« La technologie est-elle un problème pour la démocratie, ou la démocratie un problème pour la technologie ? », demande-t-on sur le blog LibrarianShipwreck, dans un article intitulé « Techniques autoritaires et techniques démocratiques, révisité », en référence à un texte du même nom, publié en 1965 par l’historien Lewis Mumford. A l’heure où un Président américain peut se faire sortir des réseaux sociaux parce que ceux-ci en ont décidé ainsi, la question prend une nouvelle tournure.
Habituellement, les questions liant technologie et démocratie restent relativement cantonnées à la sphère académique. Les événements du Capitole leur ont cependant redonné une certaine vigueur et, même si l’on peut déplorer qu’il faille attendre une crise pour aborder le sujet, on peut également se féliciter de leur mise à l’agenda médiatique, et politique. Cette (nouvelle) secousse un peu tardive dans le monde des réseaux sociaux intervient cependant dans un cadre conceptuel encore partiellement tributaire de poncifs. Pour l’auteur du texte, (@rowmyboat), la critique des réseaux sociaux cible encore trop les dirigeants des grandes plateformes, alors qu’elle devrait être dirigée vers les technologies elles-mêmes. En témoigne la propension des différents commentateurs des récents événements à affirmer que si les réseaux sociaux sont imparfaits, ils restent tout de même améliorables, citons l’auteur : « on rêve encore des moyens grâce auxquels Google et Facebook, les smartphones, et l’internet des objets pourraient être réformés, sans considérer que dans certains cas ces choses devraient plutôt être démantelées. » Avec le Capitole, de nouvelles critiques des réseaux sociaux vont fleurir. C’est sans doute positif, mais seront-elles de nature à réellement interroger la technologie en tant que choix démocratique, et en tant qu’elle remodèle la démocratie ?
Poursuivant son raisonnement, l’auteur mentionne donc le texte de 1965 de Lewis Mumford « Techniques autoritaires et techniques démocratiques ». Dans celui-ci, l’historien avance qu’il existe des technologies de deux types. Les plus anciennes, dites démocratiques sont relativement simples, contrôlées localement, et reposent sur la force de l’homme ou de l’animal. Ces technologies sont adaptées aux conditions dans lesquelles elles sont déployées. Citons Mumford : « Même pour des peuples contraints à rendre hommage aux régimes autoritaires les plus agressifs, dans les ateliers et les cours de ferme, on pouvait encore jouir d’un certain degré d’autonomie, de discernement et de créativité. La massue royale, le fouet du meneur d’esclaves, les ordres bureaucratiques n’ont laissé aucune trace sur les textiles de Damas ou la poterie de l’Athènes du cinquième siècle. » Le second type de technologies, dites autoritaires, sont plus complexes, centralisées, et demandent pour fonctionner la mise en place d’une petite communauté de techniciens et de bureaucrates qui jouissent d’un pouvoir important. Elles sont peu adaptées aux conditions préexistantes, au contraire même, « elles altèrent ces conditions pour les rendre adaptables aux machines ».
Les deux types de techniques coexistent, mais les technologies autoritaires prennent progressivement le dessus, et amassent plus de pouvoir dans les mains d’une petite partie de la société. Mumford cite à titre d’exemple le nucléaire, les ordinateurs, les lanceurs spatiaux. Il explique par ailleurs que, plus que de pointer du doigt l’élite qui conçoit et organise ces macro-systèmes, il convient de comprendre que le pouvoir qu’elle détient est à l’intérieur même du système. Les membres de l’élite technique et dirigeante sont, eux aussi « piégés par la perfection même de l’organisation qu’ils ont inventée. »
Mumford convient certes du fait que si ces techniques dominent, c’est parce qu’elles rendent des services et reposent sur un marché passé avec la société, qu’il nomme « contrat social démocratico-autoritaire ». Celui-ci est censé garantir que chacun obtiendra une part du gâteau, en échange de l’adhésion à un système qui exclut tout autre choix possible. Cette part de gâteau, ce sont des « avantages matériels, stimulants intellectuels et émotionnels », nous dit Mumford, nous parlerions aujourd’hui de divertissement, pour ce qui concerne les réseaux sociaux. Enfin, l’historien précise qu’il ne nie pas que les techniques autoritaires sont par de multiples aspects admirables, mais il reste selon lui nécessaire de « faire le compte des coûts et des inconvénients humains, pour ne rien dire des dangers, auxquels nous expose notre adhésion inconditionnelle au système lui-même ».
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Les réseaux sociaux n’ont pas développé une conscience le 6 janvier 2020. Ce ne sont pas des plateformes pourvoyeuses de démocratie, ni des plateformes gérées démocratiquement. Ce sont des systèmes techniques auxquels on se soumet en signant des conditions d’utilisation, et en acceptant de devenir les sujets d’une surveillance constante.
De longue date, ces plateformes ont su que de nombreux utilisateurs outrepassaient leurs règles, grâce aux travaux de chercheurs et aux alertes de la société civile. A de nombreuses reprises devant ces alertes, elles ont réagi mollement. Or nous savons que Facebook et Twitter ont une responsabilité dans la coordination de l’attaque du Capitole. La difficulté à présent pour ces entreprises est d’expliquer pourquoi elles ont laissé faire tout ce temps (parce que c’était bon pour le business), et pourquoi elles ont agi si tard pour réguler (puis interdire) les prises de parole du Président des Etats-Unis (parce que sa présence n’était plus « bankable », et qu’il devenait urgent de pouvoir dire qu’elle n’avaient pas rien fait, au risque qu’on leur reproche de l’avoir fait).
