L’ingénieur « éthique » sera politisé, ou ne sera pas

L’éthique des technologies est sur toutes les lèvres. Au sein de la société civile comme dans les rangs des ingénieurs, de vieilles questions refont surface. Comment gérer les dilemmes éthiques au travail ? Qu’est-ce qu’une production technique éthique en entreprise ? Est-elle seulement possible ? Ici et là, des « chartes éthiques » ont été écrites, des « comités d’éthique » organisés. Ont-ils questionné les dynamiques qui lient les salariés aux entreprises, et les entreprises au monde qui nous entoure ? Difficile de répondre par l’affirmative. Avec leur ouvrage Quelle éthique pour l’ingénieur ?, les chercheuses Laure Flandrin et Fanny Verrax (@FVerrax) nous éclairent. Elles livrent une analyse sérieuse et documentée sur l’éthique de l’ingénieur, ses enjeux et conditions de possibilité.

Une profession peu armée pour gérer les dilemmes

D’entrée de jeu, Laure Flandrin et Fanny Verrax nous rappellent que les populations d’ingénieurs sont traditionnellement éloignées des questions politiques. C’est particulièrement le cas en France, où la forte compétition entre Grands corps a historiquement affaibli un sentiment d’appartenance professionnelle. Les formations en grandes écoles quant à elles, favorisent une certaine docilité à l’égard des employeurs. Par ailleurs, les cursus demeurent marqués par le « techno-solutionnisme », et sont encore très orientés vers la constitution d’un savoir réputé neutre : les ingénieurs se pensent trop souvent comme les simples organisateurs d’un monde plus efficace qui par essence, échapperait aux délibérations citoyennes. On sait cependant que le fruit de leur travail structure nos vies à tous. Autre point notoire : un ingénieur coûte en moyenne onze mille euros par an à la collectivité. Celle-ci peut donc légitimement lui demander de rendre des comptes.

Pour autant, les ingénieurs ne sont pas insensibles aux mouvements citoyens et peuvent être amenés à devoir résoudre des dilemmes moraux. A ce titre, le discours prononcé par Clément Choisne, jeune ingénieur de Centrales Nantes, lors de sa remise de diplôme, a réveillé les consciences. De même, le « Manifeste étudiant pour un réveil écologique » posait bien le problème avec cette question : « A quoi cela rime de se déplacer à vélo, quand on travaille par ailleurs pour une entreprise dont l’activité contribue à l’accélération du changement climatique ou de l’épuisement des ressources ? ». Plus que jamais, les ingénieurs sont tiraillés entre leurs convictions personnelles et leur place dans le système productif. Comment rationnaliser la situation ? L’éthique peut-elle pour résoudre ces dilemmes ?

A ces questions, les chercheuses apportent une multitude de réponses, mais rappellent avant tout que l’éthique ne répond pas à une définition unique. La distinction entre éthique des vertus (qui promeut l’honnêteté et la prudence dans l’action), éthique déontologique (chaque action doit être jugée selon sa conformité à la règle) et éthique utilitariste ou conséquentialiste (les conséquences importent plus que les actions)… rend difficile la résolution de problèmes moraux ! A chacune de ces éthiques correspondent des actes contradictoires : un ingénieur pourra refuser de travailler pour un vendeur d’arme car cela ne correspond pas à son éthique personnelle, un autre pourra accepter par souci de conserver un équilibre financier et familial, tout en justifiant son choix par le fait que le poste allait être occupé de toute façon…

Notons également qu’en matière d’ingénierie, il n’existe pas de chartes éthique ni de code déontologique à même de réellement réguler la profession (ce qui exclut de fait les nombreuses initiatives, comme en IA, qui n’engagent que ceux qui les suivent). Ce n’est pas le cas en médecine, où le serment d’Hippocrate, rattaché à l’Ordre des médecins, a cette fonction. Les ingénieurs ont certes leur serment d’Archimède, mais celui-ci reste majoritairement inconnu et surtout, n’est rattaché à aucune autorité réelle (l’association des Ingénieurs et scientifiques de France (IESF) ne dispose pas des pouvoirs traditionnellement attachés à un Ordre). En dernier ressort, l’ingénieur est donc amené à devoir traverser certaines frontières : du changement d’activité au lancement d’alerte (qui ne va pas sans poser d’autres questions éthiques). Au demeurant, rien n’assure que le lanceur d’alerte sera écouté, il est souvent bien seul dans son combat, comme en ont témoigné certaines catastrophes technologiques telles que l’explosion de la navette Challenger en 1986, dont j’avais discuté dans ce précédent article. A ce sujet, les chercheuses rappellent qu’un cadre de régulation a permis peu à peu de protéger les lanceurs d’alertes (du Sarbanes Oxley Act en 2002 à la loi dite « Sapin 2 » en 2016). Cependant, ces avancées ne se sont pas faites sans arrière-pensées : elles ont notamment servi à encourager à la délation dans l’entreprise afin de détecter les petits comportements gênants…

