Connaître par la force : recherche scientifique et innovation technologique en périodes de guerre

Pourquoi sait-on ce que l’on sait et pas autre chose ? Comment se fait-il que nous connaissions précisément la quantité de plutonium nécessaire pour détruire une ville, la taille idéale que devrait avoir une balle pour faire éclater efficacement la tête d’un chat ? Dans Rational Fog, science and technology in modern war (Harvard University Press, 2020, non traduit), l’historienne et sociologue des sciences Susan Lindee étudie la complexité des liens entre guerre et connaissance. Dans une enquête approfondie, elle met en lumière les idéologies et les jeux d’acteurs qui ont contribué à faire des conflits du vingtième siècle un vaste terrain d’expérimentation débouchant, parfois de façon très surprenante, sur les sciences et les technologies d’aujourd’hui.

L’intelligence au service de la destruction

Hormis quelques excursions en Europe de l’Ouest, Les Etats-Unis sont le principal terrain d’étude de Susan Lindee, dont l’ouvrage suit l’histoire de façon linéaire. Ils disposent rappelle-t-elle, des dépenses en armement les plus élevées au monde, tout au long du vingtième siècle et particulièrement après la seconde guerre mondiale. Quotidiennement, le département de la Défense des États-Unis (DoD) affiche publiquement sur un site les contrats publics de plus de 7 millions de dollars ayant été signés la veille. Le 24 mai 2020 -une date prise au hasard – ces montants cumulés atteignaient 2,5 milliards de dollars. Sciences et techniques restent très largement tributaires de financements liés au monde militaire. L’entrée en matière de l’autrice est pour le moins inattendue : elle confesse son attrait pour les technologies issues de la guerre (armes, avions, missiles). Leurs lignes luisantes, presque sexuelles, suggèrent des capacités hors-norme, donnent un sentiment de toute-puissance qui la fascine. Elle raconte s’être depuis longtemps éprise des tanks, jusqu’à se faire offrir des répliques de ces engins par ses élèves.

Passée la fascination, l’analyse des liens entre science, progrès technologique et guerre montre une réalité moins reluisante. Ces trois cent derrière années, déplore Susan Lindee, les plus brillants cerveaux humains ont été mis au service de la destruction. Et à ce jeu, ils ont été diablement efficaces. Les machines de guerre, les armes chimiques et biologiques, les techniques de propagande nous rappellent que les guerres sont avant tout des laboratoires géants qui produisent, parfois malgré eux, des « données collatérales » (en référence aux « dommages collatéraux ») qui alimentent la science et la connaissance. Pour l’historienne, l’étude de ces laboratoires est une clé de lecture de l’histoire au même titre que l’émergence de l’Etat ou la découverte du nouveau monde. Ce faisant, elle avance sur une ligne de crête, précisant d’abord que son travail n’a pas pour objet de dresser les coûts et les bénéfices des technologies et pratiques scientifiques issues de la guerre (par exemple, la bombe nucléaire), concédant ensuite que son livre arrive alors même que la science est en proie à des procès injustes aux graves effets politiques (par exemple, le climatoscepticisme), et que l’idée n’est pas non plus de produire une critique du progrès sans concession. Au final, résume-t-elle, « j’explore la quantité de compétences, d’intelligence et d’idées qui ont été dévouées à la violence militaire ».

La naissance des armes à feu : un cas d’école

L’entrée dans cœur du livre de Susan Lindee est un cas d’école en sociologie des sciences. Elle y décrit le système sociotechnique de l’arme à feu. Plus encore que l’imprimerie, les premiers pistolets ont permis l’essor de l’Occident, sa domination économique mondiale, jusqu’à l’émergence de l’Etat moderne. En effet, choisir les armes à feux, c’est choisir un certain type de société. La poudre surtout, demande à pouvoir disposer de différents matériaux (fumier, salpêtre), à se donner les moyens de les transporter sans encombre et au sec. Fabriquer de la poudre était impossible sans un Etat centralisé, dès lors avance l’historienne : « les pistolets ont en théorie sorti l’Europe du féodalisme ». Ils riment aussi avec de forts besoins de standardisation et de formation des soldats (qu’il faut habituer à tirer sur leurs ennemis, à constituer des lignes et à suivre un rythme, et donc à respecter une forme de discipline inédite).

