Dans un article sur Médium (Community Technology — Narrative Adventures and Adaptations), la canadienne Bianca Wylie (@biancawylie) revient sur les moyens utiles à la société civile pour interroger des choix technologiques d’envergure. L’activiste, qui a mené la résistance face au projet de smart-city dans le quartier de Quayside, à Toronto (projet qui prévoyait la refonte de toute une partie du littoral par Sidewalk, une filiale de Google), ne prétend pas réinventer la roue, mais rappeler quelques évidences toujours utiles.
Interroger collectivement un projet technique
Poser des questions : l’idée peut paraître assez triviale, mais n’en demeure pas moins d’une grande utilité. Quand un projet semble imposé, il convient de l’interroger sous tous les angles, de coucher sur papier l’ensemble des questions qui semblent légitimes. Bianca Wylie rappelle qu’aux débuts du projet de Sidewalk, un petit groupe d’individus a cherché à obtenir certaines réponses, des plus basiques aux plus techniques. Peu à peu, un espace de discussion s’est ouvert et chacun y est allé de ses propres questions. « Nous avons créé une action participative qui a permis à des gens d’apprendre en lisant les questions des autres, et avons réalisé que nous n’étions pas les seuls à nous les poser. Au final, nous avons compilé des centaines de questions dans un document partagé. »
A la faveur de quelques posts de blogs supplémentaires, le tout s’est retrouvé sur un document partagé (un Google Docs, comble de l’ironie). Une action à bas-coût qui a contribué à souder la communauté des citoyens, et à renforcer leur engagement. Bianca Wylie précise : « quand vous rencontrez des actions consistant à interroger des projets, pensez à ramener un maximum de gens et à encourager la participation ». Bien sûr, cette « étape » ne règle pas la question du manque de représentativité de certaines populations dans ce genre de mouvements. Cependant, cela reste une manière de faire remonter des problèmes qui dépassent les sphères militantes, les gens diplômés, les techniciens, etc. Dans le cas du collectif « Block Sidewalk » mené par Bianca Wylie, le document obtenu (lisible ici) est tout bonnement impressionnant. Il rassemble toute une série de questions à propos de la gouvernance des données, de l’inclusivité, ou encore de la soutenabilité du projet. On note même une question datant de juin 2019, à propos des effets des ondes électromagnétiques liées à la 5G…
Climat et pandémie : des leviers pour questionner les technologies
Un deuxième point soulevé par Bianca Wylie est que le contexte sanitaire, tout comme la « crise » climatique, sont autant d’occasions de faire passer en force des choix technologiques, que de les interroger avec une forte légitimité. Le projet de Sidewalk à Toronto était justement présenté comme une façon élégante, et technologique, de résoudre certaines questions écologiques. Ainsi, la filiale de Google promettait des voies adaptées aux véhicules autonomes, des bâtiments éco-conçus, etc. Ces différents projets allaient bien sûr de pair avec la mise en place de toute une infrastructure informatique reposant sur un certain nombre de capteurs, et la collecte massive de données – avec des modèles d’affaires peu transparents. L’un dans l’autre, les bénéfices nets en terme de rejet carbone sont difficiles à évaluer. Et rien aujourd’hui ne laisse penser que « cette écologie-là » présente plus d’intérêt qu’une gestion de la ville plus sobre, sans même parler des questions de confidentialité et de risques d’atteintes aux libertés publiques.
La crise sanitaire a été, et est encore une occasion de déployer des solutions technologiques sans que les effets n’en soient réellement évalués (en France, des drones de surveillance, ou encore des caméras calibrées pour évaluer les distances de sécurité, ou encore le port du masque). Pour Bianca Wylie, il convient là aussi de faire pression sur les entreprises et administrations pour que toute la transparence soit faite sur ces projets, et que les projets futurs déjà dans les cartons soient mis sur la place publique. Cela passe notamment par une veille appuyée sur ce qui existe déjà, et qui permet de demander des comptes.
Documenter les problèmes et les technologies
C’est là un autre conseil de Bianca Wylie, une fois de plus, lié à son expérience personnelle. Il faut documenter les technologies et les projets technologiques qui sont sous le coup de questionnements collectifs. Documenter ne veut pas dire qu’il faille nécessairement se lancer dans des considérations techniques. L’idée est bien de coucher sur papier l’évolution du projet, la manière dont les critiques sont reçues au fil du temps par les maîtres d’ouvrage ou les financeurs… Bianca Wylie s’est prêtée à cet exercice tout au long de son combat contre Sidewalk. Ses témoignages ont été très précieux pour les journalistes qui ont souhaité se pencher un peu plus en détail sur la situation. Elle y raconte les réunions qui se tiennent avec les tenants du projet, les modes de discussion, les limites des échanges… Il y a un an, j’avais moi-même attentivement lu un certain nombre de ses billets de blog pour synthétiser l’état de l’art du projet Quayside (le billet est ici).
L’activiste précise que ce travail de documentation ne doit pas être vécu comme un exercice littéraire : « vous n’avez pas besoin d’être un écrivain hors-pair pour écrire des choses utiles. Vous pouvez déjà faire beaucoup en racontant les détails, et en tentant de conserver un minimum de continuité dans vos écrits. Ne sous-estimez pas les humbles espaces que sont les blogs. » Ce travail de documentation peut également passer par une méthode de type veille, comme celle qui nous a animé au Mouton Numérique pendant la période du confinement. Avec quelques adhérents de l’association, et un cercle plus vaste de volontaires, nous avons documenté l’ensemble des technologies de surveillance déployées de par le monde à des fins de contrôle du confinement notamment. Ce document est toujours en accès libre (lien vers cryptpad) et a permis à l’association de produire des analyses plus fines et globalement, de faire entendre sa voix, à son niveau, dans l’espace médiatique.
