient en prendre de la graine. Les innovations concrétisantes « font appel à plus que de simples améliorations techniques, elles rassemblent des groupes sociaux autour d’artefacts ou de systèmes d’artefacts ». Il y a donc, au-delà de la quête d’efficacité, une aspiration de groupe qui ne dit pas cependant si ce groupe est constitué démocratiquement, après tout, la majorité des services dits innovants (notamment logiciels) du quotidien sont conçus « avec les utilisateurs », ce qui n’empêche en rien d’en faire des systèmes fermés ou des systèmes de contrôle basés sur notre aliénation consentie.

Quoiqu’il en soit, c’est ici assez pour affirmer que la technique occidentale n’est pas vouée à être cette construction façonnée par l’entreprise capitaliste – ou communiste (qui dans ses quelques essais ratés n’a fait que suivre la vision technicienne de son opposant). Qui plus est, les critiques anti-capitalistes s’arrêtent trop souvent à militer pour la récupération du contrôle des machines plutôt que de leur conception, ce qui pour Feenberg – tout comme pour Simondon ou Ellul – ne résout absolument rien. Il faudrait poursuivre en affirmant que même une conception démocratique, si elle demeure « sous contrôle » demeurera aliénante (par exemple, choisir la couleur de son véhicule en ligne ne redonne en rien le pouvoir à l’utilisateur du véhicule, c’est une innovation marketing qui intervient en surface de la conception, l’aspect technique reste un non-choix). (Re)penser la technique est un ouvrage majeur pour toucher du doigt ces questions cruciales.

Citation bonus de l’auteur : « Ce qui fait et fera les êtres humains ne se décide pas moins dans la forme de nos outils que dans l’action des hommes d’Etat et des mouvements politiques. Le design de la technologie est donc une décision ontologique emprise de conséquences politiques. L’exclusion d’une vaste majorité à la participation aux décisions est profondément anti-démocratique ».

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[…] sur la démocratie technique, 2001, réédité en 2014) et le philosophe Andrew Feenberg dans (Re) penser la technique (2004), c’est que la voix des citoyens ordinaires peut tout à fait mener à des conclusions au moins […]

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[…] Plus ardu, mais non moins utile, (Re)Penser la Technique, de Andrew Feenberg (2004) évoque les manières avec lesquelles le social vient contrecarrer le déterminisme technologique (= la technologie est la seule force motrice de la société) par sa remise en démocratie. Feenberg est à l’origine de ce qu’on appelle le « constructivisme critique », qui fait référence à la manière dont certains mouvements sociaux influencent les trajectoires technologiques. Par là. […]