Quelles alternatives à la « privatisation numérique » du service public ?

Qu’est-ce que le numérique fait à l’action publique ? Dans leur petit ouvrage La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public (Editions Raison d’agir), les chercheurs Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx passent en revue les transformations induites par l’introduction du numérique dans la sphère publique. Au phénomène de privatisation progressif qu’ils constatent dans de nombreux domaines, ils opposent la possibilité d’une réappropriation des outils numériques et de leurs finalités par les agents publics et la sphère associative. 

Bilan d’un glissement vers le privé

Du rachat de Ouibus par Blablacar à l’usage massif de Doctolib pour la prise de rendez-vous vaccinaux, les transferts du public au privé par le truchement de sociétés numériques assurant plus ou moins directement des missions dévolues à l’Etat sont légions. Outre le transport et la santé, ces dernières années de nombreux autres domaines ont pris de plein fouet cette vague de privatisation, parfois avec un transfert de propriété très direct, d’autres fois sous forme de substitution par une offre privée d’une offre publique. Ce mouvement, différent des mouvements de libéralisation et de privatisation caractéristiques des années 1990, déstabilise le service public.

Comment s’explique-t-il ? Pour les auteurs, les raisons sont à trouver dans les spécificités des services proposés par les entreprises du numérique : effets de réseau, notations entre consommateurs et fournisseurs, fonctionnalités de gamification et redoutable efficacité ergonomique… Mais il faut aussi en voir la face plus sombre : dans de nombreux cas, des services privés ont concurrencé les services publics parce qu’ils profitaient de vide juridiques ou jouaient avec les frontières de la légalité. Du GPS Coyote qui permet de déjouer les contrôles de vitesse (une fonctionnalité interdite dans de nombreux pays), à l’application City mapper qui « scrappe » les données publiques lors des grèves pour afficher les horaires des transports, les acteurs du numérique n’ont pas hésité à occuper toutes les vides légaux en gagnant la complicité des utilisateurs.

Dans les cas les plus extrêmes, des frictions ont été ressenties et ont donné lieu à des régulations ponctuelles. Ce fut le cas des trottinettes en « free floating » : à Paris, jusqu’à 12 sociétés se sont fait face en 2019, il n’en reste que la moitié aujourd’hui. Leur stratégie est connue : « prendre une part significative du marché sur un territoire pour pouvoir faire monter ensuite les tarifs. » Le modèle d’affaire lui, repose sur des travailleurs précaires chargés d’alimenter électriquement les trottinettes par leurs propres moyens (les « juicers »). Dans d’autres cas, comme Waze, les réponses des collectivités ont été plus difficiles, notamment parce que les contacts avec l’entreprise ne sont pas si évidents à construire.

Par delà les majors du numérique

S’il est impossible de rendre justice aux nombreux autres exemples amenés par les auteurs, mentionnons les controverses plus récentes sur lesquelles ils s’arrêtent : du Health Data Hub confié à Microsoft en pleine pandémie, aux systèmes de surveillance urbaine dans les mains de sociétés françaises ou chinoises dans plusieurs villes (Nice, Valenciennes), autant de choix qui conduisent des « misions publiques essentielles, associant liberté et sécurité, que les villes délèguent sans contrôle à ces entreprises spécialisées ».

Pour Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, il faut garder à l’esprit qu’au delà des gadgets, l’informatisation de l’action publique a une longue histoire, et que le marché tend aussi à se recomposer autour d’acteurs traditionnels, spécialisés dans les services urbains, les majors du numérique n’étant pas préparées à ces marchés spécifiques des collectivités territoriales. Le régime de la concession reste robuste et s’inscrit dans la continuité d’acteurs anciens. Les remplacer n’est pas évident : quand en 2016, la ville de Pinellas en Floride, délègue à Uber et subventionne une partie des transports publics, c’est un échec. En France, le modèle BlaBlaCar est certes social, mais il n’assure pas les déplacements en banlieue. Quant à Doctolib, la plateforme a permis à des utilisateurs à l’aise avec le numérique de s’attribuer les vaccins dédiés au département de la Seine Saint-Denis, en prenant rendez-vous plus rapidement que ces derniers, qui plus est : « Le gouvernement, en confiant à Doctolib la réservation de créneaux de vaccination, a ainsi contribué à asseoir la position dominante de cette société ».

