Alors que je m’apprête à rejoindre, dans les prochains jours, une Californie ravagée par les flammes, j’enchaîne les lectures. Entre les notes de voyage de Kipling, l’étude sur les Diggers d’Alice Gaillard et la célèbre monographie sur Stewart Brand de Fred Turner… Me voilà parée pour partir à l’assaut de San Francisco, ville par excellence de l’anti-conformisme, et berceau de la Silicon Valley.
Avant le départ, je vous propose un petit bilan de ces lectures, une mise en bouche contre-culturelle en somme : des pistes pour comprendre les liens étroits, et pourtant apparemment si peu intuitifs, qui existent entre le LSD et les débuts de l’internet, les communautés hippies et les startuppers d’aujourd’hui.
« San Francisco est une ville folle, habitée presque entièrement par des gens totalement fous. »
Une phrase qui aurait pu être prononcée en plein cœur des années 1960. Pourtant, nous sommes en 1889, sur les pas de Rudyard Kipling. Désemparé, admiratif – sans toutefois perdre une pointe de son cynisme si caractéristique – le jeune reporter britannique, âgé alors de seulement 23 ans, ne sait sur quel pied danser. San Francisco lui apparaît comme un tourbillon sans fin, porté par une multitude de vents contraires, irréels. Gentlemen poignardés en plein jour, falaises sauvages dénaturées par les hordes de panneaux publicitaires, crachoirs pour chapeaux haut-de-forme… Le profit excuse tout, là où l’esprit s’encanaille.
Trois quarts de siècle plus tard, le constat est encore valable. Tout comme Kipling à son époque, la jeunesse de San Francisco exprime son malaise. Derrière la critique de l’argent-roi, c’est une liberté qui est à reconquérir, la liberté d’être humain et d’être reconnu en tant que tel. Le vent de la contestation souffle, et San Francisco est la première à répondre à son appel. La parole et la sexualité s’émancipent au détriment de l’argent, ostensiblement laissé pour mort dans des cercueils de circonstance.
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Pourtant, force est de constater que l’envergure de ces mouvements est loin de freiner l’implantation de l’industrie technologique dans la région. Au contraire, il semblerait même qu’ils en soient un fertilisant naturel… Serait-ce dû à l’avènement d’une industrie alternative, volontairement exempte de tout profit ? À une foi aveugle dans les capacités des nouvelles technologies à libérer l’individu de tout carcan étatique et social ? La réalité, complexe comme toujours, recoupe un peu des deux. Explications.
San Francisco se lève
Les Black Panthers, les Beatniks, les Diggers, les Flower Power… tous ces mouvements naissent à San Francisco, à partir des années 1950. Si les revendications sont multiples et spécifiques à chaque groupe, tous s’accordent sur la nécessité d’une révolution contre-culturelle qui proposerait un nouveau contrat social dans lequel l’individu serait libre, non pas en théorie, mais en pratique. La seule juridisation des libertés ne suffit plus ; les droits individuels se doivent d’être concrets, d’une matérialité palpable et immédiatement perceptible par l’individu. D’où ce besoin d’une libération sexuelle radicale, premier jalon tangible de la réalisation de l’effondrement de toute structure disciplinaire.
L’individu doit, d’abord et avant tout, exister par et pour lui-même. L’État, l’entreprise, l’université, la famille… l’institution en général est contestée dans sa rigidité, et pour son incapacité à saisir et à prendre en compte la parole singulière de chacun de ses membres. Le discours du 2 décembre 1964 de Mario Savio, l’un des représentants des étudiants de Berkeley à l’initiative du Free Speech Movement, est à ce titre significatif :
« Nous sommes un genre de matières premières qui ne se destine pas à la fabrication d’un quelconque produit, qui n’est pas destiné à finir entre les mains d’un client de l’université… nous sommes des êtres humains. […] Arrive le jour où le calcul de la machine devient si odieux, vous donne tellement la nausée, que vous ne pouvez plus en être l’un des opérateurs. C’est alors que vous devez peser de tout votre corps sur ses engrenages, ses rouages, ses manettes et toute sa mécanique. Vous devez l’arrêter coûte que coûte. Et vous devez donner à entendre aux machinistes et aux propriétaires que leur machine ne sera remise en état que lorsque vous aurez retrouvé la liberté. »
Mais que viennent faire le calcul et la machine dans ce discours révolutionnaire ? Il faut bien comprendre que la critique des institutions se porte alors sur leur extrême rationalisation de l’information qui, de fait, déshumanise les individus en n’en retenant que certaines caractéristiques jugées pertinentes pour les différents processus de prise de décision. La « machine » désigne ainsi plus largement tout organisme soumis à ces logiques de rationalisation de l’information, induisant, dans la pratique, une fragmentation ciblée de l’individu.
