Comme expliqué ici (Controverse, la revue qui vous rend votre temps de cerveau disponible), Controverse est une initiative éditoriale gratuite, à la croisée des sciences humaines et de la politique. Les trois créateurs ont consacré un numéro entier au phénomène de la technique, Mais où va le web ? les a donc rencontrés. Interview.
Mais où va le web Controverse, qui êtes-vous, d’où venez-vous, où allez-vous ?
Controverse Controverse, c’est l’association de trois larrons en fin de carrière étudiante dans la communication et les médias – Florian, Maxime, Wilfried – pas très enclin à intégrer les agences de communication pour vendre des pots de yaourts.
Nous avons tous les trois fait nos armes à l’Université publique, travaillé dans le public comme dans le privé, touché un peu à tout, pour finalement garder les savoirs et savoir-faire les plus vertueux et nous délester des velléités publicitaires, bureaucratiques et managériales qui émanent des formations comme des entreprises. Bref, pour prendre ce monde à contre-pied, nous voulions faire un média à même de diffuser un autre imaginaire. Les compétences étaient déjà présentes en interne : bagage en sciences humaines, infographie et maquettage, développement web. Il aura fallu neuf mois de gestation pour trouver une ligne directrice, formaliser le contenu et esquisser une esthétique correcte. Pour financer l’utopie la première année, nous avons composé avec de l’intérim en usine, des inventaires, un job de pion, etc. Ces boulots changent mais notre motivation pour l’écriture demeure : nous ne sacrifions pas la qualité sur l’autel de la quantité et publions quand le numéro nous semble prêt.
Ce qu’on propose avec Controverse est l’inverse de l’expertise. C’est la démonstration que n’importe quel quidam – nous en l’occurrence – peut s’approprier des concepts et idées qui restent en général dans les cercles fermés des experts, pour ensuite les partager. Alors, bien sûr, nous sommes nés dans un climat familial relativement stable et avons été à l’école (ce deuxième point serait à débattre), mais nous restons convaincus qu’un peu de curiosité bien exploitée peut faire des miracles, peu importe d’où on vient. Ce que nous mettons dans Controverse, nous sommes allés le chercher nous-mêmes, en écumant des dizaines de bouquins, en visionnant des conférences, en assistant/participant à des débats. Ensuite il s’agit de croiser les propositions, de les assimiler, les reformuler et tenter de les vulgariser – un dernier point des plus ardus, nous partons souvent de loin.
A travers un long manifeste argumenté sur votre site Internet, vous tracez les grandes lignes critiques de nos sociétés modernes. Vous êtes clairement à contre-courant avec une forme de discours dominant. En ce sens, qu’est ce qui vous différencie des médias alternatifs traditionnels ?
Avec le journal Controverse, nous voulions nous positionner en amont du débat public en proposant des idées et références dont le lecteur pourrait se saisir pour alimenter ses réflexions personnelles. On propose des concepts clefs de contestation du discours mainstream (fabrication du consentement, captation de l’attention, système technicien, etc.), on essaye de raviver de thèses anciennes et de vieilles figures de la critique, à chaque fois en notant en bas de page l’origine du propos ou de la citation.
Après à chacun de mastiquer notre travail, de nous prendre à parti pour discuter d’un concept, d’aller approfondir tel ou tel auteur. A chaque retour du genre « ah je connaissais pas ce type c’est cool » ou encore « vous n’êtes pas allé un peu loin là ? », c’est déjà une petite victoire à notre humble échelle.
Dans la page ressources de votre site internet, vos références vont des classiques de la dissidence politique à la littérature de l’éveil des consciences, en passant par l’économie hétérodoxe. Que faut-il comprendre de ce medley ?
En effet, il y en a pour tous les goûts et ces références couvrent de nombreux domaines de pensée. Nous avons essayé de tailler au couteau cinq champs d’étude mais ils sont en réalité tous liés. L’analyse de notre monde réticularisé (mis en réseau) requiert nécessairement une pensée systémique, une conscience du simple principe de cause/conséquence, une mémoire des événements passés. Un mode de pensée totalement court-circuité par les discours politiques simplistes et péremptoires, les médias de masses drogués à l’instantanéité, les sondages à chaud entre autres exemples de barbaries institutionnalisées. L’incompétence voire la dangerosité de nos dirigeants tient à cette vision du monde totalement fragmentée.
Avec déjà trois numéros de publiés (sur l’information, la technique, la consommation) Controverse ratisse déjà large, quels autres sujets comptez-vous aborder dans les mois à venir ?
