Mary Beth Meehan : derrière les clichés de la Silicon Valley

Vu du vieux continent, la Silicon Valley est un El Dorado où de jeunes prodiges aux salaires faramineux changent le monde grâce aux nouvelles technologies. Alors que partout dans le monde beaucoup tentent d’imiter les modèles à l’origine de cette incontestable réussite industrielle, peu nombreux interrogent ce qu’il en coûte socialement aux populations locales. C’est pour répondre à cette question qu’on ne pose pas que la photographe Mary Beth Meehan a tiré le portrait de ceux qui, en périphérie des triomphants golden boys de la high-tech, subissent la montée des prix, le déclassement, la pauvreté. Discussion autour de son ouvrage Visages de la Silicon Valley, publié chez C & F Éditions.

« Quinze dollars de l’heure, c’est un montant ridicule dans la Silicon Valley »

Mary Beth Meehan (@marybethmeehan) est une figure bien connue du monde de la photographie, deux fois nominée pour le Prix Pulitzer (voir son site internet), elle a fait des portraits grande taille sa spécialité. En s’immergeant dans la réalité post-industrielle des Etats-Unis, c’est la justice sociale qu’elle questionne, comme dans son projet Seen/Unseen, en Nouvelle Angleterre. Quand Fred Turner, professeur associé à l’Université Stanford, découvre son travail, il lui propose une résidence de six semaines pour venir observer la Silicon Valley selon ses propres procédures, ce qu’elle accepte : « C’était il y a un an, il faut comprendre que Fred Turner réfléchit depuis longtemps à la Silicon Valley, mais dans des termes qui ne sont pas visuels. L’idée était de prendre le temps d’explorer la communauté comme un écosystème qui embarque une dimension historique, économique et des réalités sociales. En parallèle, nous avons souhaité conserver l’individualité de chaque personne ayant accepté de collaborer avec moi. »

La dimension sociale est venue cimenter cette alliance entre l’œil du photographe et le travail de Turner, qui a fait des racines historiques de l’industrie californienne l’objet de ses recherches. Une industrie qui souhaite convertir le monde à une vision bien particulière du bonheur, fait de réseaux et de technologies. Mary Beth Meehan et Fred Turner ne sont dupes, à peine l’entretien commencé la photographe m’expose un article de Recode au titre évocateur : Dans la Silicon Valley, les inégalités empirent pour tout le monde à l’exception des dix pour cent les mieux dotés », puis elle m’explique : « ce que nous voulions montrer, c’était à quoi ressemblait la vie des gens qui ne font pas partie de la perception publique de la Silicon Valley, de tout ce qu’on croit à l’étranger, de ce que voient les pays qui courent après ce modèle. Quelle est la face cachée de cette image « marketing » du lieu ? » Dans la réalité, une grande majorité des trois millions d’habitants de la Silicon Valley sont affectés plus ou moins directement par l’industrie technologique, du salarié de la classe moyenne au sans-abri, ne serait-ce que par l’explosion du prix des loyers. Mary se demande encore pourquoi les revenus significatifs de la région ne profitent qu’à une classe de « happy fews », et elle ajoute : « vous savez, Amazon a déclaré vouloir payer ses employés quinze dollars de l’heure, mais c’est un montant ridicule dans la Silicon Valley ! Et Jeff Bezos (ndl : PDG d’Amazon) souhaite se mettre à la philantropie ? Oublie la philanthropie, on te demande juste de payer correctement tes salariés. »

« C’est l’état d’esprit du lieu qui ronge les habitants »

C’est encore une surprise pour beaucoup : la Silicon Valley est, selon les mots de Mary Beth Meehan, une « sorte de tiers-monde » pour une bonne partie de ses habitants, elle compare même le lieu à Haïti, tout en nuançant les écarts de richesse. Quand on connaît les montants des salaires pourtant, on jurerait l’inverse : le moindre ingénieur démarrant avec cent, voire deux cent mille dollars par an. Bien plus encore pour le top-management. L’Europe fait pâle figure devant ces chiffres astronomiques… mais en trompe l’œil. La photographe me raconte sa visite chez Gee et Virginia qui cumulent à deux, trois cent cinquante mille dollars par an (six fois le salaire national médian), une somme. Et pourtant, c’est tout juste ce qui permet d’entrer dans la classe moyenne pour ce couple avec trois enfants, probablement parmi les mieux dotés de l’ouvrage photo : « ils ne vivent pas du tout dans l’opulence des gens qui peuvent sortir pour faire chauffer la carte bleue et remplir la maison de meubles », m’explique la photographe.

