Aux sources de la révolte des « travailleurs de la tech » aux Etats-Unis

Dans Logic, Ben Tarnoff (@bentarnoff), signe un remarquable essai, The Making of the Tech Worker Movement, dans lequel il revient sur l’émergence du mouvement des « Tech workers » aux Etats-Unis. Depuis plusieurs années, les grandes entreprises du numérique font face à de vifs mouvements de contestation auxquelles elles n’étaient pas particulièrement préparées. Tarnoff fait le point sur ces mobilisations, leurs origines, et identifie ce qui soude une multitude de fronts en un mouvement unique.

Le feu aux poudres

En novembre 2018, dans plus de cinquante villes autour du monde, 20 000 employés de Google battent le pavé pour manifester leur mécontentement. La cause : Andy Rubin, le créateur d’Android, est accusé de harcèlement sexuel, mais largement soutenu par son management. Il se voit offrir un parachute de sortie d’une valeur de 90 millions de dollars, une affaire relayée par le New York Times. La colère prend la forme du « Google Walkout for real change », un mouvement collectif surprenant dans ce monde de la tech habituellement si lisse. Pourtant, comme l’expliquent certains de ses organisateurs : « nous ne sommes qu’une petite partie d’un mouvement qui grandit depuis longtemps. Nos sources d’inspiration sont aussi bien les femmes travaillant dans des fast-food qui ont mené des actions contre le harcèlement sexuel, que celles du mouvement #meetoo qui exigent d’en finir avec ces pratiques. »

Ces manifestations seront suivies de nombreuses autres, sur des sujets bien différents (contrats avec l’armée ou la police aux frontières, impact climatique des nouvelles technologies). Elles mobiliseront des travailleurs à de multiples endroits, tant géographiquement que dans la hiérarchie des métiers de la tech. Peut-on parler d’un nouveau conflit de classe, au sens marxiste du terme ? C’est évidemment plus complexe. Le capitalisme moderne, rappelle Tarnoff, a accouché d’une multitude de sous-classes, dont certaines sont plus proches que d’autres des intérêts du capital. Beaucoup de travailleurs de la tech se retrouvent, du fait de leur position privilégiée dans le processus de production, et de leurs compétences recherchées, dans une « position contradictoire de classe », telle que définie par le sociologue Erik Olin Wright. Pour ceux-là, la dichotomie entre bourgeoisie et prolétariat n’est pas la grille d’analyse privilégiée. Pour autant, ils réalisent peu à peu qu’à certains degrés, pour des raisons notamment liées à la race et au genre, ils sont aussi des prolétaires.

Tous prolétaires

Il n’est pas aisé de savoir ce qu’on entend par  « travailleurs de la tech », tant les métiers réunis sous la formule peuvent varier. Pour Tarnoff, on retrouve schématiquement trois catégories de « tech workers ». D’abord, les sous-traitants qui n’ont pas un métier « de bureau » : gardiens de sécurité, personnels de restauration, cuisiniers, etc. Ils sont en support de l’activité de l’entreprise, pas au cœur. Viennent ensuite les sous-traitants avec des tâches « de bureau », par exemple les modérateurs, et certaines fonctions de support informatique ou commercial. Enfin, la troisième catégorie rassemble les travailleurs directement employés par les entreprises de la tech (les salariés). Sans surprise, il existe une hiérarchie implicite entre ces trois catégories de travailleurs.

Les revendications sont également de plusieurs types. On retrouve d’abord les mouvements qui demandent de meilleurs salaires, couverture santé et plus d’équité au travail, notamment sur les questions liées au sexisme, au racisme et autres formes d’oppression. Puis viennent les questions écologiques (consommation de ressources), et enfin, la colère liée aux dégâts sociaux occasionnés par certaines technologies et contrats avec l’armée.

Il faudrait ajouter à cela que les modes de revendications sont souvent fonction du type de travailleurs. Le mode d’action des cadres est le plus généralement la lettre ouverte (souvent à l’attention des dirigeants eux-mêmes). Du côté des travailleurs non-cadres, la manifestation est le mode d’action privilégié. Naturellement, il y a de nombreuses exceptions, le Google Walkout en est une.

