De la fragilité de la dissuasion nucléaire

La dissuasion nucléaire est-elle une réalité si figée que toute velléité d’en sortir serait nécessairement vouée à l’échec ? Dans ce débat largement laissé aux experts, tout argument favorable au désarmement nucléaire est au mieux qualifié d’utopiste, au pire présenté comme relevant de l’idéologie. Pourtant, la dissuasion repose sur des présupposés bien fragiles. Des présupposés que Benoît Pelopidas, fondateur des programmes d’études des savoirs nucléaires de Sciences Po (CERI), déconstruit méthodiquement dans son épais volume Repenser les choix nucléaires, la séduction de l’impossible (2022, Les presses Sciences Po). Par un travail fouillé d’archives, d’études de cas, de sondages inédits et d’entretiens avec des politiques, militaires, éducateurs et activistes, le chercheur parvient à remettre en cause les fondements du « paradigme de la dissuasion », et infirme la thèse selon laquelle l’abolition des armes nucléaires est impossible.

Mauvais cadrage

S’il fallait opter pour un point de départ dans le livre de Pelopidas, il faudrait sans doute retenir qu’avant toute chose, le cadrage médiatique et discursif qui permet de penser la dissuasion nucléaire est faussé. L’immense majorité de la production intellectuelle sur le sujet part du principe que la prolifération dite « horizontale » est un fait avéré, c’est-à-dire que de plus en plus de pays seraient voués à se doter de l’arme nucléaire, quand bien même cette donnée ne correspond pas à la réalité. Cette croyance présuppose un désir universel de bombe et réduit tout débat politique à la question du rythme d’adoption des armes, excluant de fait les voix dissidentes et abolitionnistes, largement marginalisées dans la sphère médiatique.

Pourtant, les données historiques contredisent cette propension à l’expansion nucléaire. Dans les années 1960, on prévoyait déjà plus de dix pays dotés à un horizon de dix ans, ils ne sont que neuf en 2022 : « Le nombre de pays possédant l’arme n’a pas augmenté au rythme de ce que les Etats ou agences prévoyaient ». Par ailleurs, certains d’entre eux ont abandonné leurs armes ou leurs programmes nucléaires (Biélorussie, Ukraine, Afrique du Sud). Et alors que le traitement médiatique est majoritairement focalisé sur les nouveaux pays souhaitant se doter de l’arme (comme l’Iran, dont 40% des français pensent à tort qu’il s’agit d’un pays doté), le silence est lourd concernant la prolifération « verticale », c’est-à-dire la modernisation des armements existants dans les pays déjà dotés tels que la France, l’Inde ou encore le Pakistan.

Le désir de bombe n’existe pas

Un autre présupposé tenace mentionné à l’instant est le désir de bombe nucléaire. Celui-ci serait universel, et conduirait inévitablement de plus en plus de pays à se doter par principe. Cette croyance non plus n’est pas neutre, explique Pelopidas, puisqu’elle conduit les Etats dotés à déployer certains modes d’action et des efforts considérables pour empêcher de nouveaux programmes dans d’autres pays – parfois via des guerres, des assassinats ciblés ou autres stratégies ad hoc, avec une efficacité discutable. Le revers du soi-disant désir universel de bombe est que ce qui empêche la majorité des pays du monde d’accéder aux armes nucléaires est l’absence de moyens financiers, techniques ou intellectuels (une affirmation qu’il traduit en un concept : le « déterminisme capacitaire »). Benoît Pelopidas montre qu’au contraire, les pays non dotés ou n’hébergeant pas d’ogives sur leur sol ont souvent consciemment fait ce choix pour des raisons politiques bien précises. La Suisse, l’Allemagne, le Japon, le Brésil ou encore Singapour ont la possibilité technique et financière de lancer des programmes nucléaires et choisissent de ne pas le faire, qu’ils bénéficient ou non d’une protection équivalente de la part de pays dotés. L’Ukraine a choisi d’abandonner son arsenal sans protection nucléaire extérieure, il en va de même pour l’Afrique du Sud. A l’inverse, des pays pourvus de peu de moyens financiers (Lybie, Corée), ont lancé ou fait aboutir des programmes d’armement nucléaire.

