Dans une note publiée en mars dernier « Science, risques et principe de précaution », le Comité d’éthique du CNRS (Comets) revient sur l’histoire et les enjeux du principe de précaution. A travers différents exemples, le comité y tempère les critiques parfois injustifiées à son encontre, et propose d’en élargir le champ d’action.
Principe de précaution, origines
Issu de la réflexion d’un philosophe de l’éthique du XXe siècle, Hans Jonas, le principe de précaution puise ses racines dans les notions de prévention et de prudence. Il s’en distingue cependant dans la mesure où la notion de prévention consiste à se prémunir de risques bien identifiés, alors que la précaution consiste à identifier et anticiper des risques en situation d’incertitude, on parle alors de risques contrefactuels. La prévention comme la précaution émergent dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que la prise de conscience des dégâts de l’industrie, et plus généralement de la dangerosité de certaines technologies (à commencer par la bombe atomique), se fait de plus en plus forte. Bien que les conditions de vie se soient améliorées, on déplore les nuisances pour la santé (pollution, amiante, plomb), pour la nature (pollution de l’air, contamination des sols). Des tragédies industrielles (Seveso en 1975, Bhopal en 1984) éveillent quant aux dangers d’un développement technoscientifique anarchique.
Formulé pour la première fois en 1992, lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro, le principe de précaution prend une valeur légale en France avec la loi Barnier (1995), entre dans la charte de l’environnement en 2004, puis dans la constitution en 2005, à l’initiative de Jacques Chirac. Son intitulé exact est le suivant : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ». Notons que le « coût économiquement acceptable » est un ajout qui ne figurait pas dans l’intitulé original[1].
Principe de précaution, critiques
Avant de revenir plus en détail sur ses déclinaisons pratiques, il est bon de rappeler que le principe de précaution est au centre de puissants conflits idéologiques. Il est régulièrement attaqué, notamment par un courant de pensée politique issu de la droite libérale – voire libertarienne – chez qui il caractérise avant tout un refus du risque menant à une incapacité à innover, et donc à un déclassement international. Parmi les sorties récentes contre le principe de précaution, on retrouve celle de Rafik Smati (entrepreneur) qui veut « l’abolir » afin de redonner à la France sa grandeur, comparant la situation du pays à la chute de l’empire romain. Citons Nicolas Bouzou (économiste) pour qui « le principe de précaution est devenu un frein à l’innovation qui protège le passé mais pas l’avenir », et Maarten Boudry (philosophe) déclarant qu’« il est temps d’enterrer le principe de précaution » ou encore Philippe Silberzahn (professeur à l’EM Lyon) pour qui « le principe de précaution impose au nouveau un niveau plus élevé d’exigence que l’existant et constitue essentiellement un obstacle à toutes les innovations, aussi sûres soient-elles, au nom de toutes les pratiques existantes, aussi dangereuses soient-elles ». En 2014, 121 députés UMP (parmi lesquels Bruno Lemaire et François Fillon), tentaient déjà de faire retirer le principe de précaution de la constitution, l’accusant d’être un « principe d’inaction » entravant trop souvent la recherche et la « prise de risque ».
Ces critiques méritent d’être regardées de près car elles soulèvent une question que l’on ne peut pas éviter, et dont il faut objectiver la réponse : le principe de précaution conduit-il vraiment à un excès de précaution ? Le Comets nous apporte sur ce sujet quelques enseignements éclairants.
Un excès de précaution ?
Le risque du principe de précaution est d’être convoqué à l’excès, pour de faux problèmes. Ce risque lui est consubstantiel dans la mesure où un risque potentiel, contrairement à un risque avéré, peut être nul. Ainsi, rappelle le Comets, les pouvoirs publics peuvent être amenés à « prendre des décisions d’une précaution excessive sous la pression de l’opinion peu informée ». Cette mauvaise évaluation des risques peut être liée à des biais cognitifs ou à un déficit de connaissance scientifique dans la société. En 2017, un article dans Nature montrait 30 à 40% des américains croyaient à la théorie des « chemtrails », selon laquelle les traînées de condensation des avions sont des épandages chimiques intentionnels. La mauvaise évaluation des risques, explique le Comets, concerne également les antennes relais (3G et 4G) parfois repoussées par certaines communes pour des raisons sanitaires, « en dépit des communiqués rassurants de l’ANSES ».