Historiquement, les mouvements syndicaux au sein des entreprises technologiques ne sont pas légion. Chez les salariés les mieux lotis, l’allégeance aux entreprises s’est construite sur la base d’une convergence des intérêts entre cadres et patronat (on pourrait ici évoquer la théorie de l’agence, qui facilite cette convergence par la mise en place de bonus, d’accès facilité à des portefeuilles d’actions, etc.). En des termes plus philosophiques et spinoziens, le philosophe Frédéric Lordon parle d’angle Alpha – un enrôlement des puissances d’agir des employés au service des objectifs de l’entreprise… Tarnoff évoque, lui, une « identification émotionnelle à l’entreprise », elle-même rendue possible par le lissage des conflits entre employés et patrons, notamment via la mise en place de modes de management horizontaux et d’équipes de travail semi-autonomes.

Pour autant, les contestations pour de meilleurs salaires et des conditions de travail moins toxiques ont toujours existé dans la Silicon Valley. Dans les années 1990, des sous-traitants travaillant dans les semi-conducteurs avaient interrompu des réunions d’actionnaires chez Apple, et poussé jusqu’à la grève de la faim ! Vingt ans plus tard, ces pratiques refont surface : entre 2014 et 2017, ce sont 5000 sous-traitants d’Apple, Tesla, Twitter, LinkedIn, EBay, Salesforce, Yahoo!, Cisco, ou encore Facebook qui se sont syndiqués. Parmi eux, des gardes de sécurité et personnels de restauration : des populations prioritairement touchées par les phénomènes de gentrification produits par la montée des prix dans les grandes villes de la Silicon Valley. Les combats de ces sous-traitants vont progressivement déteindre sur les salariés d’autres des entreprises de la tech. Tarnoff résume : « Malgré les standards managériaux consistant à séparer les travailleurs les uns des autres, les gardes de sécurité et les ingénieurs informaticiens, ceux-ci occupent tout de même les mêmes espaces physiques. Cela créée des occasions d’interagir, de la solidarité, et permet de ressouder les collectifs fracturés ».

Cette convergence va trouver une courroie de transmission avec la Tech Worker Coalition (TWC), une organisation créée en 2014 et qui promeut un rapprochement des différents types de travailleurs du secteur. En 2017, la TWC a par exemple soutenu les travailleurs des restaurants de Facebook, les invitant directement à entrer dans le campus de la société. Dans un registre similaire, Stephanie Parker, une des salariées à l’origine du Google Walkout témoigne : « Le courage des travailleurs des cafétérias et des gardes de sécurité de la Silicon Valley qui demandaient à pouvoir bénéficier de certains avantages a été pour moi et de nombreux autres une inspiration. Cela m’a aidé à faire le parallèle entre leurs luttes et ma propre expérience de femme noire dans la tech ». L’analyse de Tarnoff est de ce point de vue éclairante. Les questions raciales et de genre, rappelle-t-il, ont été les catalyseurs d’une prise de conscience chez les salariés habituellement éloignés des luttes sociales. Ceux-là, et notamment les femmes et les noirs, réalisent qu’ils vivent quotidiennement dans une position qu’on pourrait qualifier de prolétaire, par rapport au reste des salariés. Ceci pourrait notamment expliquer pourquoi beaucoup des mouvements récents dans la tech ont été menés par des femmes et par des noirs.

L’effet Trump

L’élection de Donald Trump en 2016 n’a pas été sans effets sur les mobilisations des travailleurs de la tech aux Etats-Unis. Historiquement, la Silicon Valley est plutôt proche des démocrates. En avril 2016, face à la rhétorique anti-immigrationniste de Donald Trump, Mark Zuckerberg déclare que celui-ci « construit des murs et pas des ponts ». Mais le vent tourne, et l’élection du nouveau président met en exergue les quelques poches d’entrepreneurs républicains – à commencer par Peter Thiel, un de ses conseillers et co-fondateur de deux sociétés majeures : Paypal et Palantir – la dernière est spécialisée dans l’analyse de données, notamment dans le secteur de la défense. Le « Tech Summit », qui se tient en fin d’année 2016, sanctuarise ce rapprochement entre certaines entreprises technologiques et la nouvelle administration. A la clé, de nombreux contrats pour l’armée, et les services de l’immigration. Trump, qui avait annoncé vouloir bâtir une « base de données de musulmans » afin de faciliter les expulsions, cherche ses maîtres d’ouvrage.