La RSE est-elle d’un bon secours ?

L’appel à l’éthique de l’ingénieur est par définition individuelle. Elle ne concerne qu’une personne, qui est la plupart du temps salariée et subordonnée à une entreprise. Les chercheuses citent ici Rosa Lynn B. Pinkus : « pour un ingénieur, se conduire de manière à la fois éthique et compétente suppose qu’il ou elle fait partie d’une organisation elle-même éthique et compétente ». Or dans les organisations, l’éthique est souvent abordée sous l’angle de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Celle-ci peut-elle réellement changer l’entreprise ? Cela dépend des différents modèles de RSE qui, des bonnes intentions philanthropiques au réel engagement citoyen, suivent en quelque sorte une échelle de sincérité.

Les stages ouvriers par exemple, ont été mis en place au début du XXe siècle pour que les ingénieurs puissent éprouver la réalité du travail qu’ils contribuaient à façonner. Mais les chercheuses remarquent qu’avec le tournant néolibéral des années 1980, ils ont laissé place à des stages de saisie de donnée, voire des missions humanitaires à l’étranger… Cet exemple révèle la forte tension qui perdure entre différents modèles idéologiques, au premier rang desquelles celui de Milton Friedman (Ecole de Chicago) qui postule que la seule responsabilité de l’entreprise est de générer du profit pour les actionnaires, tout en respectant la loi. Cependant, aucune loi n’interdit d’équiper les ouvriers manutentionnaires des entrepôts de commandes vocales guidant leurs gestes et déshumanisant totalement le travail par la même occasion. La RSE, faut-il le rappeler, consiste pour les entreprises à aller au-delà de ce que la loi exige, et donc à resituer l’entreprise au sein d’un écosystème qui dépasse quelques menus intérêts particuliers. Laure Flandrin et Fanny Verrax écrivent que globalement, la RSE est critiquée car elle n’est qu’un « supplément d’âme au business ». C’est ce qui pousse différentes ONG à régulièrement critiquer les pratiques dites de « green washing ». Le Prix Pinocchio fut ainsi délivré pendant cinq années aux faux-champions du climat par les Amis de la terre (le dernier gagnant en date étant Air France en 2013, récompensé pour son mécanisme de compensation carbone).

Une critique plus profonde encore accuse la RSE de faire partie du « nouvel esprit du capitalisme » (Cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello). A ce titre, elle ne pourrait en aucun cas être une réponse crédible aux enjeux du XXIe siècle. Bien au contraire, celle-ci aurait pour double caractéristique de « masquer les rapports structurels de pouvoir dans l’entreprise » et de « rendre illégitime toute forme de régulation politique et étatique ». C’est aussi la thèse que défendait Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable, où il n’avait pas de mot assez durs pour dénoncer la totale hypocrisie des firmes qui promeuvent des « formes d’action domestiquées, compatible avec les intérêts des industriels plutôt que contre eux ». Or si la RSE ne suffit pas, ou ne fait qu’alimenter le système en place, alors c’est qu’un autre modèle d’entreprise, et par extension un autre modèle de société, est souhaitable. Il conviendrait donc de bousculer les modèles d’entreprise et de les subordonner au bien commun. C’est l’option retenue par la philosophe Cécile Renouard (@CecileRenouard), qui promeut l’idée d’une « entreprise comme commun », à même d’assure une mission de progrès collectif. Les nouvelles formes d’entreprises comme les Société à objet social étendu (SOSE) ou les sociétés coopératives (Scop), sont des pistes privilégiées (on pourrait y ajouter les labels comme B Corp, AFAQ 26000, LUCIE…). C’est également l’option que retenait Erik Olin Wright dans le magistral Utopies réelles, qui visait rien de moins que redéfinir la question du changement social au XXIe siècle.

