Sortir du mythe du « Village global » et de l’information toute puissante

Internet et les réseaux sociaux devaient démocratiser le savoir et unifier le monde, mais tout ne s’est pas passé comme prévu, écrit Nicholas Carr dans un article sur Engelsbergideas. En effet, l’idée d’un grand « village global », pur esprit reliant les individus du monde entier, a du plomb dans l’aile… Et l’idée d’une société rendue harmonieuse et pacifique grâce à « l’information » a pris un coup de vieux. Mais les mythes sont tenaces. Il faut, de temps en temps, les ré-enterrer, c’est ce à quoi s’attelle Carr, en déconstruisant l’idée que plus d’information rime avec plus de progrès. 

Deux fausses hypothèses concernant l’information et la communication

« Village global ». L’expression est tirée de l’ouvrage The Medium is the Massage, de Marshall McLuhan, paru en 1967. Elle désigne les effets de la mondialisation, des médias et des technologies de l’information et de la communication. La thèse avance que le monde est devenu un seul et même village, une communauté où chacun vit dans un même temps, et dans un même espace. En un temps record, le numérique et les réseaux sociaux ont en effet enveloppé le monde. Ces technologies reposent sur deux hypothèses qui s’inscrivent dans l’idée qu’un tel village existe.

La première hypothèse est que l’information est l’équivalent de la connaissance. Avec plus d’information, nous deviendrions plus intelligents, mieux informés, plus conscients. La seconde hypothèse est que la communication permet de resserrer les communautés humaines, et par conséquent, de les aider à vivre en harmonie. Ces deux hypothèses, qui ont formé et forment encore le terreau idéologique de la Silicon Valley, sont non seulement idéalistes, mais ne résistent pas à l’épreuve des faits, explique Nicholas Carr. 

Information Connaissance

L’auteur rappelle que pour que l’information devienne connaissance, il lui faut passer d’une mémoire « court terme » à un mémoire « long terme ». Si l’on remet les choses dans l’ordre : une nouvelle information s’ajoute à une base de connaissance à travers un processus complexe, et c’est bien l’association et les connections entre l’ancien et le nouveau qui permet de donner de la profondeur à nos pensées. Or pour Carr, ce processus est aujourd’hui largement victime d’une détérioration de notre capacité d’attention et de concentration, qu’il impute notamment à l’usage des smartphones : « un smartphone est une machine à distraction. Le constant flux de messages, d’alertes et de notifications créée de la confusion. » Twitter, Facebook et Snapchat ont été conçus de manière à empêcher toute focalisation de l’esprit dans la durée. Il en résulte que « plus d’information peut conduire à moins de connaissance. »

Carr cite quelques recherches qui appuient cette thèse. D’abord, une étude de l’Université du Texas et de l’Université de Californie, menée en 2017 et où 500 personnes ont réalisé des tests d’intelligence, notamment concernant leur « capacité de travail mémorielle » (la capacité à se concentrer sur une tâche spécifique). Selon que le smartphone des participants se trouve dans leur poche, sur la table ou dans une autre pièce, les résultats varient. Plus le smartphone est loin, plus les résultats sont bons, et inversement. La proximité du téléphone créée une « pénalité cognitive », explique Carr qui cite une autre étude menée en 2014 par des psychologues de l’université du Southern Maine, qui a montré avec un échantillon de 47 personnes que la simple présence d’un smartphone, même éteint, détériorait les résultats à différents tests. Enfin, une dernière étude tend à montrer que lorsque des étudiants n’amènent pas leur téléphone en classe, leurs résultats s’améliorent… Carr n’hésite pas à opposer la lecture sur smartphone à « la page imprimée » qui est pour lui, un « bouclier contre la distraction ».

