Stratégies pour faire plier Amazon

Le géant du e-commerce n’en finit pas de faire des émules. Amazon s’est rendu indispensable, aux Etats-Unis particulièrement, et fait face à un feu nourri de critiques tant sur le plan environnemental que social. Comment ceux qui y travaillent peuvent lui résister, et contribuer diminuer son emprise sur leur vie et celle des consommateurs ? C’est la question à laquelle s’essaie la chercheuse Natina Vgontzas (@nantarsya – NYU University et AI Now Institute) dans un papier déposé sur RSSN, où elle invite à invite à une stratégie de « décroissance » de l’entreprise.

Une autre vision d’Amazon

N’en déplaise à Cédric O, pour qui les critiques françaises à l’encontre d’Amazon s’apparentent à une forme de « psychose », la firme est bien scrutée de toutes parts. Aux Etats-Unis, un grand retour des lois antitrust pourrait bien s’annoncer et, parmi les travailleurs, la colère gronde. Si l’hégémonie d’Amazon est comparable à celle des industries automobiles dans les années 1950 (« ce qui est bon pour General motors est bon pour l’Amérique »), l’entreprise doit à présent répondre de ses actes, et ses actes sont ceux d’un système néolibéral en roue libre : faibles rémunérations, piteuses conditions de travail, surveillance des salariés, pollution. A cela, il faut ajouter les produits technologiques que la firme vend à l’armée, et qui suscitent également des critiques.

Cependant, si tout ceci est connu, les réponses légales restent insuffisantes, et les différents combats progressistes trop fractionnés, écrit Natina Vgontzas. Les efforts militants sont isolés : d’un côté les luttes pour diminuer les cadences au travail, de l’autre les alertes contre les usages militaires des technologies. Et l’ensemble de ces critiques est décorrélé des débats à propos des lois antitrust ou d’une éventuelle nationalisation de la firme. Or pour la chercheuse, c’est dans la jonction de ces différents sujets que réside une vision contre-hégémonique d’Amazon, qui signerait un regain de pouvoir des travailleurs, l’abolition de leur surveillance, voire une visée écologiste et même décroissantiste.

Pour se faire une idée des stratégies à mener, Vgontzas s’est immergée une année chez Amazon, comme travailleuse en entrepôt, an Allemagne et aux Etats-Unis. Elle a assisté et participé à des réunions de travailleurs, à des grèves, à des manifestations. A ces observations de terrain, elle adjoint une analyse du fonctionnement du capitalisme et des raisons pour lesquelles celui-ci contraint à l’innovation, ce qui n’est pas systématique dans d’autres systèmes économiques. Pour elle, les luttes populaires devraient viser la réduction du temps de travail, la fin de la surveillance et la décroissance des flux de production et de consommation : tout ce que justement, l’innovation ne pousse pas à faire.

Croissance d’un géant

Si la croissance d’Amazon a été fulgurante au cours de ces dernières années, elle n’a rien de fondamentalement hasardeuse. La firme, qui a construit son propre réseau de livraison en parallèle de celui des services postaux, a aussi largement automatisé et standardisé ses chaînes logistiques sur le très long terme. Pour Jeff Bezos, là est la clé du succès. Pour Natina Vgontzas, plusieurs autres facteurs expliquent cette croissance. Tout d’abord, en 2015, Amazon a surévalué ses actions et doublé ses effectifs en payant ses salariés notamment avec des parts de l’entreprise, en échange  de conditions de travail très stressantes, à la fois du côté de l’informatique (automatisation, algorithmique) que des entrepôts et des livraisons.

