Enfonçons tout d’abord une porte ouverte : le monde réel n’existe pas. Nous le réorganisons en permanence à travers nos filtres humains, nos perceptions, notre cerveau. Il en résulte que nos jugements, qu’ils soient hâtifs (heuristiques) ou supposément construits, sont les victimes d’un certain nombre de déviations qu’on appelle aussi des biais cognitifs. L’association Chiasma, emmenée par Albert Moukheiber (déjà interviewé ici-même), Mariam Chammat, Camille Rozier et Sami Abboud organise des événements dont l’objectif est de réfléchir… à notre façon de réfléchir. Albert ouvrait la dernière rencontre avec une question pour le moins séduisante : Facebook nous met-il sur écoute ? Grande est la tentation de répondre « oui » tant les scandales à répétition ont alimenté l’angoisse générale à propos du réseau social. Retour sur cet événement qui a le mérite d’illustrer les errements de nos opinions, dont les fondements restent trop souvent cantonnés à leur bulle théorique.
L’histoire que raconte Albert est celle d’un homme plutôt ordinaire (une persona comme on dit dans le jargon marketing) : Marc, 32 ans, architecte. Mais ce pourrait être vous. Il est important de noter que Marc est une personne lambda car le raisonnement critique peut être « motivé » (c’est-à-dire militant, engagé) ou non motivé. Un penseur motivé part déjà avec un certain nombre de biais, à commencer par ce simple fait : il est très difficile de changer d’opinion une fois celle-ci construite. Certains mettent cette difficulté à changer d’avis sur le compte du coût énergétique pour le cerveau, mais en vérité, on ne sait pas. Marc n’est pas spécialement motivé, il ne connaît pas le fonctionnement de Facebook en profondeur et part sans a priori. Nous allons le suivre dans la construction de son opinion, puis nos déconstruirons les biais dont il a pu souffrir.
- Acte 1 : chez un ami, Marc aperçoit sur un ordinateur un bout de sparadrap collé sur la webcam. Etonné, il demande justification à son ami qui lui explique que « Facebook nous espionne » à travers la caméra et le micro. Les gens autour acquiescent et chacun y va de sa petite histoire. Quiconque a vu le film Citizenfour mettant en scène les risques auxquels était confronté le lanceur d’alerte Edward Snowden peut comprendre de quoi il s’agit.
- Acte 2 : pas naïf pour deux sous, Marc rentre chez lui et vérifie la théorie de son ami sur internet. Un requête Google le conforte dans cette opinion, les articles qui tendent à montrer que Facebook = Big Brother sont plutôt à la mode. Marc n’en est pas encore à jeter son smartphone au profit d’un pigeon voyageur, mais peu à peu, l’idée s’installe.
- Acte 3 : quelques semaines plus tard, Marc croise en soirée une amie vêtue d’un super sweat-shirt de la marque Monsieur gugu et miss go. Au retour, dans son Uber, Marc scroll son flux Facebook et tombe sur une publicité de la marque en question. Une simple conversation aurait-elle suffit à alimenter son mur ? Après tout, il ne connaissait même pas cette marque. Etrange coïncidence, mais Marc ne se démonte pas, il lui manque encore des preuves.
- Acte 4 : Marc est en plein questionnement existentiel : il ne sait pas ce qu’il va manger aujourd’hui et d’ailleurs, il n’a pas franchement le temps de préparer quoi que ce soit. Moderne s’il en est, il tape sur Google « comment manger plus rapidement ? ». Il tombe sur des sites vantant les mérites des boissons nutritives genre Feed (un repas complet dans un format pratique qui vous apporte, dit la pub, « tout ce dont vous avez besoin dans les proportions idéales », croyez-moi, j’ai le même à la maison et pète la forme). En plus, c’est végan. De retour sur son mur Facebook, Marc voit une publicité pour Feed. Il prend peur.
- Acte 5 : au travail, Marc raconte son épopée à ses collègues qui lui disent que cela ressemble quand même beaucoup à un épisode de Black Mirror. Certains une série dystopique dans laquelle la technologie devient un véritable cauchemar. De retour sur son mur Facebook, Marc tombe sur une publicité pour Black Mirror. C’est la goutte d’eau : c’est sûr, Facebook nous épie et écoute toutes nos conversations. Comme si ça ne suffisait pas, une autre amie lui explique qu’il lui est arrivé la même chose.