L’analyse de Carr peut sembler un peu grossière (on ne fait pas exactement la même chose avec un smartphone qu’avec une feuille blanche), mais elle rejoint, par endroits en tout cas, l’idée – plutôt convenue – selon laquelle beaucoup d’information ne veut pas dire beaucoup de connaissance. C’est, d’une manière un peu différente, ce que rappelait la sociologue Zeynep Tufecki pour qui le « trop plein d’information » peut vite devenir un frein à la décision, et de rappeler qu’il y a une différence majeure entre « avoir beaucoup de données » et « avoir une information ». Il est aussi bon de noter que chaque petit saut dans la connaissance (par exemple, en sciences) augmente le savoir un tout petit peu, mais accroît l’ignorance énormément en apportant surtout beaucoup d’interrogations nouvelles, d’incertitudes, de champs inconnus. Bref, dans l’absolu, l’information ne sert pas à grand-chose.

Communication Communauté

Depuis le télégraphe au XIXe siècle, ajoute Carr, une certaine doxa laisse entendre que l’avancée dans les technologies de la communication permet d’augmenter l’harmonie et l’entente entre les êtres humains. Mieux l’information circule, plus nous serions, à l’échelle planétaire, unis. En 1899, un éditorialiste du New York Times vantait les mérites des câbles télégraphies transatlantiques de la Western Union, écrivant même que « rien ne favorise plus la compréhension mutuelle et le sens de la communauté que ces moyens de communication bon marché, rapides et pratiques. » Dans un registre similaire, Guglielmo Marconi, à qui on attribue souvent l’invention de la radio, déclara en 1912 que son invention allait « rendre la guerre impossible, parce qu’elle rendra la guerre ridicule ». Enfin, rapporte l’auteur, en 1923, un ingénieur d’AT&T, JJ Carty, prédit de son côté que le téléphone allait « réunir les peuples de la terre dans une seule et même confrérie. »

Ce sont ces mêmes promesses qu’on tenté d’accomplir les réseaux sociaux, et notamment Facebook. Ceci est parfaitement lisible dans une lettre de Mark Zuckerberg à ses investisseurs, publiée en 2012 et où le jeune entrepreneur écrit que Facebook poursuit une « mission sociale ». Celle-ci vise à encourager l’expression et le dialogue parmi les masses : « le fait que les gens partagent plus créée une culture plus ouverte et améliore la compréhension mutuelle des vies et des perspectives des autres. » Si c’était vrai, ironise Nicholas Carr, alors nous devrions assister à une déferlante d’amour et de paix à l’échelle planétaire. Seulement, c’est faux : le fait que des milliards d’individus soient connectés sur les réseaux sociaux n’a évidemment pas aboli la haine, l’incompréhension et la violence. La recherche, explique Carr, tend plutôt à montrer l’inverse. La circulation complètement fluide de l’information cristallise aussi les différences culturelles, et cela ne produit pas que des effets positifs. Il cite à cet effet une étude publiée Journal of Personality and Social Psychology en 2007 par trois psychologues de Harvard, du MIT et de l’Université de Boston.

Ceux-ci avancent que plus nous avons d’information sur une personne, plus nous tendons à ne pas l’apprécier. En effet, nous – les êtres humains – aurions tendance à donner plus d’importance à ce qui nous différencie des autres qu’à ce qui nous fait leur ressembler. Et l’abondance d’information aurait pour effet de renforcer ce biais. Autrement dit, résume Carr : « en général, nous apprécions mieux les étrangers quand nous n’en savons pas trop sur eux ». D’autres études que cite Carr ont montré que la proximité permet de faire émerger des liens d’amitiés, mais renforce aussi les inimitiés dans une proportion plus grande. Cela pourrait s’expliquer par le fait que plus nous sommes proches des gens, plus nous devenons sensibles à leurs tics, à leurs mœurs éloignés des nôtres, et plus cela aurait le potentiel de nous rendre irritables. Ce phénomène est renforcé sur les réseaux sociaux où, plus qu’ailleurs, (et surtout plus que dans « le monde physique »), nous divulguons publiquement des informations sur nous-mêmes, des informations parfois intimes.