La rhétorique du désir de bombe passe outre un fait historique majeur : les pays dotés sont les premiers responsables de la prolifération dans d’autres pays. Le terme même de « prolifération » est à ce titre ambigu, puisqu’il postule un phénomène auto-entretenu, quand « dissémination » redonne de la visibilité au rôle des Etats dotés dans la diffusion de la connaissance nécessaire à la fabrication de la bombe, et dans la mise en place de stratégies rendant cette dernière désirable tout en laissant entendre « qu’elle est synonyme de puissance, de sécurité et de prestige. »

Par ailleurs, si l’auteur n’analyse pas directement les effets de l’abandon nucléaire ukrainien sur la sécurité du pays – le livre ayant été écrit avant l’invasion russe – il donne un autre argument de taille remettant en cause le protection que de telles armes procurent avec l’exemple de la Norvège qui a sciemment refusé de concevoir ou héberger des armes nucléaires au prétexte que celles-ci représentent potentiellement un danger en transformant le pays en une cible : « le déploiement d’armes nucléaires sur un territoire donné menace les armes nucléaires du pays que l’on entend dissuader. Si ce dernier considère ses armes nucléaires comme un atout considérable et craint de les voir détruites par une frappe ennemie, il peut être amené à agir en vertu du principe « lancez les ou perdez les » en cas de montée des tensions et de mauvaise perception des intentions de l’adversaire. En d’autres termes, il peut, sous certaines conditions, être incité à mener une frappe sur le territoire du protégé, qui devient finalement une cible de première importance à cause des armes censées le protéger. » 

En outre, la protection nucléaire par une puissance étrangère suppose d’être sûr que le protecteur frappera, en cas d’agression sur le protégé. Est-il réellement clair que l’on peut se fier à un tel accord de principe ? Pour le Général de Gaulle, rappelle le chercheur, il était « illusoire » de croire que « les Etats unis utiliseraient des armes nucléaires contre l’Union Soviétique pour défendre l’Europe de l’Ouest ».

Enfin, Benoît Pelopidas rappelle un fait important et étonnant : contrairement à ce que l’intuition pourrait laisser croire, les militaires sont rarement les premiers défenseurs des programmes nucléaires. Beaucoup de témoignages vont dans le sens inverse : l’arme atomique souffre de nombreuses critiques, notamment « sur ses effets sur le civisme, sur la perte des valeurs martiales et d’une éthique du combat qu’elle induit et qui fragilise la nation en cas de guerre. » En somme, c’est une arme technocratique, « celle du prince plutôt que celle du peuple », dira le Colonel Claude Le Borgne en 1971. 

Armes nucléaires : le renoncement est la règle

Ce que cachent la rhétorique de la prolifération et celle du désir de bombe, c’est que le renoncement à l’arme nucléaire est la règle plutôt que l’exception. Non seulement les pays non dotés sont majoritaires (« Si 143 Etats n’ont jamais eu la bombe ni travaillé pour ni sur leur sol, c’est que le non recours est la stratégie la plus fréquente »), mais surtout, c’est bien l’absence d’intérêt qui motive leur renoncement, et non pas le manque de moyens ni mêmes les interventions militaires extérieures destinées à les faire plier. Aussi, le chercheur rappelle en détails l’abandon des moyens militaires nucléaires par l’Afrique du Sud. Si le cas n’est pas à proprement parler généralisable, et repose sur un contexte géopolitique bien particulier, il montre que le désarmement est une option crédible qui ne nuit pas nécessairement à la sécurité du pays qui s’y engage.

Rendre visible ce cas Sud-Africain est une nécessité pour Pelopidas. A plus forte raison que l’idéal atomique qui domine défend l’utilité de la dissuasion et prétend que toute option contraire est suicidaire, quitte à parfois travestir la réalité sur les risques que fait peser la doctrine nucléaire : explosions accidentelles, attaques liées au fait qu’un pays est justement une puissance nucléaire, etc. Le chercheur n’a pas de mots assez durs pour dénoncer les experts qui interdisent tout débat en dehors du consensus de la dissuasion, tout en niant ces risques. En matière de nucléaire militaire , écrit-il, l’expert « naturalise les postulats du discours officiel de trois façons : il occulte les publications scientifiques qui offrent des outils permettant d’établir une distance analytique par l’absence de citation ou de traduction, s’empresse de nier la validité de ces outils qui mettraient en cause l’évidence de la réponse pré établie – la nécessité de préserver et de moderniser les armes nucléaires à tout prix  – et catalogue la parole contre-experte comme militante ».