Néanmoins rappelle l’historienne, il faut se départir d’un déterminisme absolu de l’arme à feu. Tout d’abord, il convient de rappeler que son adoption n’a été ni linéaire dans le temps, ni homogène du point de vue de la géographie. Les premières armes à feu ont été inventées en Chine vers 1200 (ainsi que les grenades et les fusées), puis leur forme change dans les siècles suivants. Aux XVIe et XVIIe siècles en Europe, elles ne sont pas particulièrement bien perçues. Machiavel, ou encore Shakespeare, y voient des outils pour les lâches, qui ouvrent la possibilité du combat sans honneur ni courage. Au Japon, les armes de style européen sont introduites dans l’armée en 1543, puis bannies de l’arsenal militaire à la fin du XVIe siècle. Dans son livre Giving up the gun, Noel Perrin donne les raisons de cet abandon : leur coût social est trop élevé. Ces armes ne correspondent pas aux objectifs de l’Etat ni à l’ordre social souhaité.  Dès lors, rapporte Susan Lindee : « l’élimination du pistolet s’inscrivait dans l’idée plus large de se débarrasser des technologies et des idées étrangères (comme par exemple le christianisme) ». Par ailleurs, les conditions d’appropriation des armes à feu sont variées. Les japonais finirent par limiter leur usage à des situations purement cérémoniales. Les tribus indiennes de leur côté, rompent avec la discipline européenne en s’en servant comme des arcs, se cachant derrière les arbres, une stratégie vécue comme une tricherie par leurs ennemis (qui finirent pourtant par les imiter afin de se défaire de la domination britannique). 

Enfin, rappelle Susan Lindee, on remarque que lors des grandes batailles, et pendant des siècles, une grande partie des soldats ne tiraient pas, ou faisaient semblant de tirer (une pratique nommée « Mock Firing »). L’historien S. L. A. Marshall qui s’est entretenu avec des milliers de combattants pendant la seconde guerre mondiale a ainsi démontré que seulement 15 à 20% des soldats se servaient de leurs armes, le reste ne tire pas, ou largement au-dessus des cibles (et ce jusqu’à la seconde guerre mondiale, comme le rappelle également Eric Martel dans on ouvrage Robots tueurs). Ces proportions ont été corroborées par des reconstitutions de batailles où le nombre de morts aurait du être plus élevé, et où l’on réalisait que les armes ramassées après la bataille étaient majoritairement chargées. Ainsi, résume l’historienne : « les usagers d’une technologie font des choix quant à la manière de l’utiliser. Et parfois les choix invisibles sont les meilleurs car ils cachent aux puissants ce qui est réellement en train d’arriver. » 

De la rationalisation scientifique de la guerre

Pour Susan Lindee, les usagers d’une technologie sont aussi, et peut-être avant tout, ceux qui en sont victimes : les civils sous les bombardements, les soldats, qui progressivement finissent par devenir des cibles indifférenciées. Parce qu’elle s’industrialise, la guerre justifie que l’on s’attaque aux populations civiles. Et d’un même élan : « L’histoire de l’essor de la guerre industrialisée peut être comprise comme un partie de l’histoire du corps. Elle a demandé de la discipline, la tenue de registres, la destruction et la réparation planifiées des corps humains ». L’histoire de Florence Nightingale, une infirmière britannique née en 1820, illustre la progressive documentation des soldats. Pour rappel, avant la fin du XVIIIe siècle, la plupart des morts de guerre restent inconnus. Nightingale, très active pendant la guerre de Crimée, proche de Ada Lovelace Charles Babbage, amène les statistiques sur le champ de bataille. Elle rend d’abord objective la nécessité de mieux soigner les soldats – ce qui s’avère notamment utile pour les renvoyer plus vite au front : « elle a illustré l’influence montante de la rationalité scientifique dans la gestion efficace de la guerre ».

