« Décoloniser le cosmos » : vers une nouvelle éthique de l’exploration spatiale

Le spectre de la colonisation hante le secteur spatial. Ira-t-on sur la Lune et sur Mars ? Et si oui, sera-t-on condamnés à y répéter les erreurs du passé ? Dans un passionnant essai sur le site Aeon, Ramin Skibba (@raminskibba), astrophysicien et journaliste pour Wired s’inquiète des effets en cascade d’une industrie laissée à elle-même. Pour lui, il est grand temps de nous donner une nouvelle éthique de l’exploration spatiale et d’en finir avec l’esprit de conquête qui la caractérise. Ses grandes idées colorées de quelques commentaires.

« Laisser-faire » dans l’espace

C’est partout dans la presse : les américains veulent retourner sur la Lune, et les chinois ne cachent plus leurs ambitions. Avec le concours d’alliés et d’acteurs privés, les deux grandes puissances sont entrées dans une course, et l’on se figure déjà que dans dix ou vingt ans, des humains auront ouvert des mines à ciel (espace ?) ouvert sur notre astre le plus proche en vue d’y exploiter des ressources (hélium-3, eau) et enclencher la phase suivante : Mars, les astéroïdes.

Laissons pour le moment de côté les questions de planning (les dates d’envol sont sans cesses repoussées par les agences), et l’intérêt économique de ces projets (on peut débattre à l’infini du business model permettant de rentabiliser un aller-retour sur un astéroïde, quand bien même il serait bourré de diamants) : c’est un principe supérieur qui anime Ramin Skibba. Nous avons, écrit-il « une responsabilité collective à relever les défis moraux qui s’ouvrent afin d’éviter de répéter les erreurs du passé ». Ces « erreurs » sont en fait les caractéristiques même du processus de colonisation : spoliation, violence, destruction des terres et des liens, le tout au service d’une machine impériale prétextant une mission civilisatrice.

Certes, l’industrie spatiale a évolué depuis la guerre froide. Mais quand Elon Musk gâche le ciel, « héritage culturel de l’humanité » avec ses constellations de satellites, quand des Etats créent des une « Space Force » (US) ou un « Commandement de l’espace » (FR), puis investissent sans complexe dans des missiles antisatellites (la Chine en a testé en 2007, l’Inde en 2019 et le dernier en date, envoyé par la Russie cette année a produit des milliers de débris spatiaux), alors peut-on réellement parler de pacification ? Si l’on pousse un peu, ajoute l’astrophysicien, s’imagine-t-on un futur où la Lune changerait de physionomie du fait de l’extraction minière à sa surface ? Si les agences publiques rendent certes plus de compte que certaines entreprises privées, reste que l’espace est aujourd’hui un Far West, et ça ne s’arrangera pas : « sans lignes directrices déterminant ce qui peut y être fait ou non, alors le cosmos cessera d’être un endroit à explorer pour l’intérêt de tous et deviendra un lieu de conflits, d’extractivisme et de pollution. »

Une vision de l’espace pacifique, soutenable et égalitaire

Nombreuses sont les voix qui depuis plusieurs années alertent quant aux dangers potentiels d’une marchandisation de l’espace. Les astronomes de l’International Astronomical Union par exemple, ont publié en 2021 un état de l’art des impacts des constellations de satellites sur la recherche en astronomie, ainsi que des recommandations aux industriels (voir à ce titre le thread d’Eric Lagadec, Président de la Société Française d’Astronomie et d’Astrophysique, qui résume bien les enjeux).

