« Nucléaire ? Non merci ! ». Je vous parle d’un temps où ce slogan, flanqué d’un soleil rouge aux yeux fermés sur fond jaune, se déclinait en autant de badges et de stickers collés à l’arrière des bagnoles. Le mouvement anti-nucléaire était à son apogée, on rêvait tout haut d’une alternative à l’atome : le panneau solaire. On notera la tonalité du message depuis tombé en désuétude, une formule de politesse. Cinquante ans plus tard, tout a basculé. Des géants de la tech promettent de remplacer les travailleurs par des intelligences artificielles qui, en 1975, auraient semblé tout droit sorties d’un film de science-fiction. Google annonce avoir doublé sa consommation énergétique entre 2020 et 2024 – et plus personne ne s’en étonne. Le nucléaire devient la planche de salut d’une industrie vorace en électricité, dopée aux data centers. De la course à l’atome à la course à l’IA, il s’est passé un éclair et quelques renversements : on craint désormais plus le « boom » algorithmique que l’explosion d’un réacteur. L’un et l’autre n’en verrouillent pas moins une énième « dépendance au sentier » ou comme on dit souvent, l’innovation c’est comme le dentifrice, une fois sorti du tube on peine à l’y remettre.
Du neuf avec du vieux
Septembre 2024. Microsoft annonce la relance de l’unité 1 de la centrale de Three Mile Island (Pennsylvanie), fermée depuis 2019 – là même où s’était produite, en 1979, la pire catastrophe nucléaire civile aux États-Unis. Dans un rayon de huit kilomètres, les enfants et les femmes enceintes sont évacués. Un autre argentier de la Silicon Valley, l’inénarrable Peter Thiel, réhabilite quant à lui la première installation américaine d’enrichissement d’uranium à Paducah (Californie), construite dans les années 1950 pour renforcer l’effort de défense nationale. Fermée en 2013, l’usine était en phase de décontamination. Un bel exemple de glissement d’un actif stratégique, prérogative de l’État, vers le privé. Du côté de Mark Zuckerberg, Meta (ex Facebook) signe en juin 2025 un accord avec Constellation Energy, qui opère un site nucléaire dans l’Illinois, devant initialement fermer en 2027. Il en reprend pour vingt ans. Le nucléaire, jadis épouvantail et symbole d’une peur collective, redevient un actif convoité et relancé à travers ces rénovations tardives.
Pendant ce temps, d’autres magnats de la Tech misent sur les technologies nucléaires d’après-demain. Jeff Bezos soutient General Fusion, une entreprise canadienne spécialisée dans la fusion nucléaire – une technique consistant à reproduire, en laboratoire, l’énergie produite au cœur du Soleil. Même son de cloche chez Sam Altman (Open AI) désormais « Chairman » de la startup Oklo qui projette en plus, de réemployer les déchets nucléaires pour en faire du combustible. L’effervescence est bien là. Sur le site du Nasdaq, on se demande s’il est pertinent d’investir dans le nucléaire : la réponse est oui. Tout est bon pour « décarboner », dans l’épaisseur du trait d’une croissance vertigineuse qui en pousse d’autres à carrément envisager d’envoyer les data centers en orbite terrestre, mais c’est une autre histoire.
« Esclaves énergétiques »
La course l’IA ne connaît pas de frontières, celle de l’atome non plus. En France, le développement de l’IA s’accompagne non seulement d’un détricotage du droit environnemental mais milite aussi pour une relance du nucléaire. Aux appels d’Emmanuel Macron à brancher l’IA sur l’énergie décarbonée made in France (« Plug, baby, plug »), répond un même projet au Rassemblement National, celui d’en finir avec les énergies dites renouvelables et de bâtir 20 nouveaux réacteurs EPR d’ici 2036 (5 à 14 pour le camp macroniste). Le RN va d’ailleurs plus loin dans une récente proposition de loi qui propose de « miner » du bitcoin avec le surplus d’électricité des centrales. Chez Zemmour, on projette aussi quatre nouveaux EPR d’ici 2050 avec l’espoir assumé qu’un jour l’IA et les robots puissent enfin grand-remplacer les immigrés. Un triste gag qui ne dévie pas tellement des visions portées par Altman ou Musk, avec leurs robots destinés à éliminer les métiers du support client ou les tâches manuelles (gérées par Optimus, l’homme de fer de Musk). En ligne de mire, une IA à notre service, sur le mode de l’asservissement ou de l’arraisonnement. C’est le retour des « esclaves énergétiques » : cette idée, un brin mathématique, qu’un objet technique fournit à chaque humain la puissance de dizaines d’esclaves. Ce que l’automate promet, le réacteur le réalise.
Pour atteindre cet objectif, l’IA est couplée à l’atome, au prix d’une croyance rémanente, celle d’une ressource infiniment disponible et fonctionnant en cycle fermé. Pour le dire avec le philosophe Ange Pottin, on attribue facilement au nucléaire des vertus découplées des réalités terrestres : il en va de même avec l’IA. En attendant les robots, l’appareillage des deux a surtout pour objet d’atomiser le travail. En cas de problème, il y aura bien un startuper pour nous vendre des pastilles d’iode.
1) Keith Speights, « Billionaires Bill Gates, Jeff Bezos, and Sam Altman Are Investing in Nuclear Energy Hand Over Fist. Should You? », Nasdaq, 11 novembre 2024.
2) Traduction : « Branche, bébé, branche », réponse d’Emmanuel Macron à Donald Trump (« drill, baby, drill ») lors du salon VivaTech 2024, en défense de l’énergie nucléaire.
3) Robin D’Angelo, Corentin Lesueur, « Pourquoi l’extrême droite mise autant sur les cryptomonnaies », Le Monde, 30 juillet 2025.
4) Comme il le dit lui-même : « Nous aurons demain des robots, avec l’intelligence artificielle, qui pourront faire beaucoup des travaux aujourd’hui dévolus aux immigrés. » Voir V. Rouxel, A. Chanteloup, J.P. Tarini, « Éric Zemmour : l’IA va-t-elle remplacer les immigrés ? », France Télévision, 24 mai 2025.
Ange Pottin, Le Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre, La Découverte, 2024.
Une chronique à lire dans le magazine Fracas (n° 5), en kiosque !
