Nous publions, avec Arnaud Saint-Martin, député et sociologue, cette tribune dans le Nouvel Obs, le 18 novembre 2025.
Qui se souvient du sommet de l’intelligence artificielle (IA) organisé sous l’égide de l’Elysée, de ses annonces tonitruantes, de son hubris rétrofuturiste, de ses 109 milliards d’euros et, surtout, de cette douche froide infligée par [le vice-président des Etats-Unis] J. D. Vance (« Les technologies américaines resteront la référence mondiale en la matière »), insultant l’audience juste avant de quitter la scène ? C’était en février. Depuis lors, des investissements ont été confirmés, d’autres restent virtuels. Le projet de Campus IA en est la tête de gondole, mis en avant par Emmanuel Macron lors du sommet Choose France, le 19 mai. Les chiffres – on parle de 50 milliards d’euros – donnent le vertige. Ce projet de centre de données voué à l’IA et au numérique participe de la course au gigantisme et de l’ouverture de la France aux capitaux étrangers. L’investisseur principal est le fonds souverain MGX, basé à Abu Dhabi [Emirats arabes unis]. Campus IA est aussi associé à la start-up française Mistral AI et au géant états-unien Nvidia, dont la valorisation financière touche les cimes (5 000 milliards de dollars).
C’est à Fouju, village seine-et-marnais de 630 habitants, que les porteurs du projet ont décidé de s’installer après prospection. Sur ce territoire, la ZAC des Bordes offrirait toutes les garanties pour accélérer l’implantation : facilité de raccordement au réseau électrique pour soutenir l’énorme consommation prévue à horizon 2030 (1,4 gigawatt, l’équivalent de [l’EPR de] Flamanville), foncier disponible, élus locaux ravis, dans un milieu rural où l’installation d’un centre de données est toujours un moindre mal en comparaison des entrepôts logistiques qui pullulent partout dans le département. Une première tranche opérationnelle est envisagée dès 2028, représentant 8,5 milliards d’euros d’investissement.
Bien conscient qu’une infrastructure d’une telle ampleur passerait difficilement inaperçue dans une si petite ville, le porteur de projet a fait le choix de la transparence. A son initiative, une « concertation » est organisée avec le concours de la Commission nationale du Débat public (CNDP). Commencés le 15 octobre, les échanges avec les habitants s’organisent suivant un format descendant où Campus IA a pu prendre le temps de construire l’adhésion, voire de susciter l’enchantement. Pour une collectivité rurale loin de tout, les arguments sont (en apparence) nombreux : attractivité économique, création d’emplois, infrastructures de transport, retombées fiscales, auxquels s’ajoutent les conséquences symboliques d’une vision futuriste estampillée « IA » et « Campus ». L’argument de la souveraineté fait également mouche : après tout, qui ne souhaite pas un numérique maîtrisé et local avec lequel on peut – pour citer les promoteurs – héberger des photos ou prendre un rendez-vous sur Doctolib ?
MGX et le projet « Stargate » de Trump
Le hic ? Hormis quelques associations de protection de la nature et des habitants éprouvés par l’implantation brutale d’entrepôts logistiques qui engendrent des nuisances diverses, il n’y a eu jusqu’à maintenant que peu de contre-expertises. De nombreuses questions restent alors ouvertes. Est-ce vraiment souverain ? Campus IA ne risque-t-il pas de servir la soupe à des acteurs étrangers ? Quelles sont les conditions d’allocation et de vente de la puissance de calcul ? Et puis, quelle IA, et pour quoi faire ? La concertation aura au moins permis d’attester qu’il n’y aura pas de « campus » au sens commun du terme (avec des étudiants). Quant à la souveraineté et aux « droits de blocage » supposés de Bpifrance, le porteur de projet renverra au secret des affaires. Le bien-fondé de la politique nationale de déploiement de l’IA se trouve rabattu sur des considérations de proximité et quelques aménagements locaux. En échange de 70 hectares de terre, Fouju pourra refaire ses trottoirs.