Cependant, la controverse ne s’arrête pas aux questions scientifiques. Pour Lucianne Walkowicz (@RocketToLulu), astronome au planétarium Adler de Chicago, la question est aussi historique et philosophique : « sans surprise, nous assistons aujourd’hui à l’illustration d’une pensée séculaire, celle des colonisateurs européens, persuadés que le monde leur appartenait ». Impliquée de longue date dans plusieurs mouvements sociaux tels que Black Lives Matter, Walkowicz a monté l’initiative « Decolonizing Mars », une « anticonférence » sur l’inclusion et l’équité dans le domaine de l’exploration spatiale. Elle est également à l’origine de la « JustSpace Alliance » (@JustSpaceOrg), une organisation défendant « un futur plus éthique et inclusif dans l’espace, et compatible avec l’idée d’un monde plus juste et équitable aujourd’hui ». L’alliance repose sur un vaste fond théorique (ressources et ouvrages de sciences sociales sur l’espace) compilés sur le site « The Space Ethics Library ».

La JustSpace Alliance n’est pas une anomalie : les groupes qui défendent des idées similaires pullulent. La « SpaceEnabled » au MIT par exemple, promeut « la durabilité dans l’espace, et l’utilisation des technologies spatiales pour plus de justice sur Terre ». A Columbia le « Outer Space Institute » focalise son travail sur « la paix dans l’espace et dans l’atmosphère », et à Broomfield dans le Colorado, le think-tank « Secure World Foundation » s’est donné pour mission de réduire les conflits dans l’espace. On pourrait ajouter à cette liste « space4peace » ou encore « peace in space » (fondé par Carol Rosin, ancienne cadre de l’industrie spatiale opposée de longue date aux missiles antisatellites).

Difficile changement de mentalité

Si les mouvements populaires et antimilitaristes ont pu parfois réorienter le secteur spatial, il semble tout de même difficile d’imaginer que ceux-ci pourraient réellement infléchir les directions prises actuellement. Pour Ramin Skibba, l’espace est aux entreprises du 21eème siècle ce que l’océan était aux puissances coloniales d’antan, quand espagnols, portugais et britanniques s’appropriaient les ressources des « nouveaux mondes », quitte à les dévaster au passage. Il en appelle à l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano qui dans son livre Les veines ouvertes de l’Amérique Latine témoignait de cette transformation des lieux et des hommes en capital par les empires occidentaux.

Si Ramin Skibba s’inquiète autant, c’est que pour lui l’avenir est déjà écrit. Des entreprises telles que Planetary Resources, Deep Space Industries et TransAstra Corporation travaillent ou ont travaillé à la réalisation des projets de minage dans l’espace, et selon lui, on peut s’attendre à ce que ces initiatives se déploient d’ici la fin du siècle. On pourrait certes, arguer du fait que ces projets entrepreneuriaux terminent souvent en queue de poisson faute de business plan crédible. Pour autant, la question de savoir qui décide de ce qu’il est possible ou non de faire dans l’espace se pose tout de même.

https://www.transastracorp.com/

Pour Danielle Wood, la directrice de Space Enabled, laisser ces choix aux entreprises et aux Etats les plus puissants relève d’un état d’esprit impérialiste, un tel mode de pensée ne pouvant conduire qu’à léser les générations futures. Même son de cloche du côté de Natalie Treviño (@nat_geo_theory) de la Western University de Londres, et autrice d’une thèse sur l’ordre colonial de la « nouvelle frontière ». La théoricienne rappelle que les ressources de l’espace sont comparables aux forêts primaires : elles ne se reconstitueront pas. Aussi, le fait qu’il n’y ait a priori aucune vie sur ces astres – un argument souvent employé pour justifier leur colonisation – ne constitue pas un blanc seing pour les exploiter à notre convenance. Pour Treviño, une dynamique coloniale est belle et bien à l’œuvre dans le domaine spatial, et c’est sur Terre qu’elle s’illustre avant tout. Dans une interview au site Filling Space la théoricienne ne manque pas de rappeler qu’Elon Musk n’avait publiquement pas exclu la possibilité d’un coup d’Etat en Bolivie (« on renverse qui ont veut » avait dit le milliardaire) dans le but de sécuriser l’approvisionnement en lithium de sa société Tesla. Treviño s’interroge : « Est-ce qu’aller dans l’espace, soi-disant pour sauver toute l’humanité, mérite d’en finir avec la démocratie et les droits humains ? ».