Dans un autre registre, l’industrialisation va intervenir dans le but d’améliorer la létalité des armes. L’ingénieur français Jean-Baptiste de Gribeauval (1715-1789) participa ainsi à l’amélioration de la précision du tir. Bien avant Taylor et Ford, les caractéristiques de l’industrialisation émergent alors que l’on commence à standardiser la fabrication d’armes. Cet embryon d’industrialisation rompra avec le travail artisanal et produira beaucoup de résistances dans les milieux ouvriers. Cependant, ce fut une industrialisation pilotée non pas par les entrepreneurs mais par les bureaucrates de l’Etat. Les ateliers de Jean-Baptiste de Gribeauval n’ont pas conduit en ligne directe à la production de masse telle qu’on la définit au XXe siècle mais la description de l’historienne tend à montrer le lien étroit entre cette culture de masse et la guerre. En outre, il faudra aussi tout un enrobage conceptuel pour justifier l’amélioration des armes et l’édification d’infrastructures de guerre (et notamment les bateaux modernes) rendant les conditions de vie extrêmement difficile aux soldats. Alfred Tayher Mahan, penseur américain très influent au XIXe siècle, fut ainsi à l’origine de tout un discours justifiant à la fois l’extension maritime des Etats-Unis, mais aussi l’usage de cuirassés peu performants et très inconfortables. Indéniablement, affirme l’historienne, c’est leur aspect « séduisant » et leur « allure » plus que leur utilité réelle, qui favorisa leur développement. L’autrice relate ainsi des correspondances de soldats en mer, certains se plaignant de l’extrême chaleur, d’autres se demandant quel genre courage il faut pour faire la guerre de cette façon : « n’importe qui pourrait combattre derrière une armure impénétrable ». Cette course aux cuirassés ne fut alimentée que par le fantasme viril de leur efficacité. Cela finit par donner lieu à plusieurs grands moments de régulation, notamment en 1922 avec la Naval conference (Traité de Washington) qui vint limiter pour un temps le développement inconsidéré de ces armes.

Du progrès scientifique dans la boue des tranchées

La science a fait des bonds impressionnants dans la boue des tranchées. Celles-ci produisirent une quantité phénoménale de « données collatérales » qui intéressèrent des scientifiques dans de nombreux champs disciplinaires. Elles fournirent aux psychologues, aux chirurgiens et aux médecins quantité de corps abimés ou détruits à étudier ou à réparer. Les tranchées illustrent que la guerre est « bonne pour la science » écrit l’autrice entre guillemets. Parce qu’elles imposaient une guerre sans mouvements, elles encouragèrent l’usage de gaz de combats capables de déloger des groupes entiers de soldats et de gagner une zone convoitée. Le chimiste allemand Fritz Haber (Prix Nobel 1918) joua un rôle de premier plan dans la création de ces quelques 3000 gaz, dont certains mortels, utilisés pendant la première guerre mondiale. Lui comme d’autres scientifiques ayant contribué à ces expériences grandeur nature furent d’ailleurs exclus de la communauté scientifique mondiale dans l’après-guerre pour cette raison. Les gaz de combat sont restés tabous pendant des décennies et il fallut attendre 1975 pour que les Etats-Unis liquident leur stocks dans l’océan : « d’une certaine manière, la guerre au vingtième siècle peut être vue comme l’histoire de la génération systémique et irréversibles de dommages industriels ».

Les tranchées produisirent également quantité de traumatismes d’ordre psychologique. Longtemps, ceux-ci ne furent pas pris en compte, considérés comme des faiblesses de l’esprit, voire un manque de virilité (et donc, une forme de féminité, on parlait aussi de « male weakness »). Il fallait néanmoins justifier ces traumatismes bien réels (excès de stress, peur d’être déchiqueté, enseveli et plus généralement, d’être violemment tué). Avant que l’on ne reconnaisse ces maladies comme des stress post-traumatiques, on les réunit sous le nom d’« obusite », et le psychologue Charles Myers expliqua que la maladie était liée aux les éclats d’obus, ou au monoxyde de carbone que ceux-ci dégageaient, causant des dommages physiques au système nerveux et donnant lieu à des symptômes proche de l’hystérie (névrose qui fut longtemps associée aux femmes).