De nouveau, les analyses de Carr peuvent sembler généralisantes. Faut-il appliquer, de tous temps et dans tous les contextes, les découvertes faites dans un laboratoire dans des conditions spécifiques ? Nos usages des réseaux sociaux sont multiples et il y a fort à parier que la réalité soit plus nuancée. Cependant, le propos de l’auteur vient, dans les grandes lignes, rejoindre des critiques bien connues des vertus de la société de l’information, à commencer par celle de Philippe Breton dans son ouvrage L’utopie de la communication. L’émergence de l’homme sans intérieur (2004, La Découverte). Le sociologue y décrit bien l’utopie d’une société enfin devenue transparente grâce à la communication. L’origine de cette croyance étant étroitement liée à la naissance de la cybernétique, « science » multidisciplinaire mêlant notamment psychologie, sociologie, économie, automatique et électronique, qui vint en quelque sorte rattraper l’enfer nucléaire dont beaucoup de scientifiques sortirent traumatisés. En guise de rédemption, elle promet de réguler la société en se basant sur les concepts d’entropie, de rétroaction, et d’information.

La porte et la fenêtre, Cédric O et François Ruffin

Soyons honnêtes, les arguments de Nicholas Carr ne sont pas nouveaux. Comme on dit, ça va certes « mieux en le disant », mais il me semble que le combat aujourd’hui consiste moins à faire s’écrouler Facebook, dont les pieds et la réputation sont déjà bien fissurés, qu’à identifier les lieux et les moments où le Village global reprend ses droits sous des formes renouvelées. Car si le mythe d’une information toute-puissante est sorti par la porte, il revient par la fenêtre.

Une illustration récente de ce retour est à trouver dans un débat organisé par Brut entre l’actuel secrétaire d’Etat au numérique Cédric O, et François Ruffin, député France Insoumise. Les deux hommes échangent sur leurs visions respectives de la tech – on comprendra que l’un est plutôt « Startup-nation », l’autre plutôt « Amish ». Le passage qui m’intéresse intervient quand Ruffin exprime ses doutes sur la 5G, sur l’accélération constante qu’on impute aux technologies numérique, bref, sur l’innovation en général, ce qui suscite cette réponse de la part de Cédric O (19’30) :

« La problème que nous avons, en tant que société mondiale – vous le reconnaîtrez – il est mathématique. On est de plus en plus nombreux. Il y a un quart de la population mondiale qui vit avec moins de trois dollars par jour. Il y a les deux tiers de la population mondiale qui vit avec moins de dix dollars par jour. Vous et moi, on veut que ces gens-là rejoignent notre niveau de vie. On va continuer à être plus nombreux et à consommer plus. Et donc, on a un problème mathématique, qui est que, on a des ressources finies, et on est de plus en plus nombreux à devoir – même si les pays riches consomment autant – à devoir consommer plus. Notre problème est qu’il faut qu’on soit beaucoup plus efficaces, qu’on consomme mieux plutôt qu’on consomme plus, et pour résoudre cette équation, on est obligés d’innover beaucoup, beaucoup, beaucoup plus. On n’a pas d’autres solutions. Faute de quoi on aura un problème de tension sociale. Le numérique fait partie de la solution parce qu’il rend les systèmes beaucoup plus efficaces. » 

En guise d’illustration, Cédric O cite plusieurs services comme Waze, ou Google Maps, arguant du fait que ces systèmes, tout comme le GPS, permettent de gagner en efficacité afin de rouler moins. Sont également citées pêle-mêle « les questions énergétiques », la médecine, ou encore la visio-conférence (qui permet dans certaines circonstances de réduire les trajets en voiture). Il n’est bien sûr, pas exclu qu’ici ou là, « le numérique » permette de réaliser certains gains énergétiques, mais on sait qu’au global, son apport à la décarbonation de l’économie est au mieux incertain, au pire catastrophique. Je ne souhaite pas entrer ici dans les comptes d’apothicaires puisque ce n’est pas vraiment le sujet.