Juger des tenants et aboutissants coloniaux ou néocoloniaux du secteur mérite que l’on regarde l’histoire avec un minimum de continuité. Qu’il s’agisse de la construction de télescopes géants (comme celui en construction au nord du plateau de Mauna Kea, à Hawaii), ou de bases de lancements de fusées (à Boca Chica pour les Etats-Unis), les grandes infrastructures du spatial – comme de nombreuses autres dans des domaines divers – ont souvent été des lieux de conflits avec les populations locales – parfois indigènes – occupant les lieux d’implantation choisis. Pour le cas français par exemple, la base de lancement des fusées européennes à Kourou en Guyane s’inscrit dans le passé colonial du pays. Comme l’observe Jérôme Lamy, chercheur au CNRS, dans le dernier numéro de la revue Strate(s) (observatoire du CNES): « dès le XVIIe siècle, les Français s’approprient la région du fleuve de Kourou et y installent une colonie d’esclaves. C’est donc sous les auspices de la domination, de l’impérialisme et de l’esclavagisme que s’organise l’occupation de cette zone tropicale ». 

Par ailleurs, la grande évolution juridique de ces dernières années dans le domaine spatial, à savoir le « Space Act » promulgué en 2015 par Barack Obama, est particulièrement pernicieuse. Le texte de loi stipule que les Etats-Unis ne clameront pas de territoires spatiaux, mais laisse la possibilité au secteur privé de s’en déclarer propriétaires. Comme l’explique le juriste Lionel Maurel, depuis 2015, le statut juridique des ressources spatiales est ainsi passé du res communis (« chose commune ») au res nullius (« chose sans maître »). C’est ce glissement – unilatéralement décidé par les Etats-Unis – qui ouvre la possibilité d’un droit d’appropriation privé de ces ressources avec la garantie de l’Etat. Maurel note que l’accès à ce statut est conforme à l’idéal de la conquête de l’Ouest et de la nouvelle frontière, il fut notamment attribué aux bisons des grandes plaines, « ce qui conduisit à leur massacre systématique par les colons jusqu’à leur quasi-extinction au 19ème siècle. »

Enfin, si le changement s’opère dans les mots, alors force est de constater que le lexique du spatial n’a que peu évolué. Natalie Treviño remarque que si certains d’entre eux ont changé (la NASA ne parle plus de « manned mission » mais de « crewed mission » pour atténuer le poids du genre), mais les mots « settlers » (colons), « colonies » ou « frontier » sont toujours employés et évoquent sans ambiguïté la période coloniale. Dans un article sur The Outline, Caroline Haskins affirme que ces mots expriment aussi tout le racisme du processus colonial : « même quand les gens ne parlent pas spécifiquement de « colonies » spatiales, ils utilisent la rhétorique de la colonisation, celle du « nouveau monde » et de la « nouvelle frontière », occultant par là même toute l’histoire et la violence faite aux gens de couleurs qui vivaient dans la région ». Le livre très « pro-Space » de Christopher Wanjek « Spacefarers », sous-titré « How Humans Will Settle the Moon, Mars, and Beyond » (Harvard University Press, 2020), témoigne de la vitalité de ce vocabulaire. En dehors de l’afrofuturisme, peu d’alternatives lexicales sont disponibles, estime Ramin Skibba.

THE RACIST LANGUAGE OF SPACE EXPLORATION

The racist language of space exploration

On préserve bien l’Antarctique

L’exploration spatiale est-elle fatalement destinée à rimer avec impérialisme ? Si dans ce secteur, les intérêts économiques, militaires et scientifiques peinent parfois à trouver des frontières distinctes tant les technologies des uns et les découvertes des autres servent des intérêts mutuels, il fait bon rappeler que tout ne termine pas toujours en guerre des étoiles. La conquête de la Lune est à ce titre un événement ambiguë, avance Ramin Skibba. Aboutissement d’une partie importante de la guerre froide, les premiers pas de l’homme sur la Lune s’inscrivent aussi dans une période durant laquelle certains Etats gagnent leur indépendance vis-à-vis des empires occidentaux. Sur la plaquette laissée sur la Lune par Neil Armstrong et Buzz Aldrin figure le message suivant « nous sommes venus en paix, pour l’humanité » : en rien elle n’annonce que les Etats-Unis prenaient possession de la Lune, en accord avec l’esprit du Traité de l’espace de 1967 où il était précisé que l’exploration et l’utilisation de la Lune et des autres corps célestes, devaient se faire « pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique ».