2016 est également l’année où se monte la Tech Solidarity (@TechSolidarity), un mouvement qui s’oppose aux projets technologiques racistes de Donal Trump. 3000 travailleurs de la tech signent le manifeste Never Again, un texte dans lequel ils expliquent qu’ils refusent de construire des bases de données facilitant la reconnaissance de personnes selon des critères de race, de religion ou pays d’origine. Dans les mois qui suivent, les lettres ouvertes pleuvent, le mouvement dit du « Techlash » fait son apparition dans les médias. De nouveau, la Tech Worker Coalition vient structurer les contestations. En 2017, elle organise une manifestation devant le siège de Palantir. Des employés de Google, Facebook, Intel ou encore Cisco y participent (à noter également, la prise de parole de Sundar Pichai, PDG de Google, en soutien au mouvement de contestation).

Mais Google est loin d’être irréprochable. En juillet 2017, James Damore, ingénieur, fait circuler par mailing list un mémo dans lequel il dénonce la politique de l’entreprise en terme de diversité. Il écrit que les femmes sont biologiquement inaptes à coder. Certaines réactions de salariés, outrés, fuiteront sur des sites comme 4chan ou Breitbart. S’en suivront des campagnes de harcèlement envers eux, et particulièrement les personnes queers, transgenres ou noires. Puis c’est le projet Maven qui suscite l’émoi des salariés. Celui-ci consiste à doter les drones de guerre américains d’intelligences artificielles… ce qui conduira plusieurs salariés de Google à présenter leur démission

Les « affaires » s’empilent. Pour beaucoup, elles sont vécues comme une trahison. L’image positive des pionniers du web (« don’t be evil »), cède place à une hostilité croissante envers les grandes entreprises technologiques. Les salariés de la tech réalisent que malgré leurs bons salaires et leurs situations confortables, ils n’ont aucun pouvoir. Non seulement ils ne décident de rien, mais leurs intérêts ne sont pas nécessairement alignés avec ceux de leur hiérarchie. Ce retour de la conflictualité, salutaire, sera contagieux. Dans les mois qui suivent, on voit naître des contestations similaires chez Amazon, Salesforce, et bien d’autres… La distance parcourue depuis 2017 est considérable.

Convergence(s)

En 2019, les effets de convergence se consolident. Les sous traitants, qui comptent pour 40 à 50% des effectifs des entreprises de la tech, nouent des relations de plus en plus étroites avec les cadres salariés. Fin 2018, les participants au Google Walkout publient une lettre ouverte dans laquelle ils demandent de meilleurs conditions de travail pour la force de travail de l’ombre de Google (“Google’s shadow workforce”). Le texte insiste sur la dimension raciale de la structuration des classes sociales : les sous-traitants, qu’ils soient cols bleus ou cols blancs, sont bien souvent des noirs. Chez Facebook, c’est le groupe « Workers for Workers » qui lutte pour l’égalité de traitement entre salariés et sous-traitants.

Au printemps 2019, quand Google met fin à 34 contrats de sous-traitants ayant œuvré à la conception du « Google Assistant », 928 salariés de l’entreprise signent une nouvelle lettre ouverte en soutien à ces travailleurs. Tarnoff analyse : « si les ingénieurs informaticiens avaient perçu leur position contradictoire de classe à travers leur solidarité avec les gardes de sécurité, c’est un autre phénomène qui a lieu à ce moment. Les salariés savent que certains sous-traitants mal considérés occupent les mêmes fonctions qu’eux. Ce qui motive cette prise de conscience, c’est le risque de leur propre prolétarisation. »

Le mouvement de syndicalisation des différents types de travailleurs progresse. En 2019, un groupe de sous-traitants spécialistes en analyse de données de chez Google décide de rejoindre le syndicat des métallos. Début 2020, ce sont les salariés internes de Kickstarter qui rejoignent le « Office and Professional Employees International Union » (OPEIU), un vote historique. Ces deux événements signent le début d’un mouvement de syndicalisation inédit chez les cols blancs dans la tech. Parallèlement, naît un mouvement de solidarité inter-entreprise. En septembre 2019, des salariés d’Amazon demandent à leur entreprise de devenir neutre en carbone d’ici 2030, et de ne pas financer des lobby climato-négationnistes. Ils sont rejoints dans leur combat par des salariés de Facebook, Google, Microsoft et Twitter.

Les entreprises restent cependant très hostiles à ces mouvements. En 2019 toujours, Google renvoie quatre salariés trop gênants. Les stratégies anti-syndicales (« union-busters ») s’illustrent également par une surveillance accrue des salariés identifiés comme fauteurs de trouble chez Amazon, ou encore Google). Le renvoi récent de Timnit Gebru, co-directrice technique de l’équipe Éthique et intelligence artificielle (encore chez Google), ne fait qu’ajouter a cette liste une personne de plus, une personne susceptible de mettre en lumière l’incapacité manifeste de l’entreprise à s’auto-réguler…

Pourquoi parler d’un « mouvement » des travailleurs de la tech ?