Il reste bien sûr du chemin, si des outils existent, rien n’a fondamentalement inversé les logiques parfois meurtrières du capitalisme. Ainsi, certaines entreprises comme Auchan refusent toujours d’indemniser les victimes du Rana Plaza, l’immeuble qui s’écroula au Bengladesh en 2013, causant au moins 1127 morts. En résumé, la RSE reste une arme bien illusoire, même si elle pourra sensibiliser l’ingénieur. Si celui-ci souhaite néanmoins adopter une conduite éthique au plein sens du terme, il lui revient avant tout de se politiser, de comprendre et de promouvoir des modalités de production techniques plus sociales et démocratiques.

Ouvrir les ingénieurs aux enjeux sociaux de la technique

La politisation de l’ingénieur est probablement au cœur de la question éthique. A tort, on sépare souvent les deux, en oubliant qu’elles finissent inéluctablement par être liées, dès lors que l’on passe de l’individuel au collectif. En matière technologique, la politisation des ingénieurs passe avant tout par leur responsabilisation, étant donné leur pouvoir sur le monde. Pour Jean-Pierre Séris, cette responsabilité va croissante alors que les systèmes se complexifient, elle est « la rançon inévitable du destin technologique de l’homme ». Pourtant, certains mauvais réflexes tendent à maintenir les ingénieurs dans une certaine crédulité. Beaucoup parmi eux « ne semblent pas au courant que leurs travaux puissent soulever des questions philosophiques », comme l’écrivait Langdon Winner.

Plus précisément, trois arguments reviennent sans cesse pour déresponsabiliser les ingénieurs.

  • Tout d’abord, la croyance en une technique neutre et apolitique. Laure Flandrin et Fanny Verrax rappellent à ce titre que, « aussi insignifiants soient-ils, les objets techniques développent des scripts d’action auxquels les individus doivent se conformer en automatisant leurs interactions avec leur environnement : un gobelet en plastique incite à jeter », tout comme le dos d’âne incite à ralentir. On ne le dira jamais assez, la technique n’est pas neutre, elle embarque les valeurs de ses concepteurs et est bourrée d’effets secondaires !
  • Un deuxième argument s’ajoute au premier, la croyance en une technique autonome qui évoluerait à la manière des êtres vivants. C’est oublier que les techniques sont avant tout le fruit de choix humains, la pétrification de rapports sociaux dans des objets et des systèmes. Technophobes et technophiles ont d’ailleurs en partage cette croyance en l’autonomie de la technique (« on n’arrête pas le progrès » vs « la technique est devenue une force incontrôlable »), un dualisme déjà dénoncé par Philippe Roqueplo, Richard Sclove ou encore Andrew Feenberg pour ne citer que ceux-là…
  • Enfin, les ingénieurs peuvent se défausser en prétendant que le développement technique est orienté par l’économie, et que celle-ci est guidée par des lois qui échappent à leur contrôle. De l’autonomie de la technique à celui de l’économie, un déterminisme en remplace un autre. Si cet argument reste difficile à contrer, il n’ôte rien au fait que n’être point responsable d’un système économique n’exclut pas la possibilité d’être responsable d’y participer et de le promouvoir…

Quoiqu’il en pense, l’ingénieur est politique dans tous ses actes, il lui revient donc d’élargir son horizon conceptuel et de se défaire des présupposés cités ici. L’ingénieur éthique devrait donc faire mentir Bruno Latour lorsque celui-ci déclarait : « un ingénieur répond à des questions, il ne les pose pas » !

A ce stade de la discussion, Laure Flandrin et Fanny Verrax ouvrent le sujet de la « démocratie technique », une formule que les lecteurs réguliers de ce blog ont déjà croisé. Elles rappellent que les technologies « font de la politique », comme l’expliquait Langdon Winner dans son célèbre article « Do artifacts have politics ? » (.pdf). Il y écrivait que les ponts de New-York conçus par l’architecte Robert Moses étaient si bas qu’ils ne laissaient pas passer les bus, ni les populations afro-américaines qui utilisaient ce mode de transport, afin de les tenir à l’écart de l’île de Jones Beach… Un exemple plutôt simple mais qui résume bien les valeurs défendues par une technique. Reste à savoir comment orchestrer les délibérations qui pourraient permettre de discuter de ces choix politiques avec les populations concernées. Comment donc, faire entrer les technologies en démocratie ?

