Peu nombreuses sont les initiatives philosophiques dans le milieu entrepreneurial, a fortiori dans le domaine technologique. Pourtant, elles sont plus que jamais nécessaires si l’on veut saisir ce monde qui change si vite. Et bien que chacun puisse, armé de son recul critique, comprendre les enjeux, potentiels et dangers de la multitude d’innovations lancées sur le marché chaque année, il va sans dire que le milieu ambiant ne dispose pas à proprement parler de littérature en rupture pour prendre de la hauteur sur ses propres modes de fonctionnement.
Ainsi, il me fut difficile de ne pas noter ce livre blanc un peu différent des autres, lors de mes circulation sur les internets. Digital Studies, volume 1, cadre d’interprétation des enjeux numériques, publié par Christian Fauré (manager chez Octo technology et membre du conseil d’administration d’Ars Industrialis) est un exercice original qui appelle à (re)penser nos rapports à la technique et à la technologie, notamment dans le cadre de la « transformation numérique » dont on parle tant.
Changer de regard sur la technique
« Il faut changer notre regard sur le statut de la technique », m’annonce Christian Fauré d’entrée de jeu. Pour ce proche de Bernard Stiegler, il faut trancher avec les « propos béats sur la libération par la technologie ». Que ce soit dans le monde des idées, ou dans celui de l’entreprise, nous devons faire évoluer radicalement notre perception de la technologie. Trop souvent, déclare-t-il, « nous entretenons un rapport instrumental à la technique », elle est reléguée au second plan, soumise à des décisions arbitraires de décideurs qui ne s’y intéressent pas. Notre monde ressemble trop souvent à celui de Dilbert, ce personnage de bande dessinée qui revient souvent pour corroborer les assertions de Christian :
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Ainsi, c’est à travers dix chapitres concis et synthétiques que Christian s’attache à réhabiliter le statut de la technique, agissant en son nom comme si celle-ci méritait l’attention qu’on porte à une entité vivante. A son stade le plus ultime, cette entité s’appelle digital, et elle n’est que l’extension d’un processus commencé il y a longtemps avec l’écriture. Avec le digital, la technique plus que jamais vectrice de sens : elle transmet les mémoires collectives et les sélections des consciences de chacun (qu’on appelle aussi des rétentions) pour constituer des sociétés harmonieuses.
Tours et détours des philosophes de la technique
Au cours de ces quelques pages, Christian Faure attire notre attention sur les grandes controverses techniques d’hier et de demain. Nourris des thèses de Bernard Stiegler, d’Evgeny Morozov, mais aussi des témoignages et stratégies d’entrepreneurs tels que Peter Thiel (Paypal) ou Elon Musk (Tesla), son livre blanc dresse un panorama complet des différentes facettes de l’économie numérique : les positives comme les négatives.
Quelques rappels philosophiques ponctuent ces détours, par exemple ce nécessaire passage par l’explication de ce qu’est la pharmacologie (la technique à la fois envisagée comme remède et poison). Cette approche, et d’autres, soulèvent d’importants paradoxes de la modernité, comme ceux qu’engendrent parfois des stratégies marketing et industrielles disruptives qui sous le prétexte d’améliorer l’efficacité de certains services (publics ou privés) mèneraient une guerre au rôle social que peut avoir la technique.
C’est selon l’auteur la « part maudite » de la technique. Et il en vient à fustiger les spéculateurs sans projet en déclarant que « le propre du spéculateur est qu’il se désintéresse de ce sur quoi il spécule ». A plus forte raison quand on spécule dans l’utilitarisme technologique. En filigrane, on invoque le rôle historique de la puissance publique dans la régulation des « déchirures technologiques ».
En somme, Christian Fauré rappelle la nécessité de réaffirmer notre empathie envers la technologie et notre volonté d’investir en elle de manière saine, en en prenant soin. C’est sans doute le philosophe Gilbert Simondon maintes fois cités qui illustre le mieux cette attitude en déclarant qu’ « il faut avoir de la sympathie pour les objets techniques ».
Et dans mon métier, ça change quoi les digital studies ?
Si comme moi, vous vous êtes posé cette question, c’est que vous entretenez un rapport instrumental à la technique. Bien sûr, on ne vous jettera pas la pierre : quoi ce plus légitime que de se demander quelles applications concrètes on peut faire d’un livre blanc émanant d’une entreprise privée.
Et d’ailleurs, si ce cadre d’interprétation des enjeux numériques est a priori un exercice désintéressé, il n’en est pas moins un outil de communication, de l’aveu même de son rédacteur. Un outil de communication, et un outil de réflexion à l’usage de ceux qui d’une manière ou d’une autre veulent creuser les implications philosophiques des enjeux techniques.
N’attendez donc pas de solutions toutes faites ni de recettes miracles pour améliorer vos produits et services. En en sachant plus sur les processus d’hominisation (ce qui transforme le primate en humain) et sur les dynamiques d’individuation (c’est à dire les ajustements entre systèmes techniques et systèmes sociaux), vous acquerrez d’abord des armes pour penser la transformation en cours. Et surtout, vous cultiverez cette nécessaire prise de conscience qui renforcera une « une forme d’éthique de la technologie », ce qui est déjà en soi une victoire des idées.
Télécharger Digital Studies, volume 1, cadre d’interprétation des enjeux numériques
Bonjour
S’agit il du texte intégral du livre du meme titre édité par FYP? En ce cas merci, j’hésitais à me l’acheter, ayant déjà pas mal creusé la question avec des livres comme « seuls ensemble » de Turckle, « la vie algorithmique » de Sadin, « l’emprise numérique » de Biagini, « penser ou cliquer » de Blay etc….Et j’ai écouté à peu près toutes les interventions de Stiegler sur YouTube, dont ce livre a l’air d’etre un bon condensé.
Merci beaucoup.
Mathilde
Bonjour Mathilde, je n’ai pas connaissance de cette référence que je note précieusement. Cet article fait référence au livre blanc publié par Octo Technology, je pense pas qu’on parle de la même chose. Il y a pléthore d’ouvrages sur le sujet (celui de Sadin est intéressant, vous retrouverez quelques chroniques sur Stiegler ici-même). Dans tous les cas si vous lisez ce livre, n’hésitez pas à me faire un retour, je l’ajouterai à mon plan de lecture. A bientôt.
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Bonjour,
ces images de Dilbert ont visiblement été modifiées pour parler de la blockchain. Sont-elles à usage gratuit ? Sinon à qui devrais- je m’adresser ?
Bien cordialement