Entre 2015 et 2021, la firme a consolidé le contrôle de sa chaîne d’approvisionnement, en multipliant notamment le nombre d’entrepôts. Aux Etats-Unis, l’entreprise assure désormais 67% des livraisons. Avec ses 600 entrepôts et sa part de marché dominante, Amazon n’a pas été affectée par la récession liée au Covid-19, et poursuit son expansion. Avec sa connaissance fine des données de vente et son contrôle de plus en plus important sur le e-commerce, elle accroît sa rentabilité grâce à une boucle de contrôle des travailleurs et d’accélération des ventes qui renforce l’étendue de son « effet de réseau » (livraison en 2 jours en 2005, puis le jour même en 2016) : « plus les travailleurs facilitent les ventes, plus la compagnie peut étendre son réseau logistique et investir dans des technologies qui rendent sa force de travail logistique plus contrôlée et remplaçable. » Plus grave encore, comme le signale le doctorant Mostafa Henaway, qui s’est infiltré lui aussi dans des entrepôts Amazon au Canada (lire son témoignage), les technologies de surveillance utilisées par la firme, et notamment les caméras à reconnaissance d’images capable d’analyser leurs mouvements, tendent à se déployer dans d’autres entreprises en quête de performance : « Le modèle de travail d’Amazon pourrait bientôt être exporté dans tous les secteurs et sur tous les lieux de travail. »

Avec 200 millions d’abonnés à Prime de par le monde, la croissance et la part de marché d’Amazon monte, et le nombre d’items commandés par livraison monte aussi. Les marges de l’entreprise s’envolent et, comme le prévoit la Securities and Exchange Commission (le « gendarme de la bourse » aux Etats-Unis), elles continueront de s’envoler dans le futur.

Effets délétères de la croissance

L’impératif de croissance d’Amazon a rimé avec position dominante, mais aussi avec conflits populaires. Plus les délais de livraison se resserrent, et plus les quotas de productivité sont revus à la hausse, plus la firme fait face à des mouvements de grève. En Europe, ces mouvements ont débuté en 2013 pour l’Allemagne, en 2014 pour la France, en 2017 pour l’Italie, et en 2018 pour l’Espagne. Ils ont convergé vers la dénonciation du contrôle algorithmique et notamment du « rate » qui mesure le nombre d’unités déplacées ou empaquetées par heure, et qui suit les mouvements physiques entre les tâches  des travailleurs à la seconde près.

Aux Etats-Unis, les luttes ont lieu depuis presque une décennie, et sont régulières depuis 2015. Leurs revendications sont diverses. A Minneapolis par exemple, les travailleurs en entrepôt majoritairement musulmans ont demandé en 2017 du temps de pause supplémentaire pour la prière, pendant que ceux de Chicago, Sacramento et New-York se sont battus en 2019 pour un accès à de l’eau potable sur le lieu de travail et le paiement des temps de pause.

Alors que ces mouvements se multiplient, les contraintes qui pèsent sur les travailleurs n’ont cessé de s’alourdir. Non seulement Amazon a dispersé géographiquement les travailleurs, conformément aux stratégies déjà à l’œuvre dans d’autres secteurs comme l’automobile, mais elle les a progressivement empêché de créer des solidarités le long de la chaîne d’approvisionnement. Les travailleurs en entrepôts n’interagissent pas avec les livreurs, notamment dans les points nodaux de déchargement. Depuis 2014, Amazon rompu certains de ses contrats avec UPS, une société pourvue de syndicats, au profit de transporteurs plus modestes et moins susceptibles de s’organiser.

La firme a également mis en place un mécanisme dit de « Fulfilment Operating System » qui permet de poursuivre l’activité même lorsqu’un site est en grève. Un « petit bouton rouge » est alors activé par le management et permet de ne plus envoyer de commande à l’endroit déterminé, voire même à rediriger ces commandes vers un autre site (« gros bouton rouge »). Le but ultime du « Fulfilment Operating System », écrit Vgontzas, est de retirer l’humain de cette seconde étape… Quand les travailleurs allemands se sont mis en grève en 2013, ajoute-t-elle, 3 entrepôts sur 5 se sont arrêtés. Peu après, Amazon a ouvert plusieurs entrepôts en Pologne, destinés au marché allemand, à un coût du travail moins cher et dans des conditions moins avantageuses du point de vue du droit du travail. Amazon s’est aussi illustrée par ses efforts pour éviter la création d’un syndicat dans le Connecticut en 2014, puis en Alabama en 2021, des stratégies alignées avec la conception qu’a la firme des groupes de travailleurs, à qui elle interdit de se réunir plus de 15 minutes sur leur lieu de travail, quand elle ne les surveille pas directement pour prévenir les mouvements de syndicalisation. Une règle sur laquelle elle est récemment revenue dans un accord avec le National Labor Relations Board (accord qui stipule que la firme devra écrire à plus d’un million de ses employés pour les informer de leurs droits).