Le démantèlement de ces carcans institutionnels devient une priorité dont l’urgence se fait sentir. Il convient d’exalter, par tous les moyens, l’expression individuelle, de la libérer du joug machiniste, de recouvrir sa singularité. Mais comment ? Comment échapper au social, à l’étatique, à l’institutionnel ? La contre-culture a besoin de techniques spécifiques, individuelles, pour permettre cet exploit.
Le LSD, une technologie comme une autre
De manière plus ou moins heureuse et fortuite, l’émergence de ces revendications est concomitante des expériences menées par la CIA au sein du projet MK-ULTRA visant à développer des techniques de manipulations mentales. Une partie de ce projet consiste à administrer diverses drogues psychédéliques à des sujets volontaires – et rémunérés – afin d’observer leurs comportements. La CIA mise sur les effets psychiques des psychotropes dans le but de briser la psyché d’espions et de les rendre plus « accommodants » durant les interrogatoires. Rappelons que nous sommes à la fin des années 1950, en pleine guerre froide. L’enjeu est donc de taille.
Parmi ces volontaires, on retrouve Ken Kesey, auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Voici un retour de son expérience :
« La plupart des premiers trips furent des épreuves physiquement bouleversantes qui nous faisaient ciller au plus profond de la carcasse fissurée de nos personnalités chimériques. Subitement, les gens se retrouvaient nus les uns devant les autres et s’épluchaient du regard ! […] Nus, impuissants et aussi sensibles qu’un serpent après la mue, mais bien plus humains que ce flamboyant chevalier cauchemardesque qui s’était tenu là avant, l’armure grinçante, dans un silence de parade. Nous étions vivants et la vie c’était nous. […] Nous avions été purifiés, libérés ! Nous ne revêtirions jamais plus nos vieilles armures. »
Si l’expérience apparaît comme un échec pour la CIA, elle est pour Ken Kesey quasi-mystique. Le LSD est cette « technologie de communication » ou « technologie de petite échelle », pour reprendre les deux formulations employées par Fred Turner dans Aux sources de l’utopie numérique, tant attendue par les acteurs de la contre-culture américaine. Car, si, jusque-là, en Occident, la technique est essentiellement comprise comme une réponse à une situation d’ordre
matériel – j’agis par la technique pour modifier un environnement extérieur à moi –, elle peut également investir le domaine de l’esprit – j’utilise la technique pour modifier mes capacités psychiques ou intellectuelles. C’est en ce sens que José Ortega y Gasset opposait déjà dans son cours « Qu’est-ce que la technique ? » de 1933 les « techniques matérielles » occidentales aux « techniques de l’âme » venues d’Orient.
C’est donc assez naturellement que le LSD devient l’arme de poing de prédilection de la révolution contre-culturelle. Il apparaît comme l’unique technologie capable de sortir l’esprit de ses carcans socio-institutionnels pour ne conserver que l’essence de ce que serait un individu pur, délivré de toute contrainte disciplinaire. Ainsi « libéré », l’individu semble pouvoir prétendre se réapproprier la définition de son identité, et s’ouvrir à ses pairs sans préjugés ni considérations hiérarchiques. Une communauté d’individus libres, car détachés de tout, voilà ce que promet la contre-culture américaine.
L’ordinateur pensé comme un outil d’émancipation
Quel rapport entre le LSD et l’avènement de l’ordinateur personnel (communément appelé « PC ») ? Un homme : Stewart Brand. C’est en tout cas la thèse développée par Fred Turner. Adepte du LSD et proche à la fois des communautés hippies et scientifiques de San Francisco, Steward Brand aurait réalisé l’impossible : créer un écosystème hybride où la micro-informatique entre en résonnance avec l’univers pastoral et communautaire hippie.