Pour répondre à cette question, Laure Flandrin et Fanny Verrax re-balaient les trois modèles de démocratie technique de Michel Callon, anthropologue des sciences et des techniques :

  • Le modèle de diffusion des savoirs tout d’abord, postule qu’une connaissance plus objective des faits scientifiques et technologiques serait à même de rationaliser les craintes du grand public, perçues comme infondées. A ce titre, il faut reconnaître que les ruptures entre sciences et société peuvent inquiéter. En Union Européenne, 44% des gens ne savent pas que la terre tourne autour du soleil… Une étude récurrente de l’ADEME[1] pointe que de la moitié des français est persuadée que les centrales nucléaires contribuent « beaucoup » ou « assez » à l’effet de serre… Quoiqu’il en soit, le modèle de diffusion des savoirs reste nécessaire mais non suffisant. Comme le rappelle le philosophe Andrew Feenberg, il postule un public ignorant, et ne parvient pas à mobiliser les populations concernées par un changement technologique. Michel Callon écrit d’ailleurs que « l’antidote n’est pas la formation, mais la prise de parole ». Ce qui l’amène à son deuxième modèle.
  • Le deuxième modèle est celui du débat public. L’idée générale consiste à mobiliser les publics touchés plus ou moins directement par un développement technoscientifique, à travers des discussions sous forme de table ronde, conférences de citoyens et autres forums hybrides. En France, il s’en est tenu une petite dizaine au cours de vingt années passées, à propos des OGM, de l’enfouissement des déchets nucléaire ou encore de l’amélioration de la qualité de vie en logement social à Paris. Le modèle peut être efficace s’il est rigoureusement mené et si les conclusions qui en émanent produisent des effets politiques concrets. Ce fut rarement le cas malheureusement. Il sera à ce titre intéressant de garder l’œil sur l’impact concret de la convention climat qui se tient en ce moment, à l’initiative du gouvernement Macron (largement inspirée par la Fondation Nicolas Hulot).
  • Enfin, le troisième modèle, dit de « co-production des savoirs », reconnaît au citoyen et au profane une compétence tirée de son expérience propre, et de nature à venir améliorer un procédé technique. Cette « contre expertise » peut être valorisée de multiples manières lors de la conception d’un service.

Ces trois modèles seraient à appliquer crescendo, suivant la l’importance des enjeux et conflits de valeurs présents au sein d’un dispositif technique. Notons que le rappel théorique formulé par les deux chercheuses est ici crucial pour les ingénieurs qui souhaiteraient pousser un peu plus loin que leur simple responsabilité individuelle. On regrettera cependant qu’elles ne tirent pas plus loin les implications politiques de la démocratie technique à l’intérieur de la sphère privée (j’entends : des entreprises privées…). C’est pourtant la question aujourd’hui, puisque l’immense majorité des financements en R&D vient de là. Peut-on seulement prétendre associer des citoyens à la prise de décision concernant par exemple… l’algorithme de Facebook ? Le mode de fonctionnement d’une assurance ? Les dispositifs de captation de l’attention en ligne ? A moins de considérer que toutes ces entreprises ne deviennent du jour au lendemain publiques – ou administrées beaucoup plus démocratiquement, force est de constater qu’il y a un trou dans la raquette. Celui-ci est probablement à la croisée des questions démocratiques et institutionnelles : il manque certes des espaces de délibération citoyens, mais aussi d’institutions fortes et à même de réguler des pratiques déviantes.Le cas de la reconnaissance faciale utilisée à des fins sécuritaires l’illustre : bien que récusé par la CNIL, son usage demeure soutenu par le gouvernement, au mépris des droits fondamentaux. Enfin, nous manquons d’études scientifiques indépendantes, et réalisées à temps, attestant le plus objectivement possible des effets de ces technologies sur la sphère sociale (c’est grâce à la rétro-ingénierie que les chercheurs accèdent au fonctionnement des principaux algorithmes qui régissent nos vies, et qui sont toujours couverts par le secret des affaires).

