Technocritique : starter kit

Suite au rachat de Twitter par Elon, et ma récente « migration » vers le réseau social Mastodon (rejoignez nous, et suivez moi : https://mstdn.fr/@maisouvaleweb), je me suis un tout petit peu motivé pour écrire un petit « thread », chose que je fais très rarement sur Twitter, à propos d’un sujet que je connais un peu, la technocritique. L’idée étant, brièvement et certainement pas exhaustivement, d’aider mon prochain à y entrer par les livres. Voici donc un « starter kit » technocritique.

La technocritique en (très) bref

Le néologisme « techno-critique » est forgé en 1975 par l’ingénieur et philosophe Jean-Pierre Dupuy : il s’agit d’une critique du progrès technique et de ses implications sociales, morales, philosophiques.

Il y a bien sûr DES mouvements technocritiques. Idéologiquement, ils ne se recoupent pas toujours. Certaines lectures sont essentialistes (la technique = le mal), d’autres s’attachent à reconstruire l’histoire du progrès technique en tenant compte des luttes qui ont ponctué son développement, ou étudient les mécanismes utiles pour gouverner le progrès. Ces courants oscillent suivant des axes politiques, moraux, religieux, et ne donnent pas lieu aux mêmes conclusions.

Je n’entrerai pas plus dans les détails de leurs divergences : ce serait une autre discussion. Dans les références proposées ici, il y a un biais en faveur de catégories qui tendent à penser qu’on peut / doit gouverner la technique autrement. Une technocritique qu’on pourrait qualifier de « soft » mais qui a l’avantage de ne pas tomber dans des tourbillons réactionnaires (il en existe dans le domaine). Ça me paraît plus intéressant que de faire une revue complète du genre (Wikipedia est votre ami).

La convivialité

Je commence avec La convivialité, de Ivan Illich (1973). S’il fallait résumer l’ouvrage en une phrase « La société conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil ». Ivan Illich développe notamment la notion de « monopole radical » pour expliquer comment certains outils et technologies excluent par leur simple existence toutes autres sortes de pratiques plus lentes en imposant des usages et des modes de consommation incontournables. Concis, passionnant. Par là.

Techniques et civilisation

Il me paraît aussi important de lire Techniques et civilisation, de l’historien des techniques Lewis Mumford (1934). Mumford classe les techniques par grandes périodes, et revient sur les dégâts du progrès (pollution, mal-être, gaspillage). Il est à l’origine de la notion de « mégamachine », qui désigne les institutions sociales, techniques, organisationnelles et imaginaires fondées sur le mythe de la rationalité technique. Par ici.

God & Golem

God & Golem, de Norbert Wiener (1964), est un petit bijou. Wiener est mathématicien, connu pour être le père de la cybernétique, que Philippe Breton désigne comme une « religion laïque » : un courant de pensée dont la finalité serait de réguler la société en programmant les comportements individuels et collectifs, eux-mêmes assimilables au fonctionnement d’une machine. Important à lire, par son caractère anticipateur, et les critiques qu’il livre déjà au modèle. Par là.

Le bluff technologique

Autre livre impossible à rater : Le bluff technologique, de Jacques Ellul (1988). C’est un peu le prophète de la technocritique (l’homme qui avait tout prévu, écrit son biographe Jean-Luc Porquet). Il est à l’origine de ce qu’on appelle la « société technicienne » (et le « système technicien »). Prélude au « technosolutionnisme » que développe Evgeny Morozov. Ellul est fondateur, un brin réactionnaire et moraliste, l’influence de la religion n’y étant pas pour rien. Par ici.

 

Fragilité de la puissance

Fragilité de la puissance, de Alain Gras (2003), est aussi (pour moi en tout cas) une pièce maîtresse en matière technocritique. Le sociologue rappelle que les machines ne sont pas le fruit d’une nécessité historique, et revient sur les présupposés anthropologiques qui tendent à justifier la fuite en avant d’un (certain) développement technique. Un programme stimulant pour casser l’idée de « flèche du progrès ». Par là.