Tous ces mouvements renforcent la place du privé, y introduisent parfois des façons de fonctionner qui lui appartiennent (recours au travail à la tâche dans le service public, quand La Poste rachète Stuart), contreviennent à l’idée la nécessité d’une « souveraineté numérique » qui semble pourtant rassembler tous les bords politiques. C’est cette recomposition du partage public-privé que les auteurs nomment la « privatisation numérique ». Restreindre l’extension du public et « imposer de nouveaux standards sur lesquels doivent s’aligner les organisation du service public ».

Pour autant, écrivent les chercheurs, les interventions de sociétés privées dans des collectivités ne sont ni nouvelles ni néfastes pas principe, rappellent-ils. Aussi citent-ils plusieurs autres exemple qui, bien que ne n’étant pas sous les feux des médias, font florès sans nécessairement nuire à l’action publique. L’entreprise Qucit par exemple, permet de prédire le trafic et orienter les utilisateurs vers un parking. Quant à Tenavia, elle permet d’interpréter les préludes d’une inondation et de mieux piloter les fuites dans les réseaux d’eau : « Aucune de ces offres ne met les pouvoirs publics en position dominée. La créativité de ces chercheurs et le dynamisme de ces entreprises viennent nourrir l’innovation publique » 

Fonctionnaires militants

La seconde partie d’ouvrage est dédiée au mouvement de réappropriation. Avant de les illustrer, les auteurs prennent le temps d’évacuer les fausses solutions, et notamment l’option mimétique : tenter de ressembler aux services numériques par l’entremise de l’open data et de l’« Etat plateforme », un concept qu’ils rejettent, arguant du fait que « Les projets de création de plateformes privée offrant des services administratifs à partir de l’open data est globalement un échec ».

S’il existe bien des solutions techniques, API au premier plan, qui permettent de faciliter la communication entre différents systèmes d’information et ainsi soutenir certains usages, ce sont avant des projets humains sur lesquels les auteurs se concentrent : « fonctionnaires et militants » qui parce qu’ils sont passionnés et soucieux de l’intérêt général, défendent une informatique libre et ouverte. Différents articles de recherche ont déjà montré comment les agents publics avaient pu promouvoir des technologies peu coûteuses face aux majors du numérique, David Guéranger et Alexandre Mathieu-Fritz ont par exemple montré comment des fonctionnaires territoriaux s’étaient mobilisé dans une grande métropole française pour proposer une solution alternative aux solutions d’IBM. Sébastien Shulz a quant à lui documenté la manière avec laquelle des fonctionnaires passionnés ont défendu le projet OpenFisca contre les réticences de Bercy.

Trois autres terrains d’enquêtes illustrent cette vivacité des agents publics. Dans la gendarmerie nationale d’abord, où de nombreux contributeurs au logiciel libre ont milité pour la mise en place d’outils tels que Firefox, libre office, VLC, Thunderbird en lieu et place des solutions de Microsoft. A l’écoute de leurs collègues, ils ont adapté les outils aux besoins, notamment lors du passage de Windows à Unbuntu (une distribution Linux) : « la barre de tâche, latérale sous Ubuntu, est par exemple replacée en bas de l’écran pour éviter les réticences ». Les gendarmes dont parlent les auteurs sont des contributeurs au logiciel libre, ont très vite pensé les questions de souveraineté et de maintenance des systèmes, alors même que le renseignement français s’appuie encore sur l’entreprise Palantir pour surveiller le territoire.

Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx ne manquent pas non plus de rappeler que la naissance de l’association Framasoft a eu lieu dans un collège de Bobigny, à l’initiative d’un professeur de français et d’un professeur de mathématique. Leur combat s’est intensifié en 2015, alors que la ministre de l’éducation signait une convention de partenariat avec Microsoft. Ils mentionnent également l’Adullact (Association des Développeurs et Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales), qui dès 2002, créait une « forge », une instance où déposer des logiciels et leur documentation, et où des contributeurs peuvent poster, de manière collaborative, des améliorations ». Sans oublier OpenStreetMaps, précisant qu’« il suffit de mettre côte à côte une carte tirée d’OpenStreetMap et une carte tirée de Google Maps pour voir que la première est attachée à représenter des éléments d’intérêt public – un espace de jeu, une piste cyclable, une boîte postale, un abribus -, alors que la seconde met d’abord en avant les commerces qui contribuent à son financement ».