Un autre levier : le monde académique
Une des clés du succès, quand vient l’heure des incursions citoyennes dans les choix technologiques, est la capacité des collectifs à faire le pont avec le monde de la recherche. L’idée est bien sûr d’alimenter le récit militant, de le nourrir d’autres exemples et références, mais également de co-produire des écrits. Pour Bianca Wylie, il ne faut pas hésiter une seule seconde à tisser ces liens. Les travaux de Shoshana Zuboff par exemple (sur le capitalisme de surveillance), ont nourri les réflexions autour de la contestation du projet de Sidewalk. En France, on retrouve souvent les travaux du sociologue Laurent Mucchielli cités pour contrer les arguments en faveur de la reconnaissance faciale. Et pour cause, le chercheur a montré l’inefficacité de certains dispositifs de vidéosurveillance, de telle sorte qu’il est possible d’opérer des analogies avec les technologies à venir, et de déconstruire les promesses en série des industriels, afin d’entrer dans le débat par la bonne porte, qui est avant tout idéologique (la lutte contre « l’insécurité », et son inscription à l’agenda politique depuis les années 1980). De façon générale, des chercheurs peuvent être mobilisés pour expliquer certains concepts, participer à des rencontres avec les sphères militantes, « débunker » certains arguments qui ne vont pas dans le sens d’une bonne appropriation des problématiques par le grand public, ou même éviter de relayer certaines « fake news ».
Le témoignage de Bianca Wylie n’a certes rien de très novateur. Il ne fait que reprendre dans les grandes lignes ce qui constitue quelques éléments constitutifs du « community organizing », et redire ce que savent déjà nombre d’associations engagées dans des luttes, ou pour la reconnaissance de certains droits. Cependant, ce témoignage est celui d’une personne qui a construit sa légitimité autour d’une contestation qui a porté ses fruits (le journal Le Monde lui a dédié un portrait), le projet de Sidewalk ayant finalement été abandonné (de nouvelles consultations sont en cours afin de d’en rouvrir un autre, le collectif Block Sidewalk appelle d’ailleurs à y participer).
Les moyens d’action ne s’arrêtent bien évidemment pas à ce que présente l’activiste. Entre les lettres-type à envoyer à ses élus – une pratique souvent employée par l’association de défense des libertés sur internet La Quadrature du Net, ou encore les lettres ouvertes, comme celle proposée, également par la Quadrature en 2019, pour interdire la reconnaissance faciale, ou bien les campagnes d’appels aux élus… les moyens à disposition sont nombreux. Ils coûtent bien sûr du temps et engagent les individus à titre personnel, et parfois physiquement, quand il s’agit d’occuper un espace pour se faire entendre.
Ce qu’il y a d’intéressant cependant, dans son message, est qu’elle appelle tout simplement à reconstituer les espaces d’expression inexistants, ou dépréciés, voire considérés comme illégitimes dans nos démocraties actuelles.
Faire remonter les question du bas, interroger des experts, demander des comptes, occuper l’espace, médiatiquement ou physiquement lorsque c’est nécessaire, est conforme à l’idée qu’on devrait se faire d’une démocratie vivante. Ces modes d’expression sont loin, très loin, des chartes et autres grilles éthiques iniques, souvent produites et défendues depuis les endroits où les projets sont pensés, financés et menés, sans que les principaux intéressés ne soient directement conviés à s’exprimer. Bianca Wylie ne propose pas une liste de cases à cocher, mais un processus qui implique les citoyens, dans la limite de leurs moyens disponibles. Bien sûr, de tels espaces existent aussi sur le versant institutionnel (la Convention Citoyenne pour le climat est un), mais leur légitimité est loin d’être gagnée. Par ailleurs, la façon dont ces espaces sont architecturés et organisés dépend in fine du pouvoir en place, et peut être construit de façon à répondre à certains de ses intérêts. Ainsi, on peut toujours reprocher aux citoyens tirés au sort lors de la Convention Citoyenne de n’avoir point abordé la question du nucléaire, ou d’être allé trop vite en besogne sur les questions numériques. Mais si l’on n’interroge pas les raisons pour lesquelles ces choix ont été faits, alors il devient tentant de rejeter par principe ces formats, au risque de réduire à néant une évolution importante de nos systèmes démocratiques – et cette capacité des citoyens à faire démocratie en dehors des seuls moments électoraux.
Pour que les futures consultations menées par les institutions soient effectives, elles doivent être accompagnées de mouvements émanant du bas, et alimentées des conseils de Bianca Wylie.
Image : Bianca Wylie on the power of the collective (conférence REsite)
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.
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La concertation citoyenne directement administrée sur le terrain, peut tout à fait être complétée par une concertation en ligne. En effet, ces deux modes de consultations ne permettent pas de toucher les mêmes publics par exemple (actifs, familles…etc.) Il existe de nombreux outils numériques qui permettent de faire participer les citoyens. En voici un exemple : https://www.consultvox.co/plateforme-participation-citoyenne/