Pour une souveraineté numérique publique et démocratique

C’est un livre blanc tranchant et ambitieux, « Reclaiming Digital Sovereignty », que publient les chercheurs et activistes Cecilia Rikap, Cédric Durand, Edemilson Paraná, Paolo Gerbaudo, et Paris Marx, dans le cadre de la Democratic and Ecological Digital Sovereignty (DEDS) coalition. Les auteurs prennent à revers la question de la « souveraineté numérique », si souvent mal posée. Ce que la souveraineté réclame, affirment-ils, est une implication franche de l’Etat, et plus largement de la puissance publique, fusse-t-elle supranationale, pour une technologie au service des citoyens et de leurs besoins, fondée sur un internationalisme écologique échappant aux proclamations de puissance et à l’étau sino-étasunien. Par souci de diffusion au plus grand nombre, j’en retrace les quelques grandes lignes.

Une souveraineté publique et internationale

Devant la domination d’une poignée d’entreprises multinationales dans le domaine du numérique et de l’intelligence artificielle, principalement situées aux Etats-Unis, la possibilité laissée aux autres pays de dessiner leur propre avenir technologique est compromise : « cette réalité doit changer », commencent les auteurs. La souveraineté, cette autorité suprême sur un territoire, implique en matière numérique, la capacité à maîtriser la production et le déploiement des technologies et à envisager leurs impacts sur l’économie, la démocratie et la société. Une question centrale structure le document : « Comment renforcer la souveraineté numérique des individus et de la planète tout en contribuant à un monde plus démocratique ? » Question depuis laquelle découlent un certain nombre de propositions dans divers domaines.

Autre enjeu définitionnel : les auteurs se réfèrent à la notion de « Digital stack » (que l’on pourrait traduire par « empilement numérique ») pour désigner les « couches et nœuds de technologies et de gouvernance » sous-jacents à la fourniture de services technologiques. Bâtir ce stack implique de reprendre du pouvoir aux entreprises technologiques.

Un « Digital stack » public

Un stack public invite à repenser le rôle de la puissance publique, dans un monde où elle a été réduite à faire émerger des licornes. Les auteurs ne font pas mystère de ce qui peut structurer des alternatives : construire un cloud réellement public (et data centers associés), reliés par des infrastructures également publiques. Une agence des Nations unies pourrait avoir pour rôle de réunir les compétences nécessaires à l’atteinte de cet objectif. Les services sont aussi concernés : moteurs de recherche, plateformes de e-commerce devraient également voir surgir leurs versions publiques, à l’échelle appropriée (internationale, nationale ou locale, comme par exemple, une plateforme ajustée à la taille d’une région). Subventionnées, ces applications auraient pour but de sortir de l’emprise des Big tech aussi vite qu’il est légalement possible de le faire.

Reprise en main de la recherche et développement

Concernant la recherche & développement, il est rappelé que l’IA est promue comme un « méthode générale d’invention » sans que ne soient jamais mesurés les avantages et inconvénients d’une telle affirmation. À l’heure actuelle, quelques géants technologiques décident de ce qu’est une recherche pertinente, les problèmes à résoudre, jusqu’à la définition de la créativité. Entre l’adoption aveugle et le rejet total, il y a pourtant une voie. Celle-ci consiste, en résumé, à établir un agenda de recherche en dehors de toute approche marchande et solutionniste, pertinente pour les citoyens et la planète, puis à promouvoir des réseaux de connaissance publics pilotés par une nouvelle agence internationale de recherche publique. Le tout demande à adopter une vision systémique de l’IA tenant compte de ses implications économiques écologiques et politiques. Pour Rikap, Durand, Paraná, Gerbaudo, et Marx, nous ne devrions poursuivre le développement de projets d’IA que dans la mesure où leurs impacts positifs sont dûments prouvés.

Internationalisme écologique

Une souveraineté numérique réellement populaire est un projet qui dépasse les appels fréquents à un simple nationalisme technologique (voire, un patriotisme technologique dans certains cas). Celui-ci ne ferait qu’ajouter à la violence des conflits géopolitiques à l’œuvre. C’est par ailleurs un vœu pieu : la plupart des pays du monde ne disposent pas des ressources pour y parvenir, sans compter que cette souveraineté n’est jamais totale mais intervient plutôt par degrés de dépendances à différentes ressources venant d’ailleurs, dans un monde où les chaînes de production sont largement fragmentées. 