En effet, dès 1966, Stewart Brand rapproche la scène psychédélique des technophiles par l’organisation des Trips Festival (coproduits avec Ken Kesey, encore lui). Ces rendez-vous hebdomadaires, réunissant des milliers de personnes, proposent un « nouveau médium de communication et de divertissement » par le « Trip », performance électronique que le public est – officieusement – invité à expérimenter avec du LSD. Cette expérience unique contribue à donner la sensation aux participants d’être en communion les uns avec les autres pour ne former plus qu’un système techno-biologique qui transcende les limites tant physiques que psychiques de chacun.
Forts de l’exaltation suscitée par cette communion artificielle, nombre de ces initiés vont décider de se retirer de la société pour « retourner à la terre » et établir leurs propres communautés (ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’expérience de Henry David Thoreau, qui en 1845 quitte la ville pour « sucer toute la moelle de la vie » et s’installer seul dans une cabane, acte déjà éminemment politique à l’époque). Sensible à cette mutation du mouvement hippie qu’il a contribuée à engendrer, Stewart Brand a la brillante idée de créer le Whole Earth Catalog, un catalogue qui regrouperait en un seul endroit toutes les informations nécessaires au bon fonctionnement de ces communautés. On y retrouve aussi bien des produits tels que des vestes en peau de daim ou des scies à main circulaires, que des calculatrices de bureau ou des articles scientifiques présentant les thèses de Robert Wiener, mathématicien et père de la cybernétique, le tout agrémenté d’illustrations à tendance psychédélique.
L’hétérogénéité des articles proposés par le Whole Earth Catalog peut surprendre. Elle n’est pourtant pas dû au hasard, et c’est sûrement cela qui en fait son succès. Le Whole Earth Catalog a en effet, en très peu de temps, dépassé le seul cadre des communautés hippies pour se répandre dans l’ensemble de la société américaine, avec une diffusion de plus d’un million d’exemplaires. Respectant une certaine vision cybernétique qui induit une compréhension du monde en termes de circuits en boucle d’énergie et d’informations, reniant ainsi toute structure hiérarchique verticale ou flux d’autorités descendants, Stewart Brand réussit à la fois à faire passer une connaissance de la spiritualité et du mode de vie hippies dans les milieux scientifiques et, à l’inverse, à maintenir les nouveaux communalistes, pourtant reclus sur leur terre, au courant des dernières avancées techno-scientifiques. Autre spécificité notable du Whole Earth Catalog : chacun est libre de proposer sa contribution et de participer à son amélioration globale d’une parution sur l’autre.
De là naît une idée folle : et si le micro-ordinateur, en permettant notamment la mise en ligne du Whole Earth Catalog, était le « nouveau LSD », c’est-à-dire une technologie personnelle capable de créer une communion artificielle, désincarnée, pure, virtuelle, entre des membres de différentes communautés ? Ainsi conçu, l’ordinateur s’assimile à un outil de petite échelle par lequel l’individu pourra s’accomplir et s’émanciper, là encore par la technique, de toute entrave disciplinaire. Cela rompt radicalement avec l’utilisation de l’ordinateur pensée par l’Etat dans le domaine militaire, pour rejoindre l’idéologie proprement individualiste et libérale prônée par les communalistes. Il faut parvenir à l’épanouissement de sa conscience, à l’aide de technologies personnelles, pour transformer la communauté, puis le monde.
La revanche capitalistique de la Silicon Valley
Entre l’esprit du « do it yourself » et les premières communautés virtuelles qui reprennent le modèle collaboratif du Whole Earth Catalog, cette idée d’appropriation individuelle des nouvelles technologies se trouve au cœur de l’essor de l’industrie techno-scientifique de la Silicon Valley des années 1970. Mais que reste-t-il de la critique initiale de l’argent-roi et de la dépossession de soi par la recherche de la rationalisation et du profit ?