Mais l’apport de la guerre à la science ne suit pas seulement la voie passive des données collatérales. Susan Lindee prend le temps de détailler les aller retours entre science et guerre, suivant des modalités parfois clairement planifiées, parfois tombant sous le coup du hasard. Ainsi, les liens entre les agences gouvernementales américaines et les besoins militaires sont connus. Notamment par le biais du « Bureau de recherches et de développement scientifiques » (OSRD) qui pendant la seconde guerre mondiale, signa plus de 2300 contrats, la plupart tenus secrets, avec 321 universités, pour des dizaines de milliards de dollars. C’est à cette époque que l’usage de la pénicilline et du DDT (utilisé à l’origine pour protéger les soldats du typhus en Asie) se développent. Les retombées des ces produits sur la vie civile produisirent certes des effets bénéfiques, mais l’enthousiasme amena à les utiliser sans précautions : le DDT fut massivement employé pour l’agriculture malgré le manque de connaissance avéré sur ses risques (il finit par être interdit dans les années 1970 après des années de propagande, certains allant jusqu’à faire croire que le produit était sans risque et qu’on pouvait même en manger). La pénicilline facilita la mise en place de l’agriculture intensive, via l’utilisation d’antibiotiques sur les bovins qui permit l’élevage dans des espaces réduits, augmentant le stress des animaux et la résistance antibiotique. L’autrice insiste sur le fait que bien que les technologies militaires aient reçu des financements ad hoc, et que certaines d’entre elles glissèrent vers le civil, l’inverse fut également vrai. L’agent Orange par exemple, un herbicide défoliant, glissa des sciences botaniques vers le militaire, notamment au Vietnam, où il fut utilisé pour détruire les récoltes et les forêts où se réfugiaient les combattants vietcongs.

Apprendre sous les bombes atomiques

Au même titre que les tranchées, la bombe atomique permit un apport conséquent du point de vue de la connaissance scientifique. Le Projet Manhattan – nom de code du projet de recherche qui produisit la première bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale – rassembla plus de 120 000 personnes dans 37 institutions différentes et 19 Etats. Cependant, c’est bien sur les bombardements eux-mêmes que l’historienne focalise son attention : « les villes brûlées et bombardées, les corps humains détruits devinrent des lieux cruciaux pour la production de nouvelles connaissances, depuis les données collatérales dont ils étaient à l’origine ». Physiciens, généticiens, psychologues et même des botanistes purent utiliser ces données dans leurs différents contextes. Les premiers enseignements des deux bombes lâchées à Hiroshima et Nagasaki concernaient les bombardements en tant que tels : comment les optimiser pour tuer et détruire efficacement ? Comment protéger les populations en cas d’attaque ennemie ? « La destruction devint un guide pour renforcer la capacité à détruire », écrit l’historienne. En 1945, les Etats-Unis sont encore seuls à posséder la bombe atomique, mais ils savaient que cela ne durerait pas longtemps. L’analyse des dégâts occasionnés au Japon leur permit de superposer les effets des bombes à des villes américaines comme New-York, Washington, Chicago, Detroit ou San Francisco, des villes bien plus denses qu’Hiroshima et Nagasaki. Il en résulta par exemple qu’une bonne manière d’évite les morts était de « décentraliser les villes » – ce qui renforça l’idée selon laquelle il convenait de densifier le réseau autoroutier.

Parmi les nombreux rapports sur la bombe que cite la chercheuse, celui du Manhattan Engineer District (MED) – la composante militaire du projet Manhattan – illustre bien le ton de l’époque. On y explique que la bombe fut « le plus grand accomplissement scientifique de l’histoire », les effets négatifs – les morts bien sûr, mais aussi les radiations, y sont minimisées, et on y rappelle que la bombe permit en dernier ressort d’arrêter la guerre. Susan Lindee rappelle à ce titre que cette version de l’histoire tient de la propagande, elle écrit : « la plupart des études sérieuses sur le sujet suggèrent que l’entrée de l’Union Soviétique dans la guerre la semaine pendant laquelle les bombes furent lâchées fut le facteur décisif menant à la capitulation du Japon. L’idée publique selon laquelle la bombe arrêta la guerre fut créée par ceux qui en firent usage ». Paradoxalement, si les Etats-Unis (le gouvernement) n’avaient pas intérêt à ce que l’URSS tînt le beau rôle dans l’affaire, l’armée de l’air et la Navy gagnaient tout à minimiser l’importance des bombes atomiques car cela contribuait à souligner l’inefficacité des nombreux bombardements plus conventionnels qui eurent lieu avant qu’elles ne fussent lâchées.

