Targo, une plongée dans le journalisme 360°

Chloé et Victor n’ont pas trente ans. Tous justes diplômés de Science Po, ils ont raflé le prix des Alumni avec TARGO. Leur innovation ? Un journalisme « augmenté » par les nouvelles technologies : vidéo 360° et réalité virtuelle. Leur crédo : l’immersion comme mode d’information. Leur ambition : renforcer l’empathie, donner à voir le réel dans toutes ses dimensions. TARGO, c’est en référence au syndrome de Targowla aussi appelé « hypermnésie », cette capacité à se rappeler de tout dans les moindres détails. Pour le meilleur ?

Total Recall

« Ce qui nous fascine avec la 360° et la réalité virtuelle, c’est cette capacité à tout se remémorer ». Victor Agulhon (@victoragulhon) est un passionné de nouvelles technologies, après un passage par le Numa (un accélérateur de start-up parisien) il décide de monter son projet, un hybride entre média et agence, boosté par la vidéo. Chloé Rochereuil (@RochereuilChlo), c’est la rédac’ chef. Co-fondatrice et reporter chez TARGO, elle chapeaute deux autres journalistes sur le terrain. La ligne éditoriale, c’est elle.

La vidéo 360°, c’est cette « nouvelle » façon de filmer qui se base sur le principe de la photo panoramique… en vidéo. Résultat, l’utilisateur est immergé dans une bulle virtuelle dont il est le point central. Avec son smartphone ou grâce à un casque de réalité virtuelle (Cardboard, Vive, Oculus…) il peut naviguer dans des éléments du décor, saisir les détails secondaires, appréhender l’environnement sous tous ses angles. Pour le journalisme, c’est une petite révolution.

Quand une technologie nouvelle débarque, elle suscite toujours quelques bouleversements. Ce que la 360° apporte à la pratique journalistique, Chloé le résume en trois points :

« D’abord il y a l’empathie, lors de notre reportage à Grande-Synthe avec les réfugiés kurdes-irakiens la vidéo permettait de vivre le moment en détails, voir le sol, comprendre le contexte sans tomber dans le sensationnalisme. Puis l’immersion, par exemple dans un sujet où il y a beaucoup de chose, comme la fois où nous avons filmé un lâcher de pigeons. Enfin, la subjectivité, très utile pour la communication politique : on a filmé le premier grand meeting de Macron à Porte de Versailles, le hors-champ est hyper intéressant, on va au-delà du cadre fixe avec l’interviewer, on voit Brigitte et les gardes du corps qui s’impatientent, on voit les perchistes, la maquilleuse. Tout ça donne beaucoup plus de sens à ce qu’est être candidat cinq minutes avant un meeting. »

Dès lors, TARGO peut révéler ce que l’image ne dit pas toujours. Par exemple cette mise en scène du Président Macron devant le mémorial de la Shoah. Happé par l’instant, seul. Derrière lui, l’envers du décor, des centaines de journalistes retenus par son staff.

« La vidéo 360° est un format de consommation de l’information assez lent »

Ces dernières années, la presse a connu quelques déconvenues. Le papier a souffert du web, le web a fait de chacun d’entre nous des médias en puissance. Les « Fake news » (littéralement, fausses informations) ont paraît-il, contribué à faire élire Donald Trump selon des logiques qui tiennent de tout sauf du journalisme. A l’aune de ces défis, la profession réaffirme ses principes et sa déontologie : vérification des sources, respect de la « vérité », etc. Chez TARGO, ce contexte produit un cocktail atypique :

« La 360° va très loin car elle donne très peu de place à la subjectivité du journaliste, d’ailleurs il n’apparaît pas à l’image, tout simplement parce que la technologie ne le permet pas [la caméra est posée seule au milieu du champ]. Le spectateur regarde où il veut, il a une liberté et un esprit critique plus facilement utilisables que si on cadrait l’image de façon arbitraire. Nous avons fait un reportage sur un vétéran américain qui revient en Normandie, il n’a personne à convaincre. La 360° nous contraint à le laisser se livrer seul, ça donne quelque chose d’original éditorialement. »

Pour autant, comment ne pas y voir un tout petit côté glauque ? Faudrait-il pour s’émouvoir, vivre – virtuellement – la vie et le sort de ceux qui souffrent ? A l’extrême, faudrait-il vivre Dachau pour ne pas être négationniste ? Partager une journée d’un migrant pour être sensible à sa cause ? Une minute sous un pont virtuel, est-ce une nuit dans le froid, une vie dehors ? Chloé et Victor ne s’y trompent pas. Pour eux, ce média ne doit pas exclure les autres : les causes des problèmes sont à chercher partout et la 360° peut y contribuer. On se souvient par exemple de ce reportage réalisé par Smartnews et Okio Studio dans la ville de Jisr Al-Choughour en Syrie, la journaliste au Monde avait ces quelques mots :