Technocritiques: du refus des machines à la contestation des technosciences

Un autre incontournable : Technocritiques: du refus des machines à la contestation des technosciences, de François Jarrige (2016), où l’historien revient sur les nombreuses luttes qui ont animé le développement du machinisme depuis la révolution industrielle, notamment dans le monde artisanal puis ouvrier. De quoi revenir sur le grand récit d’un progrès accueilli positivement et unanimement. C’est un peu la bible quoi. Par ici.

Choix technologiques, choix de société

Je passe à des lectures plus axées sur les controverses sociotechniques et la remise en démocratie des technologies (ma catégorisation est loin d’être parfaite). Je commence avec un bouquin qui a représenté un tournant pour moi, même s’il n’attaque pas vraiment les sujets numériques : Choix technologiques, choix de société, de Richard Sclove (2003). L’auteur demande pourquoi les choix technologiques ne sont pas démocratiques, et explique comment ils pourraient le devenir. Par là.

Le progrès sans le peuple

Si la démocratisation des choix technologiques est un sujet, c’est d’abord parce que son absence est dans l’histoire, à l’origine de nombreux maux. C’est ce qu’explique le brillant Le progrès sans le peuple, de l’historien David Noble (2016). Une pépite où l’auteur revient sur les nombreux lieux de frictions là où des choix sont faits sans les personnes concernées, notamment dans le monde du travail. Par ici.

La baleine et le réacteur

Inratable également, La baleine et le réacteur, de Langdon Winner (1986). Winner est notamment connu pour un papier nommé « Do artifacts have politics », où il montre comment les valeurs infusent le développement technique, et comment les biais des concepteurs peuvent conduire à des discriminations. Son exemple canonique est un pont si bas qu’il ne laissait pas passer les bus pour aller à la plage (et donc les personnes noires qui n’avaient pas de voiture). Par là.

How artifacts afford

Il faut aussi lire How artifacts afford, de Jenny L. Davis (2020). Un livre qui a le double mérite de revenir sur les différents mouvements de politisation de la technique évoqués en introduction, tout en illustrant de façon tout à fait pertinente ce que sont les « affordances », ces mécanismes ancrés dans les objets techniques et qui suscitent telle ou telle action chez leur utilisateur. Elle parle beaucoup du pont de Winner, d’algorithmes et de caddies de supermarché. Par ici.

Quelle éthique pour l’ingénieur ?

Dans la même veine, lire le très utile Quelle éthique pour l’ingénieur ?, des chercheuses Laure Flandrin et Fanny Verrax (2019). Il s’agit ici plus d’un guide pratique que d’une critique franche de la technique, mais c’est bourré de références et utile pour les gens qui s’interrogent au quotidien sur leur métier quand celui-ci consiste à concevoir des choses pour les autres (mais pas sans eux de préférence !). Par là.

Agir dans un monde incertain

Agir dans un monde incertain, de Barthes, Callon et Lascoumes (2001) peut être lu pour comprendre comment les crises impactent les directions prises par le développement technologiques. Comment les concepteurs font participer les citoyens à la définition du progrès (de manière plus ou moins sincère ou descendante), et comment les profanes participent aussi des sciences et des techniques à travers leurs pratiques. Leur notion phare : la « démocratie technique ». Par ici.

(Re)Penser la Technique

Plus ardu, mais non moins utile, (Re)Penser la Technique, de Andrew Feenberg (2004) évoque les manières avec lesquelles le social vient contrecarrer le déterminisme technologique (= la technologie est la seule force motrice de la société) par sa remise en démocratie. Feenberg est à l’origine de ce qu’on appelle le « constructivisme critique », qui fait référence à la manière dont certains mouvements sociaux influencent les trajectoires technologiques. Par là.