Même histoire pour Erfan, une jeune femme d’origine iranienne dont le mari est ingénieur chez Google : « J’étais dans sa maison en juillet, j’ai pris son portrait. Elle m’a parlé de ce problème, existentiel dans le fait de vivre ici. Cette idée que ses proches en Iran doivent penser qu’elle est riche parce qu’elle vit en Californie et que son mari travaille chez Google. Elle pense que le jeu n’en vaut pas la chandelle, les coûts, financiers et psychologiques sont trop élevés. » Quand ce ne sont pas les problèmes économiques, c’est l’état d’esprit du lieu qui ronge les habitants, ce système axé sur la performance et la compétition, qui grignote le temps et parasite les pensées. Comme Justyna par exemple, docteure en sciences de l’ingénieur d’origine polonaise qui a remporté un concours organisé par la Maison Blanche. Avec son équipe, Justyna a mis au point un système de drones volant au secours des populations touchées par des catastrophes naturelles. Une belle réussite à la pointe du progrès. Elle n’a trouvé aucun financement dans la Silicon Valley, une désillusion pour la chercheuse qui regrette que ce monde, capitaliste, ne jure que par les business models.

Portrait de Justyna

« Si vous ne vivez pas dans une caravane, vous n’avez plus le temps de vivre car vous travaillez trop, pour payer les factures. »

Qu’en est-il alors, lorsqu’on redescend quelques barreaux de l’échelle sociale ? Si ces premières rencontres sont édifiantes mais ne font qu’introduire une réalité beaucoup plus profonde encore. Dans la Silicon Valley me confie Mary : « les professeurs ne vivent plus dans les villes où ils enseignent, personne ne participe plus à la vie des autres, c’est comme s’il y avait une panne sociale. Si vous ne vivez pas dans une caravane, vous n’avez plus le temps de vivre car vous travaillez trop pour payer les factures. » Une réalité dont témoignent de nombreux portraits réalisés par la photographe, comme celui de Cristobal, agent de sécurité chez Facebook (dont la photographie illustre cet article). Comme beaucoup d’emplois de ce type, celui-là est sous-traité. Cet ancien vétéran de l’armée américaine gère l’arrivée des bus de salariés. Avec vingt et un dollars de l’heure, il ne peut pas se payer un logement dans la Silicon Valley, alors il vit dans un cabanon au fond d’une cour à Mountain View. Cristobal, nous rapporte l’ouvrage, se considère comme membre d’une armée de travailleurs qui font de leur mieux pour soutenir les grandes entreprises high-tech. Mais jamais il ne voit une part de la richesse ruisseler vers eux. Un peu d’espoir peut-être, à San Francisco, ville championne des inégalités sociales, où une taxe sur les grandes entreprises vient d’être votée pour aider les SDF, une décision plébiscitée par les citoyens, mais qui divise les acteurs de la tech.

Richard, de son côté, illustre l’ancienne génération qui a pu accéder à la classe moyenne. En 2010, cet employé de l’industrie automobile gagnait plus de deux cent mille dollars à l’année. Après le rachat par Tesla de l’usine dans laquelle il travaillait, il tombe à quarante mille dollars. On lui demande de travailler jusqu’à douze heures d’affilée, cinq à six jours par semaine, une dégringolade qui n’a rien de surprenante. L’homme ne se plaint pas, il a un logement et sait que les jeunes recrues dorment dans leurs voitures et récupèrent les plages horaires les plus longues. L’année dernière, il a commencé à discuter avec le syndicat United Automobile Workers (UAW) dans le but d’améliorer les conditions de travail. Bien qu’il n’ait jamais eu de mauvaises évaluations, il s’est fait renvoyé par Tesla, avec quatre cent autres travailleurs. Rien de surprenant ici non plus, la Silicon Valley n’est pas franchement habituée à la discussion syndicale, qu’elle vienne des cols bleus ou des cols blancs. Richard, qui fait l’affiche de la rencontre organisée à Paris par C & F Editions, « aurait adoré venir », me dit Mary, mais il est trop occupé à continuer la lutte syndicale avec ses anciens collègues. Aux dernières nouvelles, il serait en procès pour récupérer son job.