Enfin, parmi les effets des bombes qui furent minimisés, on retrouve les dégâts psychiques sur les populations japonaises, notamment chez les survivants (qu’il s’agisse de maladies génétiques, ou des discriminations dont ils furent victimes dans les années qui suivirent, en rapport avec la peur des maladies liées à l’irradiation). Pléthore de rapports furent écrits sur tous les enseignements de la bombe, quantité d’expériences furent menées sur les irradiés mais « de façon surprenante, il manquait systématiquement une évaluation psychologique et sociale de ces bombardements ». Il fallut attendre 1962 pour que Robert Jay Lifton, ancien psychiatre de l’armée américaine et intellectuel engagé, décide d’interroger les victimes. L’historienne montre que jusqu’alors, on ne voyait pas l’utilité de réaliser ce genre d’étude, les japonais étant considérés trop différents des américains… Pourtant, les effets sociaux des bombardements étaient visibles partout, de quoi alimenter le point de départ de Susan Lindee dont l’objet est bien d’essayer de comprendre les raisons pour lesquels certains savoirs nous sont disponibles et d’autres non. Les témoignages des survivants illustrèrent fidèlement cet oubli : beaucoup se décrivaient comme étant les rats de laboratoires d’une expérience grandeur nature…

Le corps et l’esprit, d’autres champs de bataille

Les corps abimés des soldats furent une autre occasion d’approfondir méthodiquement les connaissances scientifiques. Comme ce fut le cas au siècle précédent avec Florence Nightingale, les soldats du XXe siècle devinrent des terrains d’expérimentation. La seconde guerre mondiale, la guerre du Vietnam et la guerre du Golf fournirent quantité de corps à examiner, avec un double objectif de soin et de destruction. L’essor de l’aviation par exemple, suscita de nombreuses recherches afin d’étudier la résistance des pilotes, soumis à des exigences inédites en terme de température, de pression, d’hypoxie et de désorientation – sans compter bien sûr les accidents. C’est à l’occasion de ces expériences que fut notamment inventée la ceinture de sécurité à trois points d’ancrage.

Dans un autre registre, l’anesthésiste Henry Beecher se mit à étudier la douleur chez les blessés de guerre. Après une série d’entretiens menés en France, en Italie et en Afrique, ce dernier démontra qu’un tiers d’entre eux disaient ne pas ressentir la douleur, ce qui le conduisit notamment à s’intéresser à l’effet placébo. A revers, d’autres corps, notamment en Corée, furent étudiés dans le but de « modifier les balles, et les technologies de guerre. Ce fut semblable à une rétro-ingénierie depuis la chaire détruite jusqu’à des concepts technologiques. Le but était de comprendre comment et pourquoi des balles pouvait créer plus de dommage. » L’historienne relate de nombreuses expériences plus ou moins lugubres menées notamment sur des animaux afin d’atteindre ce funeste objectif : « Ils tiraient sur des chèvres et des cochons anesthésiés, c’était pour eux préférable aux cadavres et carcasses pour étudier les effets physiologiques des balles. » Cette histoire pas si anecdotique illustre toute l’absurdité que Susan Lindee dévoile en se demandant très justement pourquoi l’élite scientifiques en était réduite à réaliser ce genre d’expérience.

Enfin, la guerre fut un champ de bataille en vue de dominer les esprits. De nouveau, les techniques de persuasion et d’ingénierie du consentement glissèrent du monde civil au monde militaire, et inversement. L’historienne discute ainsi des travaux d’Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, spécialiste des techniques propagande, qu’il mettait à profit pour vendre des cigarettes aussi bien que du savon. Susan Lindee rappelle à quel point le basculement de ces techniques dans les domaines militaires et politiques participait d’une vision très aristocratique de la démocratie, qui hissait les paroles expertes au-dessus de toutes les autres, justifiant du même coup qu’on manipule, voire qu’on oriente le grand public vers des mensonges, tant que ceux-ci permettaient en définitive de défendre la vision du monde et de l’économie alors dominante chez les élites. Au Pérou, une expérimentation fut ainsi menée par des anthropologues de l’université de Cornell dans le village de Vicos afin de « civiliser » les indigènes en les propulsant vers la modernité. On y construisit des latrines, on y amena des semences, des insecticides, on y vanta les vertus des sciences modernes et du consumérisme. Les améliorations ponctuelles des conditions de vie à Vicos, furent vantées dans toute la presse, l’historienne rapporte quelques titres de l’époque : « de l’âge de pierre à l’âge de l’atome », « 400 ans d’ascension de l’esprit humain en une décennie »… L’expérience avait surtout pour but de promouvoir les intérêts des Etats-Unis à l’étranger et de se prémunir des révolutions socialistes en cooptant une minorité de paysans.