Et cela n’a rien de nouveau. Dès les années 1950 en France, remettre en question la robustesse et l’efficacité de la dissuasion n’était pas conseillé. Une circulaire émanant du ministère de l’éducation nationale prévoyait par exemple qu’il était « interdit d’inspirer aux élèves l’horreur de la guerre atomique à l’aide de lectures, de dictées, d’énoncés de problèmes, de modèles de dessins, de démonstrations scientifique, de cours d’instruction civique et de manifestations diverses » (ce que pourtant de nombreux auteurs et cinéastes ne se privèrent pas de faire dans la pop culture).

Encore aujourd’hui, le débat sur l’utilité de la dissuasion est bancal : en 2017, un sondage IFOP/DICOD avançait que 69% des personnes interrogées estimaient que la France avait besoin de la force de dissuasion nucléaire pour assurer sa défense. Benoît Pelopidas rejette pleinement ce consentement artificiellement construit qui ne repose sur aucune information tangible. Dans une démocratie, rappelle-t-il, le consentement doit s’octroyer sur la base de connaissances, et à partir d’informations historiques un peu plus précises que celles qui se discutent autour d’un micro-trottoir. Les français sont-ils informés des risques qu’ils encourent en maintenant cette doctrine ? De son coût ? De son efficacité réelle, statistiques et événements historiques à l’appui ? Des risques d’accidents ? Les français savent-ils que leur force de dissuasion n’était absolument pas crédible avant 1974 – donc plus de la moitié de la guerre froide ? En effet, le Général de Gaulle voulait que la France puisse tuer entre 30 et 60 millions de soviétiques – soit autant de russes qu’il y a de français – au début des années 1960. Seulement, avec les moyens techniques de l’époque, la France aurait tout au plus pu provoquer 260 000 morts.

Non seulement les questions posées dans ce sondage font fi des éléments de base du débat, mais elles sont complètement biaisées. Quand on pose les questions différemment – ce qu’a fait le chercheur en réalisant d’autres études – les réponses sont toutes autres. Par exemple, 32,5% des français seulement sont d’accord avec cette affirmation : « pour protéger le pays, le gouvernement a le doit de prendre des décisions concernant l’utilisation d’armes nucléaires sans consulter les citoyens », et surtout, 40,5% des sondés déclarent n’avoir « aucune influence sur le résultat sur le débat sur les armes nucléaires ». Pelopidas en conclut qu’il n’existe aucun consensus sur l’utilité du nucléaire militaire en France. Tout au plus, les français conviennent que le sujet leur échappe et ne sont pas tout à fait à l’aise avec l’idée qu’ils sont une communauté politique capable d’éradiquer des millions de vies humaines.

Des vulnérabilités négligées

La vulnérabilité qu’induit la dissuasion nucléaire est probablement l’élément le plus laissé à l’écart des débats et de la connaissance des citoyens. Les experts que fustige Pelopidas assurent sans preuve qu’aucun danger n’est à craindre, malgré de nombreux accidents répertoriés, de « presque déclenchements » de guerre atomique où la chance a clairement joué un rôle (une annexe est dédiée au sujet) – sans compter les accidents qui n’ont pas été encore découverts. Et pourtant, la menace de guerre atomique est bien réelle. En 2021, la probabilité d’une guerre nucléaire a été présentée comme la plus élevée depuis 1947. Les échauffourées entre Donald Trump et la Corée du Nord par exemple, n’étaient pas que des mots, martèle le chercheur. Aux Etats-Unis « le plan OPLAN 5027 prévoyait de déverser quatre vingt armes nucléaires américaines de 100 kilotonnes chacune sur la Corée du Nord si Pyongyang lançait un missile supplémentaire en direction des Etats-Unis, le secrétaire américain à La Défense James Mattis dormit, à plusieurs reprises, en tenue de sport pour être prêt en cas d’alerte pendant la nuit ou au petit matin. » 