***

Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx offrent avec La privatisation numérique un intéressant travail de synthèse et d’analyse, et des illustrations aussi précises que nombreuses du phénomène de privatisation qu’ils décrivent. Ils en expliquent les nuances, n’opposent pas systématiquement ni par principe public et privé, mais abordent avec finesse les gradations possibles entre les deux sphères, et les moments où, par idéologie ou excès de foi dans la technologie, l’un prend le pas sur l’autre au détriment du bien commun.

On termine l’ouvrage avec une vue parfaitement claire des sources de la « privatisation numérique », de ses composantes technologiques et politiques. Sur ce dernier aspect, bien que l’ouvrage mentionne à plusieurs reprises les théories du New Public Management et leurs nuisances, on regrette de n’être pas plongé plus intensément dans ce qu’elles impliquent au quotidien pour les administrations. Aussi, le travail des deux sociologues pourrait être alimenté de quelques lectures supplémentaires, à commencer par le récent Les infiltrés, Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’Etat de Mathieu Aron et Caroline Michel Aguirre. Dans cette enquête, les auteur·ices lèvent le voile sur les interventions de certains cabinets de conseil qui exécutent une transformation numérique de l’Etat sans véritable recul sur les impacts que cela pourrait susciter sur le travail des agents et les effets en cascade sur les administrés. De la « Lean préfecture » pour rationaliser le traitement des dossiers de naturalisation à l’optimisation des délais d’attente aux urgences au CHU de Nancy, le travail réel des agents est rarement pris en compte, conduisant à des résultats absurdes et à une dégradation du service public. Les auteurs en profitent pour rappeler que seulement 0,68% des personnels de l’Etat sont des informaticiens (17 000 sur un total de 2,5 millions de fonctionnaires), et que cela perturbe grandement sa capacité à maîtriser sa propre transformation qui de fait, est devenue un marché privé.

Concernant la capacité des agents publics à produire eux-mêmes les solutions dont ils ont besoin, au service des administrés et parfois contre les majors numériques, un angle supplémentaire est apporté par l’ouvrage L’Etat qu’il nous faut, Des relations à renouer dans le nouveau régime climatique de Daniel Agacinski, Romain Beaucher et Céline Danion. Les auteur·ices font le constat d’un certain nombre de freins, et notamment le fait que, dans l’administration et ailleurs, il est encore difficile de « se sentir autorisé » : « Tout pousse […] à rester dans son couloir, à ne pas faire de vagues, à ne se faire remarquer que si on est certain du résultat ; tout pousse à craindre les réactions des autres. » Aussi les auteur·ices militent pour rendre le pouvoir décisionnaire à ceux qui sont sur le terrain, c’est une des transformations – culturelle – profonde à laquelle ils appellent l’Etat, parmi bien d’autres.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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[…] PS: le camarade Irénée Régnauld revient sur les mêmes livres dans son billet pour Maisouvaleweb. […]

Patrice Cardot
1 année il y a

Vos réflexions et publications sont tout à fait remarquables ! Elles éclairent de manière lumineuse les bouleversements considérables que traversent notre société humaine sous l’emprise d’un technologisme aussi totalitaire que destructeur d’humanité ! Le droit et nos Etats de droits sont non seulement piétinés mais totalement impuissants face à ce rouleau compresseur que les dirigeants politiques et économiques utilisent pour permettre à un capitalisme spéculatif de rebondir ! Vos lecteurs peuvent prendre connaissance de cet article que je consacre aux défis posés par le numérique à l’Etat de droit, notamment en France : https://www.academia.edu/66084902/Mieux_adapter_le_droit_et_les_institutions_aux_d%C3%A9fis_num%C3%A9riques_pos%C3%A9s_%C3%A0_l_Etat_de_droit_analyse_du_cas_de_la_France_29_avril_2022_Patrice_Cardot

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