L’ingénieur face aux défis environnementaux

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au rôle de l’ingénieur face aux défis environnementaux, caractérisés par la notion d’« anthropocène », cette nouvelle ère géologique provoquée par les activités humaines. Cette ère cristallise un double mouvement de compréhension de l’impact des activités humaines sur la biosphère, et de remise en question de l’artificialisation de cette même biosphère par des moyens techniques. Employée pour la première fois par le prix Nobel de chimie Paul Krutzen au début des années 2000, la notion d’anthropocène suscite encore quelques désaccords chez les scientifiques, notamment à propos de la période à laquelle elle aurait commencé. Certains datent son début à 1794, avec l’invention de la machine à vapeur par James Watt. D’autres la font remonter aux tréfonds de l’histoire humaine, évacuant ainsi la responsabilité du système économique moderne… C’est pour cela qu’on parle également de « capitalocène » ou encore de « technocène » afin d’en signifier plus précisément les causes réelles (à savoir, l’économie qui émerge en Occident au tournant des révolutions industrielles, plutôt que « l’espèce humaine »). Face à cet événement majeur, les ingénieurs semblent conserver une place ambiguë, s’ils en sont (en partie) responsables, leur « responsabilité est moins vécue comme imputation pour des dommages passés que comme mission pour des bénéfices futurs », écrivent les chercheuses. En somme, ils gardent le beau rôle de ceux qui pourront nous « sauver » grâce à leur génie bien humain. Selon une étude IESF (2011), les ingénieurs sont 14% à penser que « si les choses continuent sur leur lancée, nous allons bientôt vivre une catastrophe écologique majeure », contre 89% des français !

Du côté des scientifiques, c’est un autre son de cloche. Ce sont eux qui constituent le savoir et qui, de plus en plus, sont en capacité de nous prévenir des catastrophes à venir, et comment les éviter. Ainsi, 15 364 d’entre eux dans 184 signaient en 2017 un manifeste alertant de l’urgence à agir pour le climat. Dans ce combat, les ingénieurs sont un peu à la traîne, à part quelques-uns souvent présentés comme radicaux (Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix, Pablo Servigne), peu prennent la parole. Par ailleurs, il peut arriver que les prédictions soient si catastrophiques qu’elles découragent à l’action (même si cela reste difficile à mesurer).

Pourtant, des solutions existent pour rendre la technologie compatible avec les limites que l’humanité devrait se fixer : l’économie circulaire, la lutte contre l’obsolescence programmée (qu’elle soit technique ou psychologique). A l’inverse, des solutions comme la géo-ingénierie embrasse des rêves de puissance d’un autre type, dont beaucoup peinent à croire qu’il sauront résoudre le problème. De nouveau, c’est en politisant la question que l’ingénieur peut s’en sortir, car si celui-ci se contente de rendre plus efficace les systèmes techniques sans repenser les systèmes sociaux, il se confrontera alors aux habituelles limites de toute amélioration de la performance : l’effet rebond (quand une ressource devient plus facilement accessible, on tend à en augmenter l’usage), et les additions énergétiques (le fait que les nouvelles énergies ne remplacent pas les anciennes, mais s’y ajoutent : nous consommons aujourd’hui bien plus de charbon qu’au XIXe siècle). Le scénario négaWatt 2017-2050 – issu de l’association du même nom, propose à ce titre d’arriver à 100% de renouvelable et de se débarrasser du nucléaire. On pourrait citer les conclusions du Shift Project (dans « Décarbonons ! 9 propositions pour que l’Europe change d’ère »), qui tablent plutôt sur le nucléaire. Les deux défendent cependant la nécessité d’aller vers plus de sobriété. Ces choix, politiques, renforcent l’idée selon laquelle des débats d’ampleur devraient se tenir, pourquoi pas dans un cadre de démocratie technique précédemment exposé. En France, la Commission nationale du débat publique (CNDP) mobilise depuis vingt ans différents publics autour des questions de « démocratie écologique », un récent rapport montre que les voix citoyennes sont tout à fait en mesure de faire dévier certains choix techniques. Quant à savoir si la démocratie est mieux à même de régler la question climatique que des régimes autoritaires, c’est une question qui divise encore. Cependant, on sait empiriquement que les pays autoritaires ou tendant vers l’autoritarisme (Brésil, Pologne, Etats-Unis) ont tendance à être dans la négation du problème climatique[2].