Pourtant, il faut une certaine audace pour oser présenter ce projet comme français et souverain. La présence de Bpifrance n’y change rien : le principal porteur, MGX, est un fonds souverain étranger. Or la stratégie d’investissement des Emirats arabes unis est opportuniste et offensive ; le pays ne fait pas mystère de son ambition d’influence et de sa volonté de puissance économique, dans le domaine de l’IA, mais aussi dans celui des cryptomonnaies. Alors qu’il vient juste d’être lancé, le fonds annonce en janvier son implication dans le projet « Stargate » porté par [le président des Etats-Unis] Donald Trump : 500 milliards de dollars, en partenariat avec OpenAI, SoftBank et Oracle. Là aussi : l’objectif est d’installer des infrastructures numériques gigantesques, aux fins du capitalisme numérique. Le mois suivant et de l’autre côté de l’Atlantique, MGX officialise donc Campus IA. Deux salles, une ambiance.
Mais ce n’est encore là qu’un problème accessoire, car rien ne dit que ces investissements colossaux trouveront des réels débouchés. Aux Etats-Unis, l’économie de l’intelligence artificielle boucle en cycle fermé entre les éditeurs et les vendeurs de processeurs, tirant artificiellement la croissance tout en faisant peser la menace de l’explosion d’une gigantesque bulle. Cela explique en partie pourquoi l’IA est imposée dans toutes les interfaces : on cherche encore un modèle de revenus. Dans les faits, ce que l’IA accélère ici, elle le détériore là : chacun se débrouille comme il le peut pour répondre à la nouvelle injonction, l’utiliser ou être déclassé.
Face à ces incertitudes, le gouvernement français n’a qu’une réponse : imposer et copier un modèle de gigantisme états-unien – une lubie, nous n’avons pas l’argent. Terrorisé par la peur de rater le coche, notre pays met donc les moyens avant les fins. Les questions les plus élémentaires restent sans réponse : sur quelles hypothèses se fonde le dimensionnement de ces infrastructures, pour quels usages, au bénéfice de qui et au détriment de quoi ?
Pour un pôle public de planification du numérique
De longue date, des acteurs du numérique ou de la société civile ont dessiné des voies alternatives pour un numérique plus sobre et plus contenu, au service des citoyens. La frénésie de l’intelligence artificielle nous éloigne de ce chemin. Ces technologies sont devenues un prétexte à l’émiettement du travail, au prix d’un véritable désastre environnemental qui n’en finit plus d’être attesté.
Si les questions ne sont pas posées, ou mal posées, c’est que nous n’avons pas les espaces pour. Lors d’une réunion publique tenue à Crisenoy – village voisin de Fouju qui s’est vu imposer un centre de détention de 1 000 places –, les habitants le disaient eux-mêmes : comment se fait-il qu’on ne discute pas de ces projets plus tôt ? Pourquoi les enjeux locaux sont-ils décorrélés des enjeux nationaux ? La vague de l’IA, si elle doit avoir lieu, interroge avant tout la manière avec laquelle nous institutionnalisons ces grandes trajectoires technologiques.
C’est aussi un autre mode de développement du numérique qu’il est nécessaire de porter. Il faut se rendre à l’évidence : nous allons dans le mur si d’aventure la trajectoire empruntée est celle du macronisme numérique. Car ça n’est pas soutenable. D’une part, le gouvernement accompagne la vassalisation technoféodale de la France, prise en tenaille entre le capitalisme prédateur des Gamamx [Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft et X], et l’argent infini des pétromonarchies théocratiques du Golfe ; d’autre part, il surenchérit mimétiquement dans la bulle et la course à l’abondance, tout en vantant en même temps la frugalité et le développement durable de l’IA. Le plan de Macron est de construire la dépendance, de renforcer la domination des dominants, de livrer du foncier à qui peut l’accaparer (65 sites ont été identifiés par le gouvernement) et, ainsi, de nous exposer à des acteurs économiques parasitaires dont le modèle d’affaires est de mettre au pas les organisations publiques et les Etats, à commencer par la France.
La seule sortie par le haut consiste à repartir des besoins, à anticiper les conséquences sociales et écologiques plutôt que de les subir. Cela implique d’abord de se demander si les technologies aujourd’hui mises en avant – méga-modèles généralistes, centres de données surdimensionnés – sont les bonnes, alors même qu’existent des modèles plus spécialisés, plus sobres et mieux ajustés aux usages réels. Cela suppose ensuite d’assumer des choix politiques clairs : moratoire sur les projets de cette ampleur tant que leurs usages, leurs impacts et leurs alternatives n’ont pas été débattus publiquement ; création d’un véritable pôle public de planification du numérique, chargé de définir ce que nous voulons faire de ces technologies, où, avec qui, et à quelles conditions. Il n’est pas trop tard pour faire mieux et autrement !