Les péchés capitaux de la haute technologie

Je fais un petit pas de côté avec Les péchés capitaux de la haute technologie, de Robert Bell (1998). Peut-être pas aussi « technocritique » que les autres, cet ouvrage est néanmoins très utile car il nous plonge dans aléas de certains grands projets technologiques (Eurofighter, Superphénix, Ariane 5, etc.) en dévoilant la corruption et l’entre-soi des milieux technocratiques qui lancent ces projet et agissent sans rationalité et parfois sur le dos du contribuable. Par ici.

L’utopie déchue

Plus spécifiquement sur la question de la surveillance, l’excellent L’utopie déchue, de Félix Tréguer, est une contre histoire des médias, et une plongée dans les origines de la société de surveillance, et la place de la « raison d’Etat » dans ce développement croissant, que combat aujourd’hui la Quadrature du net à travers notamment la « Safe City », « Technopolice », etc. J’avais interviewé Félix lors de la sortie du livre, par là.

The Ethics of invention

Les catastrophes technologiques sont un angle passionnant pour analyser et critiquer les conditions de production des technologies. C’est pour ça qu’il faut lire The Ethics of invention : Technology and the human future (2016), de Sheila Jasanoff. Elle y explique que les accidents sont souvent liés à des asymétries de pouvoir entre ceux qui imposent les technologies et ceux qui les subissent. Par ici.

Moralizing Technology

Détour par le design, je conseille Moralizing Technology – understanding and designing the morality of things (2011), de Peter Paul Verbeek. L’auteur propose une étude approfondie de ce que pourrait être une éthique de la technique, partant des artefacts les plus simples comme un dos d’âne (qui incite à ralentir) jusqu’aux systèmes les plus évolués tels que « l’informatique ubiquitaire » (concept qui préfigure l’internet des objets). Par là.

Twitter et les gaz lacrymogènes

Je poursuis avec l’excellent Twitter et les gaz lacrymogènes (2019), de la sociologue Zeynep Tufekci, qui demande comment internet et les réseaux sociaux impactent les mouvements de contestations au XXIème siècle. Tufekci affirme notamment que les réseaux sociaux permettent de constituer rapidement de vastes communautés politiques mais que celles-ci font vite face à des « paralysie tactique » car ils peinent à aller plus loin. Par ici.

Pour tout résoudre, cliquez ici

Je termine avec Pour tout résoudre, cliquez ici d’Evgeny Morozov (2014) : une critique des discours, promesses et produits des grandes entreprises tech de la Silicon Valley. Morozov est spécialiste de « l’internet » et apporte plusieurs concepts intéressants comme le solutionnisme technologique (solutions miracles émanant du privé contre la prétendue inefficacité de l’Etat) ou encore l’époqualisme (quand on parle par exemple de « révolution » sans perspective historique). Par là.

A l’occasion je complèterai la liste. Il manque bien sûr tout un tas d’auteurs et d’autrices « classiques » : Heidegger, Anders, Arendt, Simondon, Bookchin, Stiegler, jusqu’au groupe Pièce et main d’oeuvre ou encore Theodore Kaczynski – j’ai choisi d’en omettre certains car je ne pense pas qu’ils sont des portes d’entrées évidentes, pour différentes raisons (dont la difficulté de lecture, technophobie, mais pas que) .

On pourrait aussi lister des centaines de bouquins en socio des techniques, mais qui sont plus spécifiques (axés sur un sujet très précis, et pas forcément technocritiques, dans la mesure où ils ne sont pas aussi militants, et entrent plutôt dans la case sociologie pragmatique / sociologie des protestations). Une telle liste nous éloignerait de ce qui fait le sel de la technocritique, mais bien sûr ça se discute et j’ai d’ailleurs un peu débordé vers ça dans ce fil…

En attendant la suite, j’ai également plusieurs bibliothèques à vous conseiller. Avantage : elles incluent aussi des documentaires, revues, etc. Etablies par différents groupes :

Si vous avez d’autres suggestions, n’hésitez pas. L’idée ici n’était pas d’être exhaustif mais surtout d’amener quelques concepts avec une liste de bouquins qui resteront importants dans 5, 10 ou 40 ans.

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