« Tout en écoutant son récit, on promène son regard sur les immeubles environnants. Un enfant descend le long du chemin. Il s’arrête, nous fixe. L’impression d’être là, face à lui, est réelle. On se prend alors à imaginer toutes les potentialités de cette technologie pour donner à voir et à ressentir le conflit syrien. »

Avec cette réalité virtuelle-là, nous sommes loin des fantasmes dystopiques qu’on prête parfois à la technologie. Victor prévient d’ailleurs « la vidéo 360° est un format de consommation de l’information assez lent, on a besoin de laisser le temps de comprendre, on ne peut pas mettre des choses qui vont trop vite, il faut laisser des temps de respiration. » Pour autant, il ne fait aucun doute que tout et n’importe quoi en sera fait, lentement et vite. Entre les lignes, TARGO nous dit surtout que la qualité du journaliste et sa ligne éditoriale font l’information, au-delà de la technologie. Rien de très nouveau ici.

Quant à savoir si l’empathie augmente le journalisme, la question reste entière. Pour certains, l’empathie serait le mal du siècle, une réminiscence culturelle qui pousserait les occidentaux à préférer l’émotion à la raison. Le risque, c’est celui de s’anesthésier en prêtant béatement à la technologie le pouvoir de nous rendre meilleurs. Un altruisme 2.0 qui pourrait tout aussi bien être mis au service de causes peu reluisantes.

Libre dans une bulle ?

La grande force de la vidéo 360° serait la liberté rendue à l’utilisateur. Sur quels principes repose-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle scénarisée ? Pour y répondre, il faut saisir le fonctionnement même de cette technologie : « Un des grands défis de la 360° est de guider le regard. C’est paradoxal, on laisse le choix de regarder où on veut, mais l’utilisateur ne souhaite pas regarder où il veut. Il y a tout un travail de story-telling et de montage pour guider le regard. »

Comme l’explique la créatrice Jessica Brillhart, réaliser un film en réalité virtuelle requiert un certain savoir-faire technique. Les plans successifs sont en fait des sphères concentriques, tout le défi est de travailler son scénario pour guider le regard d’un plan à un autre à partir d’un point fixe qui centralise l’action (une personne qui parle, une scène, etc.). En anticipant les déplacements du regard depuis ce « point zéro »,  il faut construire une narration qui permet de passer d’un plan à un autre : « il y a un chemin à construire », m’explique Chloé.

C’est donc en restreignant le champ des possibles qu’on construit l’image et qu’on lui donne une cohérence. Comme dans la vraie vie, le hors champs ajoute du contexte, ce qui peut être très utile dans certains cas et pas dans d’autres. Au salon de l’agriculture par exemple, TARGO n’a pas vraiment vu sa valeur ajoutée « tu ne comprends pas mieux le salon quand tu regardes autour ». Dans une cuisine en revanche, c’est une autre affaire : le matériel, les aliments, les mouvements, les interactions entre les cuisiniers ajoutent énormément d’information. Chloé témoigne : « J’ai interviewé un bailleur dans son bureau. La 360° permet de donner de la place aux détails : le boîtier Rolex, le Figaro, les cigares. Tous ces objets donnent des informations au spectateur sur le profil du personnage, sur qui il est. Ce sont ces petits détails porteurs de sens qu’on ne verrait pas avec un cadrage 2D classique. »

« La vidéo n’a pas tué la photo, la photo n’a pas tué le texte »

TARGO, c’est la permanence de l’information non pas dans la durée, mais dans sa dimension spatiale. Après la conquête du temps par les chaînes d’info en continu, l’espace donc. Avec tout un potentiel pour conserver le réel dans des détails proustiens. L’avantage : la porte ouverte à toute une sémiologie qui reste d’habitude sous le contrôle des ceux qui se mettent en scène (le récent portrait présidentiel en est une bonne illustration). Aucun doute pourtant sur le fait que les personnages politiques sauront, eux, s’adapter à cette nouvelle donne (en ne laissant pas par exemple, un exemplaire du Figaro sur la table).

Quant à savoir si les frontières du journalisme sont réellement dépassées, autant demander la différence entre un bon et un mauvais journaliste. Il y a des choses qui ne changent pas. Chloé elle, se veut rassurante « Il faut arrêter de penser que dès que quelque chose de nouveau arrive dans le journalisme, ça va remplacer totalement l’ancien monde : la vidéo n’a pas tué la photo, la photo n’a pas tué le texte. » Le journalisme va-t-il mieux pour autant ?

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Marcel Dehem
7 années il y a

Réflexion intéressante. Je ne sais pas pourquoi, tout en lisant l’article, le mot  » ubiquité  » m’a traversé l’esprit. Cette faculté réservée à dieu avant la télé et l’internet. Et je me suis dit qu’il faudrait aussi que je relise Ubik, le roman de Philip K.Dick…