Pour plusieurs raisons, il convient cependant de tempérer ces critiques :
- Tout d’abord, les peurs excessives du public existent bel et bien, mais sont souvent exagérées. On regrettera d’ailleurs que le Comets écrive qu’au XIX siècle, il était déconseillé de prendre le train car celui-ci pouvait rendre fou à cause de la vitesse de défilement du paysage. Cette histoire est un mythe entretenu depuis un siècle pour discréditer les critiques à chaque innovation faisant controverse. Son origine a été documentée par l’historien Jean-Baptiste Fressoz. Cette petite erreur n’empêche pas le Comets de rappeler que les doutes sur les effets nocifs de produits issus de l’industrie sont avant tout relayés par l’industrie elle même (amiante, tabac) : « les citoyens ont parfois appris, souvent aux dépens de leur santé, que le doute pouvait être volontairement entretenu par intérêt par les entreprises concernées ».
- Il faut ensuite convenir du fait que quand bien même les peurs irrationnelles existent, elles ne conduisent pas mécaniquement à freiner l’innovation. La théorie des Chemtrails n’a jamais empêché le secteur de l’aviation de prospérer – et la justice n’a jamais pris au sérieux cette théorie. Il est arrivé que le juge soit saisi pour d’autres théories fantaisistes. Par exemple quand le CERN a été assigné devant la Cour fédérale d’Hawaï sous prétexte que l’accélérateur de particules de Genève (LHC) était susceptible de produire un trou noir qui avalerait la Terre. Cependant, ce n’est pas le principe de précaution qui a été convoqué dans ce cas précis, et la plainte a été rapidement rejetée par la justice. En bref, si le principe de précaution est parfois scandé à tort, ou pour des raisons politiques, cela reste la plupart du temps sans effets. On ne peut pas lui imputer le fait que malheureusement, et pour un faisceau de raisons complexes, des fake news circulent.
A vrai dire, l’excès de précaution est moins problématique que le déficit de précaution. Une vaste étude rétrospective réalisée en 2013 par l’Agence européenne pour l’environnement (AEE) a ainsi permis d’étudier des cas où l’usage du principe de précaution avait été jugé excessif, dans des domaines très variés (menaces de pollution, sécurité alimentaire, maladies). Parmi les 88 situations répertoriées, il s’avère que 4 seulement étaient des faux positifs ayant conduit à une sur-régulation de risques mineurs. L’enseignement principal de l’étude est que les risques potentiels ont plutôt tendance à être sous-estimés. Le Comets rappelle ainsi un cas bien connu, celui du retard à décréter l’interdiction de l’amiante, qui « a pris prétexte de doutes pseudo-scientifiques instillés par des lobbies, selon lesquels de faibles doses d’amiante inhalées seraient sans danger pour les voies respiratoires, Ce délai catastrophique à la prise de décision est encore aujourd’hui la cause du décès de milliers de personnes ayant contracté des cancers de la plèvre dans des locaux comportant de l’amiante ».
Cela ne fait pas de l’appel au principe de précaution une solution simple à tous les problèmes. Sa convocation est au moins aussi importante que sa bonne application. Dans son ouvrage Du bon usage du principe de précaution (Editions Odile Jacob, 2020), Philippe Kourilsky, professeur au Collège de France, rappelle ainsi que le principe de précaution avait bien été mobilisé pendant l’affaire du sang contaminé. Cependant, les mesures nécessaires n’ont pas été appliquées, et notamment le fait de questionner les donneurs « afin d’écarter de la collecte ceux qui présentaient des risques pour les receveurs » (p. 136). Dans un autre registre, l’application du principe de précaution suscite des controverses, par exemple quand le ministre de l’agriculture danois a ordonné en octobre 2020 que soient abattus des millions de visons élevés en batterie, après la découverte que certains d’entre eux étaient porteurs d’une forme mutée de Sars-CoV2.