Ce pouvoir immense délégué aux plateformes n’est pas le fruit du hasard. Il est très lié au « contrat social démocratico-autoritaire » que nous avons passé avec elles.
Il y a quelques années encore, les réseaux sociaux et les smartphones étaient perçus comme intrinsèquement démocratiques. A présent, ces technologies semblent entrer dans la catégorie « technologies autoritaires » telles que décrites par Lewis Mumford. Elles fonctionnent de manière très centralisée, ne sont pas transparentes, elles sont monopolistiques… et il faut bien constater qu’elles échappent à leurs créateurs. On peut certes, accabler Mark Zuckerberg (il y a bien des raisons de le faire), mais trop focaliser l’attention sur ce seul personnage ne doit pas laisser penser que Facebook peut être amélioré grâce à un meilleur management. Avec ou sans Zuckerberg, Facebook continuera à faire des dégâts, écrit l’auteur de l’article.
Ces « dégâts » doivent donc, comme le pressentait Mumford, nous amener à faire « le compte des coûts et des inconvénients humains » des plateformes. Ce qu’elles nous promettaient, à savoir la possibilité d’une démocratie renouvelée, est en fait un piège qui s’est refermé sur nous. Les réseaux sociaux sont devenus des espaces publics – même s’ils n’en avaient pas originellement la prétention – et ces espaces publics étaient la contrepartie qui a permis leur acception. Seulement, ces espaces sont régentés non pas en vue de faire démocratie, mais suivant des processus calculatoires et des logiques de profit. Or aujourd’hui, quitter ces espaces revient à s’ostraciser, à accepter de ne plus faire partie de la société. La contrepartie est donc devenu un chantage. Et ce chantage est caractérisé, voire assumé : en Australie, Google menace de ne plus rendre accessible son service de recherche, et Facebook son fil d’actualité, car le gouvernement travaille sur un « code de conduite contraignant » afin de rééquilibrer les relations entre les plateformes et les médias.
S’il a fallu le bannissement de Trump pour réaliser que sur les réseaux sociaux, la liberté d’information est à géométrie variable, il s’agirait de bien comprendre qu’en ligne, cela a toujours été le cas. Tous les jours, des décisions unilatérales pour « réguler » la parole en ligne sont prises, tous les jours, elles bafouent les droits les plus élémentaires. C’est monnaie courante sur YouTube, ou encore sur Facebook qui n’hésite pas à déréférencer sans raison des pages de gauche. Le livre du chercheur Romain Badouard Les nouvelles lois du web est à ce sujet éclairant. S’il fallait un autre exemple : il y a quelques jours, Twitter rendait temporairement indisponible plusieurs comptes féministes, dont celui @Melusine_2, pour avoir simplement avoir posé cette question « Que faire pour que les hommes arrêtent de violer ? ». Voilà donc le dilemme qui guette : avec les réseaux sociaux, la « démocratie » se plie aux règles absurdes d’algorithmes tout aussi absurdes, mais sans les réseaux sociaux, elle est amputée d’autant d’espaces d’expression devenus si indispensables. NB : sur ce dernier exemple, Twitter a reconnu une faille de modération.
Que tirer de cet exposé ? Pour l’auteur de l’article, il est temps de réellement se demander quelles technologies peuvent ou non avoir leur place en démocratie. Cela passe non seulement par la remise en cause de l’existence même des plateformes, mais aussi des technologies sur lesquelles elles reposent : « si vous voulez critiquer Facebook, vous devez accepter d’avoir une conversation difficile à propose d’internet et des ordinateurs ». Après tout, rappelle l’auteur, toutes ces inventions reposent sur des logiques extractivistes qui sont la base matérielle de nos démocraties. Celles-ci demandent pour fonctionner qu’à certains endroits du globe, d’autres personnes et éléments naturels subissent les conséquences de cet extractivisme. Dès lors demande l’auteur, « à quoi devrait vraiment ressembler un réseau social démocratique ? Qu’est-ce qu’un ordinateur réellement démocratique ? » Ces choses sont-elles tout simplement imaginables ? Ne fricotons-nous pas depuis le début avec un dangereux fantasme qui consiste à croire que les technologies de surveillance et de contrôle issues de la guerre froide allaient pouvoir un jour devenir des outils de libération ?
Ce type de raisonnement peut certes susciter quelques doutes. Est-il encore temps de remettre en cause, par principe, ce qui semble s’être si durablement installé ? Jusqu’où tirer le fil de cette critique et jusqu’à quelle technique remonter pour garantir que les principes démocratiques soient pleinement respectés ? Et puis que se serait-il passé si nous n’avions pas inventé internet ? En poussant un peu plus loin : aurait-il fallu ne pas inventer l’imprimerie ? L’imprimerie pourtant, reste un outil relativement low-tech… qui peut être conçu et maintenu par un réseau relativement limité de personnes. On ne peut pas en dire autant d’un smartphone. Bref, ces questions restent ouvertes. Elles ont finalement l’intérêt d’interroger au plus profond le socle technique des démocraties, avec lequel il faut composer mais dont nous ne devrions jamais penser qu’il est définitif.
Dans les mois à venir de nombreuses propositions de lois viendront mieux encadrer le fonctionnement des réseaux sociaux, et beaucoup de ces idées sont intéressantes. Cependant, peut-on croire qu’une technologie autoritaire, même sous un meilleur contrôle démocratique, puisse un jour devenir une technologie démocratique ? Pour l’auteur, c’est non. Une technologie autoritaire le sera toujours : le défi présent ne devrait pas consister à la saupoudrer d’un degré de vigilance supplémentaire, mais de nous confronter au fait que certaines technologies ne devraient tout simplement pas avoir leur place dans une société qui se prétend démocratique.