Comment mesurer l’opinion, à l’heure où tout le monde ou presque peut s’exprimer sur les réseaux sociaux ? C’est la question qu’ouvre le sociologue Baptiste Kotras avec son ouvrage La voix du web, nouveaux régimes de l’opinion sur internet (La république des idées, 2018).
Venez discuter avec l’auteur ! L’association Le Mouton Numérique organise une rencontre avec Baptiste Kotras le 24 octobre à la librairie Le Monte-en-L’air, Paris 20e, métro Ménilmontant (ligne 02) ou Gambetta (ligne 03). Sur inscription et dans la limite des places disponibles. En attendant, je vous livre un (petit) aperçu de l’ouvrage.
NB: La rencontre avec Baptiste Kotras est disponible sur YouTube.
Se tenir au fait des « bruits qui courent » est un enjeu de taille pour tout pouvoir soucieux de sa réputation et des dangers qui couvent. Si ces dernières décennies nous ont habitués aux sondages dans la vie politique, on connaît leur principal biais : le sondeur impose toujours sa question. Depuis quinze ans, start-ups et agences accèdent à une nouvelle forme d’opinion : la parole en ligne. Instantanée, libre, authentique, celle-ci offrirait aux marques et partis politiques une nouvelle grille de lecture sur le monde, un accès direct à ce qui se dit et à ce qui se pense, puisé dans le brouhaha des internautes sur les réseaux sociaux, sans que ceux-ci ne se sachent écoutés.
La première partie de l’ouvrage est un petit condensé de l’histoire de la mesure de l’opinion. Les premiers dispositifs remontent au moins à l’année 1667, quand la lieutenance générale de police de Paris informe régulièrement le gouvernement des sautes d’humeur de la capitale. Les citadins sont espionnés par une multitude d’agents – les « mouches » – qui sillonnent marchés, rues et cafés afin de détecter les mouvements de contestation en germe. Au XIXe siècle, les préfets s’appuient sur les notables pour remonter les rumeurs colportées sur leurs territoires. La presse est également suivie de près, notamment ses éditorialistes les plus véhéments. Aux Etats-Unis, les votes de paille sont dès le XIXe siècle une première simulation électorale, qui voit les journalistes recueillir à la volée les intentions de vote de leurs concitoyens dans l’espace public. Enfin, le sondage naît dans les années trente et sanctifie l’opinion publique en tentant de reproduire la société en miniature grâce à l’essor des statistiques.
Mais que devient la mesure de l’opinion au contact des nouvelles formes de communication virtuelles ? Pour répondre à cette interrogation, Kotras a mené l’enquête chez NetBase, Linkfluence ou encore Brandwatch, des sociétés qui préfèrent aux antédiluviens sondages la spontanéité de l’expression en ligne. Linkfluence par exemple, adopte une « approche communautaire échantillonnée » : plutôt que d’essayer de restituer ce que « les Français » pensent d’une marque, la société sonde les opinions de communautés spécifiques pertinentes pour ses clients (comme les conducteurs de Mercedes, les fans de bricolage, etc.) : « les individus opinants ne sont plus définis par leurs propriétés sociales, mais pas leur activité en ligne » précise Kotras. Corollaire, l’avis des internautes influents est sur-pondéré par rapport à ceux dont la voix ne porte pas, en rupture avec l’égalité supposée des voix exprimées dans un sondage. Ce type de mesure peut réserver des surprises, c’est le cas quand une célèbre enseigne de deux roues réalise que sa marque est systématiquement associée au nom du terroriste Mohamed Merah, aperçu au moment des faits sur l’un de ses modèles. Quand bien même cette association malheureuse ne représente pas l’essentiel de ce qui se dit sur la marque en ligne, l’intensité du propos suggère une réaction immédiate. Ce que Kotras nous rappelle avec cet exemple, c’est que toutes les opinions ne se valent pas : les plus bruyantes comptent plus que les autres.
Depuis quelques années, ce modèle subit la concurrence du Social Media Analysis. Ces logiciels, directement utilisables par les clients des agences, permettent d’accéder à la parole des internautes non pas par les publics qui la produisent, mais directement par ses traces textuelles. Pour le dire simplement, on n’enquête plus sur des populations, mais sur des mots-clés : « il importe moins de savoir qui parle que de surveiller avec précision ce qui est dit ». Ce mode de mesure réactualise dans un contexte marchand les dispositifs de surveillance utilisés par la lieutenance de police de Paris au XVIIIe siècle avec les mouches : on cherche de nouveau à recenser le plus largement possible des propos tenus publiquement pour finalement renouer avec « une opinion sans public », surveillable à souhait depuis les cockpits des marques, désormais informées en temps réel ou presque ce qui se dit à propos de ses biens et services, ou tout simplement d’elles-mêmes.
Ainsi, « La voix du web » réhabilite des techniques d’écoute d’un autre temps et renvoie les sondages à ce qu’ils sont : un format parmi d’autres qui ne traite que partiellement son objet. L’opinion publique demeure in fine un objet en tensions, qu’aucun instrument de mesure ne peut prétendre capturer une fois pour toutes.
Ce qu’on brûle d’envie de demander à Baptiste Kotras, c’est en quoi ces nouveaux régimes de mesure de l’opinion transforment l’offre politique, la personnalisent ou la vident de sa substance. Après tout, la « voix » suggère une écoute, voire un choix (« voix » est aussi synonyme de vote) : peut-on alors parler d’une meilleure prise en compte de l’opinion ? A l’endroit des marques, il faudrait interroger l’impact de ces méthodes sur le marketing de l’offre et l’exploitation attentionnelle dont les consommateurs font l’objet : quels sont les effets sur la publicité automatisée ? Sur les produits et services délivrés par les entreprises ? Sur la façon de s’organiser en interne pour rendre effectifs ces mesures et leurs enseignements dans la chaîne de production ? Enfin, peut-on parler d’une nouvelle forme de surveillance, quand bien même l’anonymat de l’opinion est suggérée par certaines formes de collecte ? L’écoute active du consommateur annonce-t-elle une nouvelle ère où celui-ci « reprendrait le pouvoir », comme on l’explique souvent ? Ou bien serait-ce l’inverse ? Ces questions n’appellent évidemment pas de réponses binaires, mais de plus longues discussions.
Pour poursuivre la réflexion, rendez-vous le 24 octobre à la librairie Le Monte-en-L’air (inscriptions ici).