Le quatrième numéro de Controverse traitera du Travail. Pour anticiper une autre question, le thème était fixé avant la débandade El Khomri. Comme à notre habitude, nous ferons table rase de l’actualité pour ressusciter quelques défunts auteurs pertinents et présenter des concepts émergents autour du travail et de sa nécessaire reconsidération.
Le #01 (ou deuxième opus de Controverse) sur la technique déploie les grandes pensées sur le sujet (neutralité et caractère ambivalent de la technique) actualisées des mouvements technologiques actuels (Big Data, tracking, surveillance généralisée). Avez-vous le sentiment que maintenant plus que jamais, nos techniques risquent de nous enfermer dans des postures idéologiques ?
S’il faut retenir une chose sur les objets techniques qui nous entourent, c’est qu’ils ne sont pas arrivés ici par hasard. Ils sont le fruit d’un travail de conception d’une équipe de spécialistes qui, en œuvrant sur ce projet, y ont incorporé des valeurs, des représentations et des modalités d’utilisation. Du premier croquis à la chaîne de production, les objets techniques reflètent un projet de société.
L’observation est valable pour la plupart des produits et services que nous utilisons chaque jour, et l’influence qu’ils ont sur nous n’est pas toujours positive. Qu’ils soient conçus par des start-up ou par de grandes firmes, il semble que l’addictivité prévaut aujourd’hui sur l’utilité, pour devenir une valeur refuge. Les acteurs de la Silicon Valley érigent l’addiction en business model pour rendre les utilisateurs toujours plus accros aux applications de leur smart-phone. Le processus de réflexion qui entraîne un comportement s’inverse : un comportement répété, conditionné par le dispositif technique, modèle notre façon de penser. Consulter Facebook devient un automatisme, déléguer des tâches aux services de Google un mode de vie.
Vous avez fait le choix d’une diffusion papier pour votre revue, même si la version numérique est disponible. Pourquoi ce choix que les coûts semblent contre-indiquer ?
Nous avions en tête qu’un objet tangible, manipulable, permettrait de créer du lien et d’ouvrir la discussion sans avoir besoin de tendre son smartphone ou de se poser devant un ordinateur. Et honnêtement, dans une époque où nous sommes nombreux à passer du temps devant un écran, n’est-ce pas agréable de pouvoir décrocher pour lire son journal dans un fauteuil moelleux ou un hamac à l’ombre des arbres ?
Aujourd’hui, publier sous la forme papier est également une posture de résistance. Les neuroscientifiques et les linguistes ont démontré que la lecture à l’écran est fractionnée, superficielle et dispersée alors que celle sur papier est continue, profonde et attentive. Jusque là rien de sidérant mais la plasticité de notre cerveau est telle que si nous arrêtons de lire sur papier pour consulter uniquement des contenus en ligne, nous désapprenons la lecture profonde. Le processus est déjà bien enclenché et ne cesse de s’accélérer au rythme des sorties des nouvelles prothèses numériques. Au regard de notre approche, il est indispensable de capter l’attention du lecteur et de stimuler sa capacité à se focaliser sur le texte. Au-delà de présenter un objet chiadé qui se touche, se manipule, transite de main en main, nous proposons une réflexion profonde, un discours complexe, une pensée à contre-courant. Mettre le pied à l’étrier de la critique des néophytes est déjà une utopie plus ou moins “réaliste”. Espérer que Jean-Philippe Lambda lise sur son iPhone 6S un article de 12 000 signes – sur les répercussions dans nos assiettes des collusions entre l’industrie chimique et l’industrie agroalimentaire – alors qu’il est informé des dernières actualités Le Monde, bombardé de notifications Facebook et sollicité sur deux ou trois discussions Snapchat est douce illusion.
Justement, ces sujets techniques soulèvent beaucoup de fantasmes, de questions, de critiques. La technocritique fait un retour en force car la technique elle-même (notamment via le web) prend de plus en plus de place dans nos vies. Cependant, on en reste souvent à l’étalage des modèles alternatifs sans vraiment plus de propositions, irez-vous creuser au delà des « références classiques », par exemple en proposant des solutions concrètes, en parlant de ceux qui font bouger les choses au delà de la théorie ?
