Apocalypse Nerds : plongée dans le technofascisme

Avec Apocalypse Nerds (chez Divergences), Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet dressent un minutieux portrait des nombreuses tendances qui composent le « technofascisme », cette nouvelle phase autoritaire que la Silicon Valley impose au monde. Le technofascime tire ses racines idéologiques des sphères libertariennes biberonnées aux fantasmes eugénistes, prolongés dans la période récente où certains magnats de la « tech » ont désormais les moyens de leurs ambitions. 

L’ouvrage, clair et bienvenu, documente diablement bien la matrice, ou plutôt les multiples matrices réactionnaires qui tissent la toile du techno-fascisme. Pour les auteurs, celui-ci est moins la superposition de gadgets rhétoriques qu’un « nouveau régime d’action, modulaire, distribué, post-idéologique, où l’autorité s’administre comme un service et se déploie à l’ombre des institutions qu’elle aura préalablement affaiblies.  » (p. 18) 

Ce n’est pas non plus la répétition des totalitarismes du XXe siècle, quand bien même la dimension ségrégationniste reste centrale. La composante technologique quant à elle, se décline en autant d’entreprises versées dans la surveillance de masse et la reconnaissance faciale (comme Clearview), de patrons désirant calquer le fonctionnement de l’État sur celui d’une infrastructure informatique (API, « Network state », etc.) le tout mâtiné d’une kyrielle d’idéologies en « -isme » dont on perçoit parfois mal comment elles s’articulent. 

Aussi l’ouvrage fera office de dictionnaire ultime pour les différencier : du « formalisme » de l’idéologue Curtis Yarvin (un retour à la verticalité monarchique), au « national-accélérationnisme  » (mix de souverainisme économique et de national-populisme) en passant par le techno-césarisme (sorte de rêve d’ingénieur donnant le pouvoir aux QI les plus élevés) ou encore le « paléo-libertarianisme » (un libertarianisme purgé du progressisme social), on comprend que la cartographie est fournie (on pourrait ajouter le « singularitisme », le « néo-eugénisme », « néo-fusionnisme », etc.). Ces mouvements toutefois, ont en partage une idée plus générale suivant laquelle la démocratie est une fiction moribonde, et que « la technologie est plus fiable que les institutions humaines. » (p. 43).

Une des caractéristiques des techno-fascistes est donc de permettre l’invocation d’une multitude de concepts-marteau ou, à tout le moins, de mettre à jour l’ensemble du logiciel réactionnaire en y adjoignant les dernières innovations en vigueur, intelligence artificielle au premier plan. Cela n’est évidemment pas sans effet, le grand avantage de l’ouvrage d’Hadjadji est Tesquet est de reconstituer ce qui lie ces idéologies au monde matériel dans la séquence faisant suite à la nouvelle élection de Trump : renvoi massifs de fonctionnaires (dans le cadre du DOGE), blanc-seing donné aux Big Tech (abandon progressif de toute régulation, attaques à peine voilées des pays souhaitant les réguler), jusqu’aux villes privées en haute mer, au Honduras notamment, où les plus riches pourraient vivre leur rêve sécessionniste à l’abri de la plèbe. Les auteurs font leurs les thèses de l’historien Canadien Quinn Slobodian qui explique que l’essor de ces mouvements est l’illustration d’une nouvelle vague réactionnaire lié à l’épuisement du néolibéralisme, et à son regain d’intérêt pour les questions relatives à la race, à l’intelligence, à la hiérarchie des sexes, etc. Une sorte de « nouvel esprit » du néolibéralisme inversé, où les ultimes justifications seraient finalement celles qui mènent au fascisme, auquel il ouvre directement la voie. Aussi, on pourra toujours trouver à redire sur la nécessité de préfixer le fascisme d’un énième « Techno », mais il me semble que suffisamment de prudence est émise pour éviter de tomber dans le vague conceptuel.

L’ouvrage est donc à lire en détail pour saisir les subtilités de cette vague justement, ses acteurs et contre-élites, ses think-tanks et autres organismes de promotion du pire. On notera quelques écarts vers la France, où certaines de ces thèses commencent à être déclinées à bas bruit. On trouve aussi ici des admirateurs des régimes les plus fascisés, de Bukele au Salvador (autoproclamé « dictateur le plus cool de la planète ») à Milei en Argentine – on pourrait sans doute facilement remonter à Pinochet, si les langues se déliaient vraiment. 

Comment lutter contre cette « architecture du cauchemar » ? (p. 171), on ne trouvera pas beaucoup de réponses dans Apocalypse Nerds qui appelle à l’indignation et remplit sa mission de cartographie critique et idéologique du phénomène. C’est donc maintenant que tout commence.

Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, Apocalypse Nerds, Comment les techno-fasciste ont pris le pouvoir, Divergences, (parution 19 septembre 2025), 17 euros.

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