Ces deux cas attestent de la grande complexité inhérente au principe de précaution, et des responsabilités que doivent assumer les décideurs publics qui en font usage, car ils sont tantôt accusés de ne pas avoir fait assez, tantôt d’avoir trop fait. Il en résulte un effet pervers – notamment après l’affaire du sang contaminé – écrit Kourilsky : « Il apparut que, pour être à l’abri de toute critique et de toute poursuite, il valait mieux ne rien savoir et ne rien faire » (p. 138).
Il faut à cet égard rappeler que le principe de précaution ne consiste pas à réduire le risque à zéro, mais à trouver les bonnes modalités de l’action en situation d’incertitude. Une part de risque incompressible existe toujours, et pour toute innovation : par exemple quand on invente une nouvelle façon de transformer de l’énergie, un nouveau médicament ou un vaccin, etc.
Le principe de précaution est un principe d’action
Une fois les critiques tempérées, et le sujet du principe de précaution complexifié, une réalité reste : il est très utile. Avant même que le principe de précaution n’entre dans la loi, les notions d’incertitude et de risque hypothétique ont permis par exemple de protéger la couche d’ozone (Convention de Vienne, 1985), et plus récemment, en 2008, d’adopter à l’échelle européenne la procédure REACH, « qui consiste en une série de protections réglementaires contre la dangerosité potentielle de nouvelles substances chimiques (60 000 substances) », rappelle le Comets. En définitive, le principe de précaution permet de mettre en balance les progrès industriels – et ceux qui les défendent – avec l’intérêt général.
Le principe de précaution permet aussi, dans certains cas, de stimuler la recherche. Parce qu’il demande à faire reposer les décisions sur des arguments rationnels, il invite à engager des recherches scientifiques, à trouver des alternatives : « Les chercheurs peuvent être incités à proposer des idées de substitution pour des technologies qui comportent des risques, ou plus généralement être enclins à compléter les connaissances concernant les risques de certaines technologies qui inquiètent leurs concitoyens. » Le principe de précaution n’est pas, contrairement à que laissent entendre ses détracteurs, un « frein » à l’innovation, qui paralyserait l’initiative (laquelle ?), mais bien un principe d’action, un principe positif.
Dernier point : quand bien même le principe de précaution, par endroits et par moment, freinerait l’innovation, cela ne serait pas un mal dans l’absolu, car « l’innovation » n’est pas bénéfique dans l’absolu.
La dernière partie de la note du Comets s’intéresse aux nouvelles technologies qui mériteraient d’être considérées sous l’angle de la précaution. Certaines d’entre elles sont en susceptibles de mettre la planète en danger : géo-ingénierie, modification du rayonnement solaire, modification de l’albédo… Les chercheurs poussent de plus en plus loin, certains arguant du fait que « tout ce qui est faisable se fera », le Comets s’interroge : « Ne devraient-ils pas pourtant souscrire au principe de précaution pour éviter un dangereux déploiement de leurs résultats à une toute autre échelle que celle du laboratoire ? ».
