Internet est partout, s’insinue comme une mousse dans les moindres recoins et interstices de nos vies. Il envahit le langage, coule comme de l’eau. Le nouvel Internet qui arrive, celui qui connectera les objets, donnera un nouveau souffle à cette dynamique dans le monde physique.
Il est absolument intéressant de se demander aujourd’hui quelle est la teneur de cette accusation en liquidité ! La houle webesque est-elle Eau, Huile, Acide ? Voyons un peu :
Internet est Eau
Parce que sous le web, l’océan
Ne nous trompons pas ici, internet a toujours été et sera toujours brick and mortar : data centers, disques durs, ordinateurs, câbles sous-marin, ventilateurs géants, tout cela forme une bien grosse machine faite d’infrastructures imposantes et de roulements électroniques quasi microscopiques.
Pour autant cette machine, lourde mais agile, accompagne la prise de vitesse et la servicisation des industries. Puisqu’elle va vite, tout doit aller vite. Les transports, les commandes, l’assistance, l’achat. La vitesse elle-même s’accélère.
Internet file depuis longtemps la métaphore maritime (surfer, naviguer, internaute), jusqu’au feu « wave » de Google qui a coulé il y a bien longtemps. En somme, nos réseaux sont devenus si fluides qu’on s’y noierait, mais nos « logs », nos traces et nos usages sont en réalité bien concrets, là, sous l’océan.
Internet est Formol
Parce qu’Internet est « client-centric »
Le Leitmotiv de toute entreprise du XXIème qui se respecte est le « client-centric ». Mais qu’est-ce que c’est ? Le client-centric ou « être centré utilisateur » est la récupération et l’application du concept d’empathie au monde marchand. Cela revient à se mettre à la place du client pour mieux répondre à son besoin, et plus vite.
Le client-centric consiste à réorganiser l’entreprise autour des besoins du client, ou de l’utilisateur d’un service. Ce qui revient souvent au même puisque tout utilisateur est un client en puissance.
Internet est liquide car la flexibilité qu’il permet devient une norme qu’il faut appliquer à des secteurs qui n’ont à l’origine rien de digitaux. Ainsi, la vitesse érigée en nouvelle règle demande de revoir le fonctionnement même des individus dans l’entreprise.
De la figure centrale du salarié, protégé, exigeant, revendiquant (et même récompensé par le Fordisme) qui a inspiré les grandes avancées sociales avant et après-guerre, la figure dominante est devenue celle du client. Pour cette raison, les entreprises sont aujourd’hui « client-centrics ». En ce sens, la figure du salarié aura été liquéfiée, formolisée dans le besoin du client, le premier n’existant que pour le second. Voyez plutôt les nouvelles publicités comme comme celle de la SNCF qui exprime cette dilution très explicitement :
Internet est Grenadine
Parce qu’Internet est un enfant…
…qui grandit en mimant. Internet imite ses parents aujourd’hui plus californiens que suisses ou français. Californiens donc, et dignes héritiers d’une culture conquérante et, oserais-je dire : libertophile. A cet égard, le petit Internet parle de « libérer » et « ouvrir » voire « relier », et surtout, surtout, répondre en flux tendu aux besoins du consommateur.
Tout ceci est bien paradoxal, si le devenir adulte consiste à savoir différer son plaisir immédiat, l’enfant-Internet sert parfaitement l’enfant humain : il lui rend tout possible, tout le temps, y compris la possibilité de moduler ses désirs au gré des modes et des envies. Internet répond à nos caprices comme une grenadine calme un enfant : sucre et couleurs.
De la sorte, l’utilisateur d’Internet commande directement à la chaîne de montage qui doit obéir à ses désirs insatiables par essence et révocables à tout moment. Le sociologue Zigmunt Bauman parlait de « société liquide » pour caractériser cette précarité et ce présent perpétuel qui ne passe que par la consommation et qui brise tout rêve de durabilité. Chez Colissimo, le « centré utilisateur » se présente un peu comme ça :
Plic-ploc et tic-tac sont sur un bateau
Oui, Internet est à la fois eau, formol et grenadine. Citons de nouveau Bauman qui disait : « La civilisation est un échange : vous abandonnez quelque chose et attendez de recevoir quelque chose d’autre ». Selon lui, le progrès serait un système pendulaire de compromissions entre liberté et sécurité. La récente loi sur le renseignement lui donnera raison dans cette analyse : le pendule oscille clairement vers la sécurité, au détriment de la liberté.
Je soulèverai un dernier paradoxe pour conclure : PayPal s’étant fixé pour objectif de « faire disparaître l’acte de paiement », j’en viens à penser que la liquéfaction passe peut-être par la fin de l’argent liquide.
En attendant, il s’agirait de ne pas oublier que tout ce petit monde là est bien sur le même bateau, salariés et consommateurs sont souvent les mêmes, de quoi donner du vague à l’âme.
Cet article est librement inspiré d’une analyse d’un économiste hétérodoxe, pour ceux qui voudront creuser un peu le sujet.