Il ne faut pas oublier que les premières communautés de hackers de Berkeley mettent un point d’honneur à ce que leurs programmes soient en open source. Comme le Whole Earth Catalog, les logiciels sont conçus comme des projets collaboratifs, ne pouvant faire l’objet d’un brevet. Le modèle de l’industrie micro-informatique est donc, à ses débuts, imperméable à cette notion de propriété et de profit en découlant. L’enjeu est de redonner du pouvoir aux individus qui arrivent nus sur le réseau et doivent se définir eux-mêmes par leurs actes au sein des différentes communautés virtuelles. L’ordinateur est ainsi perçu comme une augmentation de l’esprit. Finalement, tout se passerait comme si, avec l’ordinateur, vous n’êtes plus tout à fait vous-mêmes, mais plus créatifs, plus cultivés, plus performants…
Steve Jobs serait alors le premier issu de ce courant contre-culturel à rompre avec cette loi tacite, et à concevoir l’ordinateur comme une boîte noire que nul ne peut ouvrir. Le jeu est dès lors biaisé et la seule présence de l’individu ne suffit plus à « augmenter » l’ensemble du réseau, l’individu perdant, de fait, la possibilité de s’approprier entièrement l’outil et d’y collaborer. On pourrait également citer Google qui, parmi les premiers, prônait « un moteur de recherche est incompatible avec un modèle économique », avant de privilégier un modèle économique fondé sur la publicité quatre ans plus tard.
Je vais vite sur ces exemples, l’article est déjà long. Il me semble néanmoins intéressant de se demander si ces revirements stratégiques signent l’échec de l’esprit porté par ces différents mouvements contre-culturels américains, et si oui, pourquoi.
Comme nous l’avons vu, ces derniers se fondent sur une idéologie très particulière, et pourtant relativement répandue. Nés d’une méfiance envers les institutions, ils prennent le pari d’un renversement de la société qui proviendrait d’une somme de changements individuels. Conscients qu’il est délicat, voire impossible, d’extraire l’individu de son environnement social, ils font le choix ouvert d’un solutionnisme technologique : c’est par le LSD, et plus tard par l’ordinateur personnel, que l’individu parviendrait à retrouver son « moi » originel, dépourvu de tout social.
Dans le premier cas, cela implique une rupture quasi-totale avec la société, comme en témoignent les massifs « retours à la terre » des communautés hippies. Être politiquement en accord avec les effets psychiques du LSD, c’est refuser l’identité et les comportements que l’Etat et ses différentes institutions imposent à ses membres. (Là où la proposition du Whole Earth Catalog de Stewart Brand est intéressante, c’est qu’elle prévient les tendances autarciques, et parvient à créer un sentiment d’appartenance globale entre ces différentes communautés, hors de la société existant par l’Etat.) Mais ce repli bouscule-t-il fondamentalement le modèle établi ?
Dans le second, il est supposé que l’individu puisse définir sa propre identité à partir des actes qu’il aura sur le réseau. Cela implique que l’individu puisse faire abstraction de son environnement social une fois connecté à son ordinateur personnel. Si le doute est permis pour le LSD (même s’il suffit d’observer la répartition extrêmement genrée et traditionnelle des taches au sein de la plupart des communautés hippies pour penser que la seule prise de psychotropes n’éradique pas tout déterminisme social), cela semble totalement irréalisable pour un individu « sain »…
Est-ce à dire que toute tentative de renversement de la société par des changements d’ordre uniquement individuel serait vouée à l’échec ? Que le capitalisme s’accommoderait finalement très bien de ces communautés alternatives en les obligeant à se plier à ses principes le jour où elles décident de revenir de leur exil ? Je laisse ces questions ouvertes et, sur ce, m’en vais finir de boucler ma valise…
N.B. : L’usage de psychotropes est déconseillé par votre médecin traitant.
Yaël Benayoun, chercheure en philosophie, adepte de l’anti-conformisme et étoile montante du monde numérique qui p(a)nse ce qu’il fait, de préférence avant de le faire.
[…] voyaient comme des pionniers qui exploraient de nouveaux horizons, ce sont eux qui organisent avec Stewart Brand les premiers festivals hippies qui seront déterminants à […]
Le projet de l’open source est devenu celui de l’internet; et oui sortir de carcans sociaux est une réalité douloureuse, même si ces anciennes sociétés révolutionnaire deviennent à leur tour des dictatures… Je suis trop jeune pour avoir utilisé du LSD à des fins libératrices, mais j’ai fait des « bad trip » ça c’est sûr… Le dessin automatique m’a révélé que j’avais organisé autour de moi un univers gothique, pour faire rapide. Revenir à soi « dans » la société est un effort et demande du travail mais je pense que le projet original de l’internet fait au départ par des philanthropes est réel et avéré! Vous en avez de la chance de partir pour SF, je me demandais justement si cette ville était toujours aussi fascinante et créative… En tout cas un voyage à faire au moins une fois 🙂