Les technologies numériques, dont certaines sont aujourd’hui hautement controversées, entrent également dans leurs préoccupations. Ainsi en va-t-il des technologies neurocognitives en vue d’augmenter les capacités cognitives humaines. Si celles-ci permettront peut-être de traiter certaines maladies comme Parkinson, elles n’en posent pas moins des questions éthiques fondamentales[2]. Le Comets s’interroge également sur la 6G, 6ème génération de réseaux de télécommunication mobile, qui pourrait « à terme, avoir des effets néfastes pour l’équilibre de la planète, compte tenu de la consommation énergétique qu’elles induiraient. Là encore les risques mériteraient d’être interrogés et le principe de précaution pourrait être invoqué. »
Enfin, le comité d’éthique du CNRS s’inquiète des dérives des technologies biométriques, et notamment la reconnaissance faciale : « on peut craindre que l’utilisation massive de ces technologies, pour repérer les faits et gestes de chacun, ne réduise les libertés individuelles d’aller et venir ou de se réunir. Par exemple, si l’on est capable de vous reconnaître dans la rue, on saura avec qui vous vous êtes promené et avez échangé… » Sont également mentionnés des usages problématiques, comme la détection de l’orientation sexuelle (étude menée par une équipe de psychologie sociale de l’université de Stanford), ou l’identification de l’ethnie d’un individu, comme c’est le cas en Chine pour repérer les Ouïghours.
Aussi, la première recommandation du Comets est de réfléchir à « faire évoluer les champs d’application du principe de précaution » à plus de domaines technologiques. Une idée qui avait été également proposée par la députée Paula Forteza, avec « principe de précaution numérique », et par moi-même avec Yaël Benayoun dans notre ouvrage, Technologies partout, démocratie nulle part (FYP, 2020). Le Comets appelle également à « mieux organiser le débat public sur les technologies dans des domaines comme celui du numérique ou du changement climatique » et suggère « une réflexion sur la création de comités d’éthique sur le modèle du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ». Pour rappel, il existe déjà un Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN), cependant sa contribution au débat public reste encore mal publicisée, malgré quelques travaux en cours. Enfin, le Comets envisage la création « d’un conseil permanent consacré au principe de précaution. Ce conseil regrouperait l’ensemble des acteurs concernés, les scientifiques pourraient y participer et accompagneraient la réflexion sur l’évolution du principe de précaution, ses champs d’application et son utilisation. »
En conclusion
Pour faire court, retenons que le Comets estime « le principe de précaution est en prise directe avec le politique et a donc toute sa place dans la Constitution ». Cette réaffirmation n’est pas un luxe. On regrettera peut-être que la note n’aborde que trop peu les freins économiques et idéologiques à l’extension du principe de précaution – qui sont aujourd’hui les principaux danger auxquels nous faisons face – et sa nécessaire articulation avec un débat science société plus vaste, qui pose lui-même un certain nombre de questions politiques majeures. Elle reste néanmoins très utile.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb),
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PS : ce billet est loin d’épuiser toutes les questions d’ordre philosophique que pose le principe de précaution. A ceux qui s’y intéressent, je suggère cette lecture sur La vie des idées : Le principe de précaution est-il bien raisonnable ?
Image : Turner, Pluie vapeur et vitesse, 1844
[1] Le Comets précise à cet effet : « Les deux notions de proportionnalité et de coût économique acceptable enrichissent considérablement la définition du principe de précaution, tout en entrant en tension avec le principe lui-même, surtout en ce qui concerne le coût. Cette tension les rend toutefois imprécises et subjectives et leur difficile évaluation dépend beaucoup du contexte, du niveau d’acceptabilité des risques par la population, des priorités du régime qui gouverne, des pressions exercées par les promoteurs des technologies en question, etc. Elles peuvent aussi dépendre de la hiérarchie des valeurs de l’éthique : le devoir de sauver des vies humaines à un coût très élevé, comme dans une crise sanitaire, peut-il l’emporter sur la nécessité de sauver l’économie ? »
[2] A ce sujet, le CCNE publiait en 2013 un avis prudent sur les « neuro-augmentations » de personnes non malades (dispositifs supposés augmenter les performances du cerveau). Le rapport s’alarmait que « la recherche éperdue d’une performance mue par le désir impérieux de progresser [puisse] masquer la plus contraignante des aliénations ». https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ccne.avis_ndeg122.pdf