Technopolice : contre la surveillance

Pas évident de s’extraire du moment politique états-unien, mais il faut bien car rien ne devrait nous empêcher de dire du bien des bons livres. J’ai lu avec beaucoup de plaisir et d’attention le dernier ouvrage de Félix Tréguer, « Technopolice », aux éditions Divergences (on aime leurs jolies couvertures), sous-titré « La surveillance policière à l’ère de l’intelligence artificielle ». 

Chercheur et membre actif de l’association de défense des droits et des libertés sur internet La quadrature du net, Félix est une figure connue et reconnue de ce nécessaire combat contre l’hydre de la raison d’État technologisée. Son livre n’est pas un brûlot, plutôt une rétrospective informée et personnelle de ces quelques dernières années. L’objectif annoncé est d’étudier les « causes de la technologisation de la police » (p. 19) et l’essor du « solutionnisme techno-sécuritaire ». Tréguer produit un salutaire effort d’historicisation (synthétique) de la surveillance, depuis l’invention des statistiques à l’urbanisme, s’appuyant sur son précédent ouvrage (L’utopie déchue, Une contre-histoire d’Internet – XVe-XXIe siècle).

L’ambiance du récit est toutefois très contemporaine, remontant principalement à 2018, alors que les débats autour de la reconnaissance faciale occupent une partie de l’espace militant. De Marseille à Dijon, des projets de vidéosurveillance diverses sont déployés, souvent soutenus de fonds publics puisés dans l’aide européenne FEDER (Fonds européen de développement régional), sans aucune logique sociale apparente. Dans ce contexte, Tréguer et ses camarades de la Quadrature du net sillonnent les salons, répondent aux lobbyistes et courtiers de la surveillance, leur rappelant que « si nos grands-mères et nos grands-pères avaient dû vivre au début des années 1940 dans un monde saturé de technologies qu’ils fabriquent et promeuvent, sans doute n’auraient-ils pas survécu plus de trois semaines en clandestinité » (p. 60) 

Aussi, ne pas chercher dans « Technopolice » une quelconque critique « constructive ». Car si « le simple fait de se savoir surveillé transforme les comportements » (p. 69), alors pour l’auteur, la seule perspective crédible face à cette surveillance est le refus pur et simple. 

Un refus motivé par un autre aspect très riche du livre de Tréguer, qui raconte sa visite à Denver, auprès d’un ami américain devenu flic, qu’il suit en patrouille, et dont il ausculte le rapport à la technologie, dans un pays où le rôle dévolu à la police s’est mis à ressembler à une guerre contre les pauvres. Là, les paradoxes sont nombreux : l’accès aux divers fichiers de surveillance procure un sentiment de puissance, c’est même « une rémunération symbolique accordée au policier, la marque d’un privilège. » (p. 112), au même moment où les policiers sont eux-mêmes devenus les objets de la surveillance… Ainsi certains logiciels de police « prédictive » n’ont pas franchement d’autres objectifs que de renforcer un phénomène de bureaucratisation qui permet aux managers de gérer les effectifs – à tel point qu’en France comme aux États-Unis, ce « tracking » fait l’objet de critiques voire de sabotages de GPS dans les véhicules.

Tout comme dans les années 1960, où l’on pouvait entendre que l’automobile, couplée à la radio, allait conduire à l’éradication totale de la délinquance en gagnant en rapidité et en fluidifiant les processus de contrôle (il n’en fut évidemment rien), la vidéosurveillance ne produit pas plus d’effets positifs, mais « participe d’une transformation de la relation à l’espace ou d’une déshumanisation des liens entre police et population » (p. 119). Le « solutionnisme techno-sécuritaire » est une arme pointée sur les citoyens, mais aussi sur les fonctionnaires qui devraient pourtant en bénéficier, dégradant leurs conditions de travail.

Une lecture riche donc, au ton très personnel (écrit à la première personne du singulier, un registre parfaitement justifié et explicité dans l’ouvrage), qui me rappelle un autre ouvrage récent, « Premières secousses », des Soulèvements de la Terre (La Fabrique, 2024), un récit qui mêle aussi une argumentation fouillée au retour d’expérience militant, offrant un guide pratique à tous ceux qui voudraient se lancer dans des combats pour l’écologie ou la liberté.

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