A la CIA, de nombreux projets furent ainsi menés et financés pendant la guerre froide (télékinésie, médiums, jusqu’aux tordeurs de cuillers) dans le but de mieux comprendre l’esprit humain et surtout de combattre le communisme. Dans son ouvrage IF THEN : how the Simulmatics Corporation invented the future (lire la chronique), l’historienne Jill Lepore décrit des expériences similaires, avec la mise au point dans les années 1950 des premiers systèmes de « big data » à des fins de manipulation politique, Susan Lindee conclut : « Le cerveau et l’esprit devinrent des endroits où les révolutions pouvaient être arrêtées, les dictateurs tombés, et la modernité capitaliste défendue. La propagande pourrait permettre de se prémunir du capitalisme, chez les populations vulnérables. » 

Dissonances scientifiques

En bonne historienne, Susan Lindee articule une multitude d’exemples, mais ne s’en tient pas au factuel. Comme elle l’avait promis en introduction, elle révèle toute l’ambivalence des liens entre guerre, sciences et techniques, sans céder aux sirènes de l’analyse coût bénéfice. Ultime exemple : l’historienne retrace l’histoire de Camp Century, une base militaire installée par les américains au Groenland à la fin des années 1950. Il était question d’y acheminer 600 ogives nucléaires au plus près de territoire russe. Ce ne fut finalement pas le cas car la base – un véritable village, avec ses 255 habitants, son cinéma et sa bibliothèque – menaçait de s’écrouler quelques années seulement après son installation.

Cependant, ce fut suffisant pour que Camp Century devienne l’endroit où les premières carottes de glace purent être extraite en profondeur, permettant d’améliorer l’histoire du climat sur les 100 000 dernières années, ce qui contribua à documenter et objectiver le réchauffement climatique.

Ce faisant, Susan Lindee n’en éteint pas moins son esprit critique, arrêtant son analyse non seulement sur les « grands hommes » et les « grands projets », mais aussi en rendant aux populations civiles leur part de contribution à l’histoire de l’acquisition des connaissances, parce qu’elles en sont à la fois les premières victimes et parmi les principales pourvoyeuses. Susan Lindee nous fait emprunter les chemins sinueux et inattendus qui mènent aux technologies du présent, dont les conditions de production sont comme dépliées, laissant entrevoir les jeux de pouvoir, les réseaux d’acteurs, mais aussi les sous-jacents idéologiques – colonialisme, virilisme, capitalisme – qui ont contribué à leur donner leurs formes actuelles. Quand bien même reste l’idée qu’une part de sérendipité joue un rôle incompressible dans l’histoire, on ne peut s’empêcher de penser que le socle de connaissances et de techniques du présent aurait pu, et pourrait encore adopter d’autres caractéristiques, si l’on allait puiser à d’autres endroits que la violence et le besoin de dominer pour motiver son extension.

Enfin, on notera en filigrane, et dans un dernier chapitre, les mots de l’historienne pour la communauté scientifique elle-même, à la fois complice, tiraillée et critique à l’égard des projets technoscientifiques de son temps. Si l’on retrouve dans de nombreux profils qu’elle esquisse une forme de banalité du mal – comme ce scientifique dont le travail consiste à calculer les routes les plus efficaces pour permettre aux avions de bombarder des villes sans se faire tirer dessus – l’historienne s’attelle aussi à montrer les dissonances cognitives et les cas de conflits éthiques qui touchèrent ceux qui, contraints, plus ou moins consciemment, plus ou moins contre leur gré, à coopérer avec l’armée, optèrent pour des stratégies d’évitement, voire de désertion, au péril de leur carrière. La contribution de la communauté scientifique à la destruction du monde produisit aussi un revers et une époque où fourmillèrent les organisations rassemblant des scientifiques soucieux de l’impact de leurs découvertes, telles que Physicians for social responsability (1961), Union of concerned scientists (1969) ou encore Science for the people (1970) où l’on retrouvera notamment Stephen Jay Gould et David Noble. Comme le conclut Susan Lindee, l’histoire ne fait que se poursuivre : « le conflit qu’entretient la science avec la violence militaire a toujours été là, et il est encore là ».

Photo : https://www.susanlindee.com/

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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