Et aussi parce que cet extrait (qui illustre bien l’ensemble de l’intervention de O) réunit la quasi-totalité des poncifs qui assurent au positivisme une inertie phénoménale. D’abord, la vieille idée d’un développement orienté, linéaire, avec à sa tête l’Occident, le reste du monde courant derrière, « en retard » à on ne sait quel rendez-vous. Puis cette antienne aux accents néocoloniaux : ce qui manque aux pays pauvres pour arrêter d’être pauvres, c’est « de l’innovation », et aussi une calculette, car la pauvreté n’est finalement qu’une « équation à résoudre ». Autant nous étions habitués au chantage à l’emploi (« François Ruffin, si nous n’avons pas de 5G, les usines fermeront »), autant il faut convenir qu’il est douloureux de devoir s’habituer au grand retour de la mission civilisatrice-par-mathématisation-du-monde (« si nous n’innovons pas, alors les pauvres resterons pauvres car les ressources sont limitées et qu’ils manquent de calculette »).

Dans ce système de pensée complètement absurde qui ne semble tenir que par les liens sacrés du « plus c’est gros plus ça passe », il n’est jamais question pour l’Occident de consommer moins, mais juste un peu mieux, (c’est-à-dire plus efficacement, grâce à l’information !), et toujours par le truchement d’une numérisation totale de l’appareil de production, seul avenir possible et imaginable car « on est obligés » et « on n’a pas d’autres solutions ». Pas non plus question de penser les relations nord-sud autrement que par le biais de transferts technologiques (« ces gens-là » – dont on ne sait ni précisément qui ils sont ni où ils habitent – ont besoin de la 5G, d’IA, bref, de « notre innovation », et ce indépendamment de leurs conditions de vie et de leurs besoins réels), pas question de parler des conditions de production desdites technologies, de leurs effets rebonds et du fait que leur croissance déjà planifiée est inséparable de la caniculisation du monde qui touchera – touche déjà – avant tout ces mêmes pays pauvres. La fameuse « société-mondiale-vous-en-conviendrez » de Cédric O n’est que l’extension du renoncement à toute réflexion d’ordre politique au profit d’un nouveau Village global qui ne recule devant aucun réductionnisme. Alors oui, il faut convenir que ce village n’est plus fait de liens béats sur Facebook – nous en sommes revenus – mais d’information circulant dans les milliards de capteurs d’un monde sous cloche numérique, réduit à sa caricature cybernétique. Une vision d’ingénieur qu’O assume d’ailleurs parfaitement dans un autre extrait (35’30) :

« Si on arrive à connecter un maximum d’objets, les potentiels bénéfices en terme de dépenses énergétiques sont monstrueux. C’est une théorie mathématique de la théorie de l’information : à partir du moment où vous avez plus d’information dans un système, vous pouvez être beaucoup plus efficace. »

Sauf à considérer que les transitions vers un monde qui suffoquera moins devraient tenir sur un gigantesque pari technologique – qu’aucune étude, répétons-le, aucune, ne vient soutenir – alors nous devrions nous inquiéter très fort qu’un responsable politique base son raisonnement sur une telle platitude. On le sait, l’histoire du numérique est l’histoire de ses effets rebonds et ceux-ci se prolongent, qu’on le veuille ou non, dans et par l’immense majorité des systèmes techniques prétendument mis en place pour rendre les choses « beaucoup plus efficaces ». On pourra toujours remplir à 100% les camions qui circulent à travers l’Europe, connecter tous les conteneurs de tous les ports du monde en 5, 6 ou 7G, on ne fera jamais qu’agir dans la marge de la vertigineuse croissance de ces flux. Les « potentiels bénéfices » de Cédric O justifient, consolident et accélèrent cette explosion par effet rebond, verrouillant d’autant plus le système économique et ses flux, empêchant par principe de les re-questionner structurellement et politiquement.

Bref, la sortie du Village global fut un faux départ, et la religion de l’information qui rend la société optimale a la vie dure.

Image en tête d’article : Marshall McLuhan, 1965 (CBC Still Photo Collection)

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
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