Dès lors, l’internationalisme écologique dans le domaine numérique ne concerne pas seulement l’impact carbone des technologies, mais consiste aussi « à alléger le fardeau de la dette des pays en développement, réduisant ainsi la pression exercée pour combler leur retard de développement par l’extraction des ressources. » Là encore, l’ONU est présentée comme l’arène privilégiée (à l’instar de L’Union postale universelle), mais n’en est pas moins sujette à un lobbying intensif des Big tech. Un agenda écologique et internationaliste devrait donc aussi être poussé à l’extérieur : les auteurs accueillent favorablement l’idée d’un « Digital Non-Aligned Movement (DNAM) », qui irait jusqu’à la redéfinition des standards technologiques imposés par les Big tech.

Un socle de valeurs démocratiques

En matière numérique, la protection des droits et des libertés ne peut pas être secondaire. Par delà les injonctions à choisir entre les modèles étasunien et chinois, les auteurs invitent à la création de nouveaux espaces de participation citoyenne, en ligne et hors ligne, permettant aux citoyens de se former à la défense de leurs droits numériques. Il s’agit également de fonder des règles claires quant aux principes de design s’appliquant aux services numériques publics, tout en permettant aux citoyens-utilisateurs de choisir quand leurs données peuvent être transférées du public au privé. La modération des contenus devrait également se baser sur des règles communes, dans le but de mettre fin aux procédés de censure illégitimes, amendes à la clé en cas de non-respect. Certains systèmes seraient purement et simplement interdits : utilisation de l’IA dans le domaine de l’immigration, gestion et management des travailleurs, surveillance, armement.

Impôts et réglementations

Côté taxes et régulation, le livre blanc invite à imposer les entreprises technologiques sur la totalité de leurs revenus à l’échelle continentale, dans le but d’éviter les phénomènes d’optimisation ou d’évasion fiscale. À l’échelle nationale, les auteurs proposent de forcer les entreprises concernées à payer un impôt à la source dans la mesure où des données sont récoltées à des fins de monétisation, « en tenant compte du pourcentage de la population ayant accès à Internet et du nombre d’heures passées en ligne. » De la même manière, les installations de centre de données devraient être drastiquement encadrées, au regard des ressources nécessaires à leur fonctionnement, et interdites à proximité des zones naturelles protégées.

Sur le versant du travail les auteurs proposent de rendre les entreprises technologiques comptables des conditions de travail des travailleurs du clic, et de rendre la négociation collective avec eux obligatoire, sous patronage de l’Organisation internationale du travail (OIT). Les traitements algorithmiques qui bafouent les droits des travailleurs seraient interdits, et il conviendrait d’évaluer régulièrement l’impact des technologies sur le travail.

Services bancaires

Enfin, les services financiers sont évoqués dans le même esprit, nécessitant la mise en place de banques publiques et de systèmes du paiement nationaux publics localisés dans des centres de données non marchands.Une autre proposition consiste à bâtir une alternative aux systèmes de transfert type SWIFT, « contrôlés et militarisés par quelques pays développés. »

*** 

Les propositions de Rikap, Durand, Paraná, Gerbaudo et Marx sont sans concession. La proposition est simple : construire un « Digital stack » véritablement public, international et écologique, reposant sur l’éducation des citoyens aux risques et effets des technologies numériques (plus encore dans leur version actuelle, sous contrôle des grandes entreprises technologiques). Ce faisant, mettre progressivement à distance ces entreprises au profit d’infrastructures standardisées au niveau de l’ONU et de règles fixées dans le cadre de l’OIT. Bien que générale, l’idée a l’avantage d’ouvrir la notion de souveraineté à des dimensions économiques, mais aussi politiques et écologiques. Le vocabulaire utilisé (contraindre et forcer) 

Le livre blanc reste cependant limité à une série de grands principes louables mais qui ne donnent pas plus d’éléments sur le coût et la durée du projet, ni sur les efforts politiques à entrevoir pour amorcer de telles négociations (à plus forte raison que les mots « contraindre » et « forcer » reviennent souvent, signalant l’absence d’espace pour tout compromis). Bref, la souveraineté numérique publique est démocratique est avant tout un projet politique et donc, un rapport de force.

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