En dehors du domaine spatial, les humains ont prouvé maintes fois qu’ils étaient capables de préserver un territoire pour des raisons à la fois diplomatiques et environnementales. C’est le cas de l’Antarctique, préservé depuis 1959 par le Traité sur l’Antarctique, signé par 54 nations. Son premier article prévoit que « Seules les activités pacifiques sont autorisées dans l’Antarctique. Sont interdites, entre autres, toutes mesures de caractère militaire. » Le texte donne la primauté aux activités scientifiques, prévoyant que « Les observations et les résultats scientifiques de l’Antarctique seront échangés et rendus librement disponibles » (article III). Pour Danielle Wood, une approche analogue pourrait fonctionner dans l’espace extra-atmosphérique. C’est notamment ce que préconise le Manifeste de l’espace libre,  qui préconise que les technologies produites dans l’espace soient enregistrées sous des licences open-source.

En résumé de tous ces principes, il faudrait opérer une vaste mise à jour du traité de 1967,  déterminer quelles orbites sont accessibles et pour quels types d’appareils, tout en redéfinissant la notion de propriété dans l’espace (et promouvoir un retour à la notion de « commun », à revers du Space Act de 2015).

***

Pour atteindre un tel objectif, explique Ramin Skibba, les décisions concernant l’espace devraient être plus inclusives « pas réservées aux leaders politiques et économiques, mais incluant astronomes, chercheurs en sciences sociales, éthiciens, juristes, indigènes et personnes directement concernées par les prédations du colonialisme en priorité ». Autrement dit : un domaine spatial devenu plus démocratique, comme le pressentait Roger Lesgards, ancien secrétaire général du Centre national d’études spatiales (CNES) dans son livre Conquête spatiale et démocratie (Presses de Sciences Po, 1998). D’autres, comme la philosophe Chelsea Haramia, signalent notre impérieux besoin de recourir à des « Space ethicists » et à de nouvelles institutions planétaires dans le but de poser des règles au-delà des gouvernement locaux, avec l’efficacité que l’on connaît aujourd’hui.

Mais pour réellement décoloniser l’espace, ne faudrait-il pas décoloniser tout le reste, demande Uahikea Maile, chercheur en « Indigenous Studies  à l’Université de Toronto, qui suit par ailleurs les controverses sur le Téléscope de Mauna Kea, à Hawaii. A ce titre, écrit Ramin Skibba, nous devons nous demander, à l’échelle d’une société, ce que nous attendons de l’exploration spatiale, et à quoi nous acceptons de la soumettre. Bezos et Musk, deux hommes parmi les plus riches de la planète, n’en finissent pas de vouloir coloniser et commercialiser le Cosmos tout en violant les droits les plus élémentaires des travailleurs chez Amazon et Tesla : « ils parlent de civilisations utopiques qu’ils pourraient créer dans l’espace, mais ne font aucun effort pour la justice et l’égalité sur Terre ».

Aussi, conclut Ramin Skibba, il convient de mettre en place un nouveau régime qui préserve la beauté de l’espace, et cela nécessitera de prioriser la recherche scientifique et l’ouverture des bénéfices que celle-ci apporte à tout le monde, par exemple : « les traités internationaux pourraient limiter les espaces réservées aux activités commerciales. Des opérations durables et égalitaires dans l’espace devraient avant tout concerner la question environnementale, le partage des bénéfices et la préservation du droit des travailleurs. » On peut toujours rêver.

Photo : Panorama de Mars capturé par les caméras de Curiosity le 16 novembre 2021. © Nasa, JPL-Caltech

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
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