Une autre contrainte mise en oeuvre par la firme a consisté à découpler les tâches des travailleurs des process globaux dans les entrepôts, de façon à minimiser la capacité d’un individu à bloquer une livraison. Si par exemple, une commande n’est pas récupérée à temps, elle est reprise par un autre travailleur (dit « problem solver »), un process qui sera bientôt automatisé dans le cadre du de « Fulfilment Operating System ».

Enfin, Amazon automatise une part grandissante de ses entrepôts et de ses travailleurs (en les affublant d’armatures robotiques), ce qui a pour effet de rendre plus difficile la remise en cause des rythmes de travail. Natina Vgontzas témoigne : « quand je travaillais comme « picker » dans un centre de traitement robotisé aux Etats-Unis en 2018, les travailleurs étaient entraînés à récupérer des colis et à les scanner en 7 secondes, soit 400 colis par heure ». Par ailleurs, la chercheuse ajoute que la firme n’hésite pas à encourager des concurrences pernicieuses au sein de ses entrepôts, et à y installer des procédés de surveillance racialisés et genrés. Ainsi, de jeunes hommes plus rapides, et entretenant des bonnes relations avec les managers, sont positionnés aux « bons endroits » afin d’exercer une pression sur leurs pairs, notamment des femmes plus âgées, et des personnes noires.

Pour Natina Vgontzas, Amazon doit décroître. Et par décroissance, elle entend la fin de la surveillance qui érode l’autonomie des travailleurs, la fin de la redondance des réseaux qui leur interdisent d’amorcer des actions de grève ou les rende inopérantes, la fin de la collecte de données sans limite. Les stratégies à mettre en place, par les travailleurs eux-mêmes ou par les institutions (lois antitrust, nationalisations) devraient poursuivre ces objectifs avant toute chose.

Reconstruire le pouvoir des travailleurs

C’est en puisant dans tous ces constats – travailleurs dispersés, surveillés, affaiblis, victimes de racisme et de misogynie – que Natina Vgontzas propose un certain nombre de pistes à même de faire plier le géant du e-commerce. Tout d’abord, il faut selon elle construire une majorité. Et la majorité doit embrasser toutes les discriminations vécues par les travailleurs les plus discriminés comme les femmes et les personnes noires : « le combat contre le contrôle managérial genré et racialisé est une condition première pour transformer la culture d’entreprise sur le terrain ». La chercheuse rappelle à ce titre le combat des travailleurs somaliens dans les entrepôts de Shakopee (Minnesota). Majoritairement musulmans, un de leur premiers combats, mené avec le « Awood Center » (une organisation communautaire agissant dans l’intérêt des travailleurs est-africains au Minnesota) , a consisté à pouvoir défendre le fait de pratiquer le Ramadan, et donc de renégocier le rythme de travail.

Deuxièmement, il est essentiel de recréer suffisamment de solidarité tout au long de la chaîne logistique. Les travailleurs en entrepôts doivent se coordonner avec les autres, dans d’autres entrepôts, camions, dans les data-centers, par-delà les frontières et bien sûr, avec les employés de bureau et les cadres dans les sièges sociaux, dont certains sont engagés dans des groupes tels que « Amazon Employees for Climate Justice » (@AMZNforClimate) – groupe qui a par ailleurs déjà soutenu une grève de six heures en entrepôt pour réclamer de meilleures conditions de travail.

