Comment s’absoudre des dilemmes liés à la sous-traitance du travail de la donnée

Dans un article publié dans la revue Big Data & Society, « Nettoyer les données : Négocier le sens, la morale et l’inégalité dans une startup technologique », le chercheur Benjamin Shestakofsky examine la manière avec laquelle une entreprise qui sous-traite le travail de la donnée (collecte, traitement, nettoyage des données) auprès d’une main d’oeuvre située aux Philippines gère les dilemmes moraux qui surgissent parmi ses employés, conscients des larges écarts de statuts et de revenus qui les séparent de leurs « collègues ». Les stratégies mises en place par l’entreprise visent à laver toute culpabilité vis-à-vis de cette division du travail inégalitaire, tout en bâtissant un récit altruiste à même de le justifier.

Le papier de Shestakofsky est original en cela qu’il pousse plus loin que les nombreuses ethnographies focalisées sur les plateformes dites de « crowdwork », comme Amazon Mechanical Turk (MTurk), où les travailleurs sont structurellement invisibilisés. Le chercheur montre que certaines entreprises (une au moins en tout cas) ouvrent les yeux sur la réalité sociale de leurs sous-traitants, allant même jusqu’à créer du lien social avec eux. Ce choix n’est pas gratuit, il permet d’atteindre des objectifs stratégiques visant la pérennité de l’entreprise : il s’agit de garantir la loyauté des travailleurs, et le niveau de qualité de leur prestation, essentiel à l’efficacité des systèmes. Ces liens sociaux nouvellement créés s’encastrent dans un contexte particulier où les développeurs internes à l’entreprise (nommée AllDone – un pseudonyme) situés à San Francisco, vivent des dilemmes moraux : ils connaissent les conditions de travail de leurs « collègues », la criticité de leurs travaux et surtout, les inégalités salariales (à 6 chiffres à San Francisco, 2 dollars de l’heure aux Philippines) qui structurent l’activité. 

Basé sur 19 mois d’observation participante, le papier de Shestakofsky adopte une approche relationnelle du travail. En sociologie économique, cette approche postule que les marchés ne sont pas seulement « simplement des lieux de calcul économique froid et rationnel — ils sont plutôt imprégnés de significations culturelles et morales. » En l’occurrence, il décrit la façon dont les développeurs apaisent leurs dilemmes moraux et leur culpabilité, en nouant avec les travailleurs philippins des interactions basées sur l’amitié, le « fun », tout en opacifiant les vastes inégalités de pouvoir. 

Ces dilemmes ont déjà été documentés (voir notamment « The cultural work of microwork ») : des professionnels de l’IT ont affirmé se « sentir mal » en raison de l’exploitation de travailleurs des plateformes dans des pays lointains. Dans le micro-travail classique, les tensions sont cependant vite résolues en agrégeant les travailleurs à « une abstraction sans nom ni visage », de façon à les isoler de leurs donneurs d’ordre. La conception même de ces plateformes renforce une « cécité volontaire » quant à la réalité de leurs situations. 

Dans le cas de AllDone, les choses sont différentes. De nouvelles manières d’organiser le travail de la donnée ont surgi, avec l’essor de systèmes d’IA critiques (véhicules autonomes par exemple) pour lesquels la qualité de traitement des données est cruciale – c’est presque une question « de vie ou de mort ». Chez AllDone, les travailleurs philippins n’en rédigent pas moins des milliers de descriptions, de mots clés pour améliorer le classement de l’entreprise dans les moteurs de recherche, et aident les ingénieurs logiciels basés à San Francisco à prioriser les tests et les modifications de la plateforme. Ils sont par ailleurs mieux payés qu’ailleurs et considérés comme des « team members » (membres de l’équipe) – suivant un modèle que Shestakofsky qualifie « d’internalisation partielle » – qui trouve ses limites dans le fait que les grandes décisions prises par l’entreprise leur échappent complètement. 

Alors que les systèmes d’intelligence artificielle évoluent, rappelle le chercheur, les relations habituellement éphémères avec les travailleurs de la donnée ont donc muté. Il est devenu nécessaire de cultiver des contacts sur le long terme avec eux. Toutefois, même ainsi, les dilemmes moraux persistent : leurs emplois sont toujours précaires, le travail des sous-traitants philippins est en général très répétitif et surveillé. Ces travailleurs ne disposent d’aucuns avantages dont leurs collègues à San Francisco bénéficient : couverture santé, stock options, etc. Aussi, même si les contacts entre les équipes de SF et délocalisées se resserrent, ils continuent à « susciter des sentiments de malaise et de culpabilité chez les ingénieurs, ainsi que de la colère et du ressentiment chez les travailleurs, ce qui peut potentiellement engendrer des tensions et des conflits ».

Pour pallier ces tensions, les ingénieurs logiciels de San Francisco choisissent d’adopter un registre affectif. Ils se rendent souvent aux Philippines et invitent les équipes locales à participer à des activités avec eux. Les interactions chaleureuses et joyeuses sont promues et encouragées : visites, dîners, discussions personnelles. Les ingénieurs s’enquièrent de la vie de leurs sous-traitants, de leurs situations familiales, de leurs hobbies. En un mot, c’est l’amitié qui est célébrée. Le plus intéressant dans le papier de Shestakofsky est qu’il montre à quel point ce registre est unilatéralement accepté. Les travailleurs philippins partagent volontiers leurs expériences, non sans une certaine déférence vis-à-vis de leur employeur. Pour Shestakofsky, ces relations relèvent du clientélisme, dans la mesure où « un individu de statut socio-économique supérieur (patron) utilise sa propre influence et ses ressources pour fournir protection ou avantages, ou les deux, à une personne de statut inférieur (client) qui, pour sa part, réciproque en offrant un soutien généreux et une assistance, y compris des services personnels, au patron ». Les réactions des travailleurs philippins peuvent être dès lors perçus, pour le chercheur, comme « une tentative d’obtenir la loyauté et l’attention d’une figure puissante qui exerce un contrôle substantiel sur les ressources de l’entreprise ».

En définitive, les interactions entre les deux équipes visent à absoudre les cadres de San Francisco de leur culpabilité. Pour les dirigeants d’AllDone, les sous-traitants philippins sont des travailleurs exemplaires, durs au mal, reconnaissants. Ils trouvent du sens dans leur travail et à ce titre, leur rémunération et l’extension de leurs droits ne sont pas à l’ordre du jour pour l’entreprise, qui se complaît dans un récit altruiste. Comme l’explique Carter, le Président d’AllDone, plusieurs fois cité dans l’article, AllDone est une entreprise qui existe pour faire le bien  : « Si nous faisons d’AllDone une entreprise valant un milliard de dollars, nous ferons plus de bien aux Philippines et ailleurs que la plupart des ONG ne pourraient jamais imaginer ». Et le chercheur d’ajouter: « Les relations de Carter avec les travailleurs de données ont renforcé sa conviction que des entrepreneurs héroïques comme lui pouvaient offrir de l’espoir aux pauvres méritants à travers le monde »

En conclusion, les relations établies entre San Francisco et les travailleurs philippins tendent à conforter l’idée que les activités de l’entreprise sont altruistes, et que les ingénieurs d’AllDone parties prenantes d’un « récit de sauvetage » transnational. Cela montre, pour Shestakofsky, comment les idéologies techno-utopiques « peuvent être reproduites même dans des contextes où les inégalités de l’industrie technologique sont rendues nettement visibles. »

Clarote & AI4Media / Better Images of AI / AI Mural / CC-BY 4.0

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