On conviendra avec Ben Tarnoff qu’il n’est pas aisé de conclure dès maintenant sur un phénomène qui suit encore sont cours. Il reste toutefois possible de tirer certaines conclusions.

La première tient sans doute dans le fait que malgré l’hétérogénéité des luttes et des critiques internes à l’univers de la tech, et malgré le flou qui entoure ce terme, nous percevons bien ce qui ressemble un « mouvement », et ce mouvement n’est pas une pure construction intellectuelle. Bien que les problèmes de harcèlement, le refus de certains contrats militaires, ou encore l’impact du secteur sur le climat ne sont pas directement liés, ils le sont dans la mesure où ils signalent une incapacité commune des travailleurs à peser sur les directions stratégiques de leurs entreprises. Plus de contrôle : c’est ce qui est demandé, par-delà les appartenances de classe. Plus de contrôle sur les conditions de travail. Plus de contrôle sur ce qui est produit, et sur les conditions d’utilisation de ce qui est produit.

Ce manque de contrôle n’est certes pas nouveau. Mais il devient plus visible alors que les controverses se multiplient. Par ailleurs, les critiques externes, celles du grand public, affectent également les travailleurs, notamment les cadres, qui ne peuvent plus faire abstraction des impacts sociétaux produits par les outils qu’ils développent. Plus encore dans la mesure où ces impacts négatifs sont inégalement répartis dans la population. Ils reflètent des inégalités de race et de genre préexistantes. Or les points de contact entre ceux qui bâtissent les systèmes et ceux qui les subissent tendent à se multiplier. Si la base de données des musulmans a suscité tant d’émoi, c’est aussi parce que beaucoup de travailleurs de la tech sont des immigrants, qui ont bien perçu qu’ils pourraient devenir la cible de tels systèmes. Tarnoff résume : « les questions de race et de genre ont catalysé la formation d’une classe. Les femmes et les noirs ont largement mené les mobilisations, et se sont très souvent exprimé dans les termes d’une classe prenant conscience d’elle-même » – une « classe pour soi » suivant la terminologie marxiste.

Quelle leçon la gauche (« socialists ») peut-elle tirer d’un tel mouvement, demande Tarnoff. Pour lui, cela illustre le fait que le contrat implicite entre le patronat et les classes de travailleurs intermédiaires – celles qui prennent conscience de leur position intermédiaire de classe – est en réalité fragile. Les lieux de désalignements manifestes entre les intérêts des uns et des autres sont autant d’occasions de développer des mouvements de solidarité avec les classes plus prolétaires. Cependant, les victoires sont rares et également fragiles. Elles rappellent l’impérieuse nécessité de donner au combat des tech workers une assise solide, qui prend racine dans les mouvements « du bas », ceux qui proviennent des gardes de sécurité, des chauffeurs, des travailleurs en entrepôt : « le socialisme a besoin d’amis dans les couches intermédiaires, mais il doit être mené par le bas ».

NB : sur le site organizing.work, Carmen Molinari poursuit la réflexion et pose un certain nombre de limites au liens qui se nouent aujourd’hui entre les différentes classes de travailleurs de la Tech. Pour elle, c’est avant tout dans l’entreprise, et dans les situations de travail que les luttes doivent se jouer. La culpabilité des salariés les mieux lotis ne doit pas être la raison de leur soutien aux autres travailleurs, et ces derniers ont surtout besoin de s’organiser autour de leurs propres problèmes, et de gagner en confiance quand il s’agit de défendre leurs droits. Elle écrit : la division entre les travailleurs disposant de compétences rares, et les autres (skilled / unskilled) produit de la culpabilité. Celle-ci tend à faire croire aux salariés « du haut » qu’ils ont plus en commun avec leur management que les autres. Cette tactique est utilisée par les employeurs depuis plus d’un siècle. »

NB : pour pousser dans cette direction, Logic ouvre en janvier un cours de 12 semaines pour former les travailleurs de la tech à l’activisme dans leur entreprise !

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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[…] et des démissions (Ben Tarnoff en avait retracé les sources et l’histoire plus complète par ici). Pour répondre à ces différents fronts de critiques, l’entreprise a […]

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[…] a publié notamment un manifeste, The Making of tech worker movement – dont avait rendu compte Irénée Régnauld dans Mais où va le web ? -, ainsi que Voices […]

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