Trouver des alternatives concrètes ne se fera qu’en croisant les vieilles recettes aux initiatives nouvelles qui éclosent un peu partout. La réactualisation de l’agro-écologie, de l’artisanat et des modèles contributifs sont les témoins de ce croisement de l’ancien et du neuf. Il est vrai que dans Controverse, nous puisons parfois de précieuses références loin dans le temps mais nous ne faisons pas que de la brocante : nous nous efforçons d’observer chaque thèse par le prisme de notre époque, principalement marquée par la prégnance du numérique.
Quant aux solutions concrètes, nous ne sommes pas toujours force de proposition mais ça se soigne : nous essayons de nous améliorer pour ne pas nous cloisonner à la description critique. Entremêler le volet description et prescription n’est déjà pas une mince affaire en soi. Dans l’optique d’être pédagogue, de mettre à la portée des curieux des concepts complexes mais essentiels et de rendre accessible un propos homogène autour d’un objet traité, la tâche est encore plus ardue. L’approche didactique était le postulat de départ, il le reste, seulement il est possible qu’il se déroule en deux temps celui de la parution de Controverse en tant que canard critique qui met des mots sur des intuitions en exposant les dysfonctionnements de notre modèle de société et celui d’un projet qui sera dans le sillage de cette publication dont la forme reste à envisager.
Dans vos professions respectives, arrivez-vous à intégrer les dimensions politiques que vous déployez dans Controverse ? Le cas échéant, avez-vous des velléités d’indépendance complète ?
Le grand défi pour quiconque travaille au XXIe siècle, c’est de relier l’activité qui fait vivre et celle qui fait rêver. On l’a senti dès le début : bosser en intérim et lancer un journal critique et indépendant, c’est le grand écart idéologique. C’est terrible de passer sa vie à tenter de joindre les deux bouts !
Concernant le journal, il est complètement indépendant : nous avions pioché dans nos maigres pécules de l’époque une mise de départ, puis les donateurs spontanés et contributeurs sur Tipeee ont permis de continuer les publications. Cela ne couvre pas entièrement les frais d’impression et de distribution mais nous n’hésitons jamais à renflouer la tirelire avec nos deniers personnels pour continuer l’aventure. Nous serons peut-être un jour à l’équilibre qui sait ?
Concernant le financement de Controverse, vous proposez aujourd’hui un abonnement libre via Tipeee, ce modèle va-t-il évoluer ?
Disons que nous avons tenté de décorréler le prix de l’objet. Nous nous efforçons de proposer notre journal en libre service dans les librairies tout en instaurant une plateforme de financement participatif (tipeee.com/controverse) pour ceux qui peuvent/souhaitent nous soutenir. Ce système de soutien libre est loin d’être évident à notre époque d’intense marchandisation. Si ne serait-ce que 50% des personnes qui ont empoché un exemplaire avait mis 1€ sur Tipeee, l’association serait à l’équilibre. En attendant nous réalimentons le moteur avec nos deniers personnels quand la caisse est vide. Nous avions prévenu, nous sommes de piètres marketers.
Les modes de distribution sont aujourd’hui relativement limités, prévoyez-vous d’étendre votre réseau ? De quoi avez-vous besoin pour le faire ?
Malgré ce, nous avons attaché un intérêt à tirer numéro après numéro, plus d’exemplaires. De 1 000 pour le #00 nous sommes passés à 3 000 pour le #01 puis 5 000 pour le #02. De cette façon, nous élargissons notre périmètre de diffusion. Les apports de nos lecteurs sur Tipeee et les soutiens directs à l’association sont investis dans l’optique d’une diffusion toujours plus étendue. Hier Bordeaux, aujourd’hui le grand Ouest (Nantes, Tours, Limoges, Toulouse), demain la belle capitale Lutèce et après-demain la France qui sait. Nous avons aussi envoyé des colis de la revue à des associations comme Technologos et placés quelques exemplaires lors de festivals, sans compter quelques apparitions durant les Nuits Debouts. Un tirage plus important nous donne plus de latitude et de souplesse lorsqu’on nous demande des envois exceptionnels.
En d’autres termes, la distribution artisanale par courrier sur demande ou à l’aide de nos petites guiboles et notre grand toupet reste à l’ordre du jour. L’heure n’est pas à la bascule vers un mode de diffusion industriel. Nous nous orientons vers une parution semestrielle, de ce point de vue si nous pouvons maintenir un rythme de 5 000 exemplaires par numéro pour les deux ou trois prochains opus, on frise l’Eldorado. Nous ne voyons pas l’arrosage massif comme le Saint-Graal, la perspective est de construire un objet cohérent, robuste et original qui dissèque notre époque.