Ce faisant, des blocages psychologiques et anthropologiques nous empêchent encore de penser qu’une telle guerre est plausible. C’est le fameux « décalage prométhéen » du philosophe Günther Anders : nous sommes peu à même de penser moralement ce qui est devenu possible techniquement, surtout quand ces techniques peuvent produire rien de moins que l’apocalypse ou a minima la mort de millions d’individus. Seul problème, tout le paradigme de la dissuasion que décrit Pelopidas repose sur une série de tabous à ne pas transgresser, de positions à ne pas prendre – celle du désarmement – au risque d’être ostracisé. Aussi, le personnel militaire comme les chefs d’Etat ne peuvent affirmer publiquement que la dissuasion est inefficace, ou qu’ils n’utiliseront pas la bombe (ce que fit pourtant Valéry Giscard d’Estaing : « Tant que je serai président, on ne se servira jamais de cette saloperie »). La doxa est formelle : personne ne peut en sortir et même, la dissuasion est une bénédiction – on retiendra de l’ouvrage qu’à plusieurs reprises, certains de ses plus ardents défenseurs y placent une forme de foi – quitte à laisser entendre que la doctrine aurait même permis d’éviter une troisième guerre mondiale.

Benoît Pelopidas pousse dans ses retranchements ce dernier argument. Pour lui, on ne peut décemment pas déclarer que les armes nucléaires ont sauvé des vies ou empêché des guerres. Quand bien même elles n’ont pas été utilisées, elles n’ont pas empêché les conflits impliquant des pays non dotés ou dotés – lesquels ne sont pas moins belliqueux que les autres. A ce titre, il fait bon rappeler que la dissuasion est souvent sans effets, et les exemples qui illustrent cela sont nombreux. En 1950, la Chine attaque la Corée du sud soutenue par l’ONU malgré l’arsenal américain. En 1962, alors que les Etats-Unis craignent d’être rayés de la carte pendant la crise de Cuba, relativement peu d’inquiétude fut ressentie en France, qui aurait pourtant été une cible privilégiée par l’URSS en cas de conflit atomique. En 1979 le Vietnam mène la guerre contre une Chine dotée de l’arme nucléaire, et l’argentine a envahi les iles Malouines, territoire du Royaume uni, Etat également doté… Posséder la bombe ne protège pas toujours d’un conflit. A ce titre, elle ne peut être assimilée à un objet pacificateur.

Certes, la troisième guerre mondiale n’a pas eu lieu, mais la période historique qui nous sépare des débuts de la bombe n’est pas si longue. Dès lors, quel recul serait suffisant pour affirmer que la dissuasion aurait empêché une troisième guerre mondiale ? Le fait qu’elle n’ait pas eu lieu pourrait aussi être mis sur le compte du spectre de la seconde guerre mondiale, ou de l’effet dissuasif des armes conventionnelles.

***

Benoît Pelopidas ne nous explique pas qu’il faudrait se débarrasser de tout notre arsenal nucléaire du jour au lendemain comme le réclament certaines associations en faveur du désarmement. Son travail est plus profond et patient. Il déstabilise les fondations mêmes de notre croyance en l’efficacité de la dissuasion, en la réalité d’une prolifération dangereuse qui nécessiterait d’anticiper les mouvements de l’ennemi en s’armant encore plus ou en essayant de l’empêcher d’aller plus loin dans un programme d’armement nucléaire.

Le chercheur remet l’église au milieu du village, replaçant le débat à l’intérieur d’une série de questions prioritaires qui aujourd’hui brillent cruellement par leur absence. Ce à quoi il aboutit est non pas une volonté de désarmer – un terme ambigu par sa polysémie et ses degrés d’application (s’agit-il d’adopter une stratégie de non-emploi en premier ? De ne pas posséder l’arme, ou de matières fissiles ? D’abandonner toute recherche militaire en matière nucléaire ?), mais bien à renoncer. Le renoncement étant donné comme « l’ensemble des stratégies qui aboutissent à ce que l’acteur concerné ne dispose pas sur son sol de systèmes d’armes susceptibles de produire une explosion atomique ». Aussi, un tel objectif devrait nous appeler à amorcer des efforts diplomatiques pour arriver à cette fin. Il est par exemple aujourd’hui possible de réduire l’arsenal nucléaire mondial pour arriver « a minima en deçà du seuil de l’hiver nucléaire » en cas de conflit : « sur le plan technique, cela équivaudrait à démanteler moins de têtes nucléaires que ce qui a été fait entre 1986 et 1996 ».

Enfin, Benoît Pelopidas appelle à refaire du débat sur les armes nucléaires une question proprement politique et populaire. A cet effet, le chercheur remplit son rôle et éclaire le débat, bien qu’il ne pousse pas les réflexions institutionnelles plus loin ni n’introduise les modalités de participation public à un tel choix, comme le ferait la politiste Zeynep Tamuk et le courant de la démocratie technique en général.

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