Portrait de Richard

« Mon travail pourrait tout aussi bien être balayé ou considéré comme une propagande de gauche »

Quant à savoir si ces témoignages peuvent donner naissance à une nouvelle perception de l’industrie technologique, la question demeure complexe. Si on se fie à l’actualité, il semblerait qu’une certaine prise de conscience émerge : ce monde high-tech doit maintenant répondre des conditions de travail de son sous-traitant Foxconn, faire face aux dégâts environnementaux immenses dont il est à l’origine, gérer les colères des salariés refusant de travailler indirectement pour des projets militaires et enfin, affronter les nombreuses critiques qui l’accusent d’orienter l’attention des utilisateurs avec des effets néfastes pour la démocratie. A cela s’ajoute cette vision pragmatique, concrète, du terrain : dans la Silicon Valley, on vit mal. Mary Beth Meehan ne sait pas me dire s’il s’agit seulement d’un contrat social en retard, s’il suffirait d’un nouveau compromis fordiste pour apaiser ces douleurs. En fait, Mary ne répond pas aux questions qui concernent l’économie, elle me raconte seulement ce qu’elle a vu. Elle redoute cependant, que son message ne soit victime du moment de « post-vérité » que connaissent les Etats-Unis et ne rejoigne un flux des fake-news : « mon travail pourrait tout aussi bien être balayé ou considéré comme une propagande de gauche. J’aimerais penser qu’en montrant ce que nous avons décidé d’occulter, nous avons servi à quelque chose, mais je ne suis pas très confiante. Je ne crois pas que les gens qui en première instance ne sont pas d’accord avec nous pourraient changer d’avis. »

L’industrie technologique n’est pas la seule à privilégier ses petites élites, à produire ces effets néfastes sur la société. De ce point de vue, c’est une industrie comme beaucoup d’autres avec ses dettes cachées, sociales, environnementales, culturelles. Quand je demande à Mary ce qu’il en est du mythe de la Silicon Valley selon lequel la technologie améliore le monde, elle est catégorique : « c’est très concrètement faux pour trois millions de gens, prenez l’avion jusqu’à San Francisco, roulez jusqu’à Mountain View et regardez toutes les caravanes, beaucoup d’entre eux travaillent dans cette industrie ». C’est comme si la high-tech et les GAFAs, reproduisaient sur terre les mêmes erreurs qu’on leur reproche en ligne. Aux tensions xénophobes correspondraient les phénomènes de « bulles informationnelles » qui enferment les individus dans leurs opinions. A l’explosion de la pauvreté et à l’écart grandissant entre « haves et have-nots », répondraient les systèmes algorithmiques biaisés, reproduisant ou renforçant les inégalités de classe. La fuite vers un monde virtuel dont on peine encore à jauger l’utilité nette, elle, coïnciderait avec l’éclatement des communautés locales et la difficulté à se parler entre voisins. Personne ne peut dire si la Silicon Valley préfigure en miniature le monde qui vient, pas même Mary, qui termine pourtant son ouvrage autour du mot « dystopie ».

La photographe me livre à demi-mot un sentiment profond, une inquiétude presque maladive, aujourd’hui encore (08 novembre 2018), une nouvelle fusillade a fait douze morts en Californie, devant une discothèque. Ce « nouveau normal » n’a rien de normal, me dit Mary : « on ne sait pas quelle société nous sommes en train de créer, ni quels seront les effets de l’utilisation dérégulée des données personnelles, de la diffusion de fake news… Voilà pourquoi j’ai souhaité encapsuler mon expérience dans ce livre qui peut être une petite pierre supplémentaire pour le bien commun ».

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb)

Visages de la Silicon Valley, chez C & F Editions, photographies et récits Mary Beth Meehan Essai Fred Turner.
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[…] lire « Get the fuck out of Oakland ». Il faudra encore quelques années supplémentaires et le travail de la photographe Mary Beth Meehan pour que l’on mette des visages sur ces gens qui, pas si loin du CES de Las Vegas, vivent dans […]

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[…] celui des banlieues environnantes de son siège dans la Silicon Valley, qui accuse une très forte disparité de revenus, alors il y a de quoi douter. Nous devrions nous départir de ce mode de pensée qui prétend […]

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