En conclusion : à mettre entre toutes les mains (d’ingénieurs)

J’en termine avec ce papier déjà trop long, mais il m’a semblé important d’aborder chacun des thèmes qui y sont développés, même succinctement, tant ils se complètent. Je dois dire que l’ouvrage est de ceux que l’on souhaiterait voir au programme de tous les cursus ingénieur. Il est particulièrement bien construit, délicatement critique (dans le choix des auteurs mentionnés plus que dans la radicalité des points de vue défendus) et abordable pour le néophyte (avec un peu d’accompagnement). De plus, chaque partie dispose d’une série de petites questions directement posées au lecteur. Ainsi, celui-ci peut se projeter à l’intérieur de sa propre pratique et avancer dans son positionnement politique.

Une autre grande satisfaction a été de voir que lorsque que l’on tire les ficelles du mot « éthique », on en arrive vite à la question démocratique ! Ce lien, essentiel, est celui qui manque aujourd’hui dans toutes les réflexions, souvent de surface, qui ont lieu autour de cette question. Laure Flandrin et Fanny Verrax n’y vont pas par quatre chemins, elles écrivent que l’ingénieur doit « politiser ses interventions sur la société et sur la nature, et d’entrer dans le débat public de manière à les confronter à d’autres points de vue par une discussion démocratique ». Cela demande à ce qu’il assume l’appartenance à plusieurs sphères qui pourraient bien entrer en contradiction de plus en plus souvent. La prise en compte de cette réalité ne se fera qu’au prix « de tensions morales éprouvantes » ajoutent-elles, mais n’est-ce pas une réalité que beaucoup d’entre nous partagent ? Coincés entre les injonctions à produire-consommer et nos convictions toutes personnelles qui se réveillent parfois, après avoir visionné un reportage sur Arte ?

En bref, un manuel à offrir à votre petite cousine qui vient de réussir le concours d’entrée à Centrale. Ou à vos copains ingénieurs un peu bourrus (j’en connais un certain nombre), pour qui la technologie c’est bien… juste parce que c’est bien.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

Laure Flandrin est maîtresse de conférences en sciences sociales à l’École Centrale de Lyon et chercheuse associée au Centre Max Weber. Fanny Verrax est philosophe. Elle travaille comme consultante et chercheuse indépendante dans le domaine des humanités environnementales et de l’éthique professionnelle.

Quelle éthique pour l’ingénieur, de Laure Flandrin, Fanny Verrax, aux éditions Charles Léopold Mayer, 300 pages, 25 euros.

[1] Enquête annuelle de l’Ademe sur les représentations sociales de l’effet de serre et du réchauffement climatique, analyse de Daniel Boy (Cevipof). http://www.ademe.fr/representations-sociales-leffet-serre-rechauffement-climatique

[2] Je reviendrai sur ce point très bientôt, dans le cadre d’un groupe de travail mené par Eric Vidalenc pour la Fabrique écologique : « L’urgence climatique implique-t-elle l’autoritarisme ? »

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Luc
Luc
4 années il y a

C’est intéressant mais ça passe sous silence la précarisation du métier d’ingénieur.

Les sociétés de prestation de service atomisent les réseaux professionnels des ingénieurs. Ils sont employés pour de courtes durées sur des missions bien spécifiques (d’un an environ), ce qui les empêchent d’avoir un quelconque pouvoir de décision et engendre la résignation.

De plus, en France en particulier, les principaux employeurs d’ingénieurs sont une poignée de grands groupes: Thalès, Airbus, Safran,… (pour tout ce qui est high tech). À part ces grands groupes il y a assez peu de choix, ils fournissent une source d’emploi majoritaire et sont pour la plupart dans des secteur très peu éthiques.

Enfin, avec l’introduction des techniques managériales, de moins en moins d’ingénieurs accèdent aux postes les plus importants. À la place, les postes dans les échelons supérieurs sont investis par des gens sortant d’écoles de commerce qui sont souvent éloignés de la technique (et de l’éthique). Les ingénieurs sont souvent relégués au rang de technicien++. Ils leur est difficile de d’influer sur les processus de décisions…qui sont eux-mêmes devenus incroyablement complexe de telle sorte qu’il n’est pas possible d’assurer une fonction technique et un pouvoir décisionnaire.

À part quitter leur boulot et créer leur propre boîte, le pouvoir d’actions d’ingénieurs, même politisés, est très limité.