La redondance des entrepôts a rendu plus difficile le fait de construire une capacité de blocage importante, il est donc crucial que ces différentes personnes et métiers partagent l’information lorsque c’est nécessaire et identifient un maximum de points communs dans leurs combats, que ceux-ci concernent leurs communautés respectives, les conditions de travail ou des sujets plus globaux comme l’implication d’Amazon dans les problématiques climatiques. En Pologne par exemple, des syndicats ont approfondi les constats de l’inspection du travail à propos de la légalité des rythmes demandés au travailleur, et en Italie, d’autres se sont organisés pour mettre en place des conseils de sécurité et de santé. Des initiatives qui doivent être mises en perspective avec les quelques blocages populaires ayant permis ici et là de stopper la construction de nouveaux entrepôts, comme récemment dans le Gard.

Ce répertoire d’action n’est d’ailleurs pas neutre, puisqu’en arrêtant la construction d’entrepôts, ce sont aussi des emplois qui – potentiellement – disparaissent (bien que le calcul des pertes et gains reste sujet à caution). L’argument n’est cependant pas de nature à démonter l’argumentaire de Natina Vgontzas, pour qui tout le monde profiterait in fine d’un ralentissement des activités d’Amazon : « stratégiquement, un paradigme de décroissance réduirait la redondance en réseau qui a contribué à éroder le pouvoir des travailleurs, tout en augmentant la collecte de données et la surveillance qui réduit leur autonomie ». C’est pourquoi selon elle, les différentes classes de travailleurs chez Amazon ont tout intérêt à mettre en commun la source de leurs revendications qui est la nature même de la croissance de la firme, un croissance qui nuit à la fois à leur santé, à leurs communautés et à la planète. Comme en témoignait également Mostafa Henaway suite à son infiltration : « L’effet Amazon a transformé nos économies. Il exerce une influence sur les types d’emplois qui sont perdus ou créés. Et il a permis à Jeff Bezos d’amasser une richesse inimaginable, au détriment de l’état de santé de centaines de milliers de travailleurs dans ses entrepôts. » C’est bien là, pour Natina Vgontzas, qu’une politique antitrust prendrait tout son sens, en limitant cette croissance, voire en mettant Amazon directement sous supervision publique.

***

Vgontzas ne fait pas mystère de son point de fuite : un contrôle démocratique des systèmes technologiques, données, algorithmes par les travailleurs, et l’implication de la communauté dans le développement de ces systèmes au service de l’amélioration des infrastructures sociales et de soin. Si l’idée d’un contrôle public « efficace » d’un système aussi complexe qu’Amazon peut paraître lunaire, il ne faudrait pas complètement l’évacuer. Une telle initiative fait son chemin en Argentine, où le gouvernement a mis en place le service « Correo Compras » (achats par correspondance) pour lutter contre la position dominante du Amazon local (Mercado Libre). L’objectif de cette plateforme alternative est justement de mettre en relation producteurs et consommateurs, tout en créant des emplois de qualité. Chez Correo Compras, les transports ne sont pas sous-traités, les salaires sont décents. Si aucun angélisme n’est permis quant à la réaction d’Amazon – et du système économique dans son ensemble – cette initiative (et bien d’autres, comme FiqueNoLar au Brésil), ont le mérite d’exister, et signalent un intérêt croissant pour des stratégies de nationalisation des grandes firmes de livraison monopolistiques. Jusqu’aux Etats-Unis, cette idée fait son chemin, et certains n’hésitaient pas en 2020, à demander la nationalisation pure et simple d’Amazon, au nom des efforts consentis par les plus aisés au cours de différents périodes de l’histoire, et notamment de l’effort de guerre, et afin d’utiliser de son réseau logistique pour assurer la livraison de biens essentiels aux américains.

[Photo: UNI Global]

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
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