Enquête sur les Gilets jaunes et les policiers sur les réseaux sociaux

Édouard Bouté, docteur en sciences de l’information et de la communication, publie chez MkF Éditions « Images et discours de la répression, Gilets jaunes et policiers sur les réseaux sociaux », un livre-enquête issu de sa thèse. L’ouvrage éclaire les usages des réseaux sociaux, plus particulièrement Facebook et Twitter pendant les quelques années fortes du mouvement de Gilets Jaunes, avec des questions centrales : qui s’est mobilisé pour dénoncer la répression policière ? Comment les différents récits ont-ils été bâtis ? Comment expliquer la viralité de certains contenus et la relative invisibilisation d’autres ? 

Le point de départ est évidemment la réponse de l’État à ce mouvement rapidement considéré comme une révolte à contenir. Pendant la période, note Bouté, « L’évolution des pratiques de maintien de l’ordre [est] marquée par un usage accru d’armes controversées, [et] illustre bien la brutalisation progressive qui a eu cours. » (p. 58). Sans les réseaux sociaux, cette répression n’aurait été pas rendue visible ou en tout cas beaucoup moins. Les mains arrachées, les manifestants défigurés par des grenades GLI-F4 ont notamment conduit aux premiers selfies de « gueules cassées du XXIème siècle », directement postés sur un certain nombre de groupes Facebook que le chercheur a suivi de près. 

C’est aussi le rapport à la violence, à l’autorité (la police), aux journalistes, qu’ausculte Bouté. Les Gilets Jaunes ne forment pas une communauté homogène de ce point de vue. Si dans l’ensemble, « Le refus du pacifisme est justifié par le vécu d’une violence qui vient d’abord des forces de l’ordre » (p. 120), les conversations autour de la légitimité de cette violence sont nombreuses et animées : certains appellent au calme, d’autres non. Quant à la sphère médiatique, elle est tantôt déconsidérée (« journalopes », « merdias »), tantôt convoquée comme source d’autorité – la demande de « sources » est d’ailleurs fréquente sur les groupes Facebook objets de l’enquête, et les propagateurs de fake news souvent modérés. Edouard Bouté montre aussi la manière avec laquelle, via ces réseaux, les Gilets Jaunes « montent en compétence », notamment concernant les armes, leur « bonne » utilisation dans un cadre légal, jusqu’à regarder de près les gestes des policiers, et échanger abondamment autour des lois et réglementations relatives au maintien de l’ordre. Les vidéos, par exemple, sont interprétées, parfois en lien avec des avocats présents en ligne.

Une partie riche de l’enquête aborde les liens entre les Gilets Jaunes et les « jeunes de banlieue », partie prenante ou non de leur mouvement. En effet, si la répression du mouvement a conscientisé un certain nombre de manifestants quant à la violence d’État via la police, de nombreux groupes rappellent qu’ils en sont les victimes depuis longtemps. Beaucoup de Gilets Jaunes « découvrent » les violences policières – l’un d’entre eux, Jérôme Nicolle, s’en excusera même publiquement. Toutefois, la légitimité à s’en plaindre ne fait pas consensus, les dissensions existent. Pour certains Gilets Jaunes, il y a de « bonnes » et de « mauvaises » victimes des violences policières. Et donc des luttes légitimes (sociales, politiques) face à une délinquance (brutale, gratuite et sans revendications) à réprimer. Le chercheur montre que les Gilets Jaunes vivent dans un relatif entre soi qui produit de la différence par altérisation, particulièrement à l’endroit des jeunes de banlieue voire des personnes racisées. Et ce jusqu’à la mort de Nahel en 2023, un événement fort commenté en ligne, avec quelques traces d’empathie mais aussi des critiques (« c’est pas un ange », c’est pas « le même combat », p 128).

Enfin, Bouté s’attarde sur les traces laissées sur Twitter, notant des différences avec Facebook dans les formes de viralité observées. Les partages de photos de blessures y sont nombreux (on se souvient, notamment, de la liste de blessés mis à jour par le journaliste David Dufresne). Sur Twitter en outre, « la répression et les violences policières ont été qualifiées depuis l’extérieur, par des commentateur.ices qui n’ont pas directement vécu les événements sur lesquels ils et elles se sont exprimé.es. » (p. 164). C’est donc aussi le réseau de la reprise politique et du commentaire partisan, par des personnalités de premier plan ayant accès aux médias de masse. 

En tout état de cause, tous ces réseaux sociaux sont investis et donnent lieu à pratiques variées, avec une tension remarquable entre le rôle d’amplificateur qu’ils ont pu avoir et les limites intrinsèques à leur fonctionnement, que la chercheuse Zeynep Tufecki avait par ailleurs montré, en pointant la « paralysie tactique » des mouvements populaires nés en ligne. Bouté ne s’aventure pas plus avant sur ce terrain dans son enquête. Les réseaux, rappelle-t-il, « ne sont pas pour autant des alliées des luttes sociales » (p. 170). Et de rappeler la présence de la censure, du shadow-ban, qui sont monnaie courante et ont pu dans d’autres circonstances nuire à certains combats (par exemple, le mouvement Black Lives Matter sur Tik Tok). Reste qu’il s’y dit et qu’il s’y montre beaucoup de choses. 

Une enquête rigoureuse et utile qui a le grand mérite de parler de ce qui existe, de montrer toute la complexité des liens qui unissent et désunissent les réseaux sociaux des affaires démocratiques, nombreuses preuves à l’appui, et qui donne tout de même à voir le malaise des Gilets Jaunes face à la violence policière. 

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