Je sais, les experts de la chose numérique trépignent. Les objections sont déjà nombreuses mais n’oubliez pas : Marc ne s’y connaît pas plus en numérique que vous en couture. Re-balayons donc la petite histoire de Marc en s’attardant sur les biais cognitifs et autres pièges rhétoriques indécelables.
- Acte 1 : l’ami de Marc lui explique pourquoi il colle un sparadrap sur sa webcam, en sciences cognitives, on appelle ça l’amorce. Marc est sur les rails, disposé à croire quelque chose. On pourrait y ajouter le très classique effet de groupe, comme tout le monde soutient la théorie de cet ami, il est difficile d’aller contre un groupe (on parle aussi de bulles, nous vivons tous dans une bulle sociale, à différents degrés).
- Acte 2 : Marc poursuit son itinéraire sur Google et tombe sur une multitude d’articles de médias connus. S’arrêter aux titres suffirait presque. Pourtant, sans aller plus loin, on peut considérer que ce sont-là des arguments d’autorité. Les sources à proprement parler comptent plus que le contenu, Marc n’ose pas les mettre en doute et son opinion se consolide.
- Acte 3 : Marc aperçoit dans son flux Facebook une publicité de la marque dont vient de lui parler son amie. En vérité, il est fort probable que cette publicité ait toujours été là, seulement Marc ne s’en était pas aperçu, c’est le phénomène Baader-Meinhof (on parle aussi d’illusion de fréquence). Exemple : si je vous parle d’un auteur que vous ne connaissez pas, il est fort probable que ses livres vous sautent aux yeux lors de votre prochaine excursion à la Fnac, on parle alors de saillance, l’élément est devenu assez saillant pour être désormais aperçu là où il était auparavant invisible. Nous vivons tous des moments phénomène Baader-Meinhof.
- Acte 4 : une alternative au fait de manger ? Marc est victime de l’illusion de connaissance. Comme il ne connaît rien aux techniques de « retargeting » propres au ciblage publicitaire (vous savez, ces petites publicités qui vous suivent partout, de Google à Facebook), il attribue ce phénomène à l’espionnage par le micro ou la webcam, plutôt qu’à une régie publicitaire comme Critéo dont c’est le métier. Il faut noter par ailleurs que bien souvent, nous sommes à l’origine de ces ciblages (plus ou moins consciemment) par exemple lorsque nous livrons des données à un tiers (exemple sur Facebook : quel héros de série êtes-vous ?). On parle alors de facteur confondant (on pourrait aussi parler de syllogisme).
- Acte 5 : comment se fait-il que Marc retrouve Black Mirror dans son fil Facebook ? C’est à mettre sur le compte du biais de perception de fausse unicité. Chacun de nous se croit unique, or on le sait (ou pas), Facebook fonctionne, comme nombre d’entreprises, en segmentant finement sa clientèle (âge, sexe, géolocalisation, goûts, opinions, pages consultées, Likes, groupes suivis, etc.). peut déduire facilement nos intérêts à partir de là. Il était fort probable que l’on parle de Black Mirror ce soir-là, le reste est à mettre sur le compte de l’illusion de fréquence. Le cerveau est un très mauvais statisticien. Le coup de la copine « à qui c’est également arrivé » l’illustre parfaitement, on parle de preuve anecdotique. Nous connaissons tous des fumeurs qui ont vécu très longtemps (ou encore, le jeune de banlieue qui réussit), pour autant, un seul témoignage n’a pas valeur de preuve. Il faut sans cesse revenir au taux de base (en l’occurrence, combien de personnes parlent réellement de Black Mirror, et c’est effectivement une proportion plutôt élevée dans l’entourage de Marc).
Albert n’affirme pas, bien sûr, qu’il faut aller perdre son temps sur Facebook. Il évoque souvent les problématiques attentionnelles soulevées par le réseau avec un regard critique. Il alerte en revanche, sur les changements profonds qui affectent la preuve dans nos sociétés. L’intelligence artificielle permet aujourd’hui de faire dire à quelqu’un à peu près n’importe quoi moyennant la retouche d’image dynamique. Il est donc urgent de nous rappeler que le raisonnement critique est un exercice de longue haleine qui permet non pas d’avoir raison, mais surtout de penser contre soi-même. La façon la plus perfide de nuire à une cause disait Nietzsche, est de la défendre avec de mauvais arguments. Concernant Facebook, les méthodes de ciblage traditionnelles permettent déjà de nous cibler très finement, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes : pas besoin d’y ajouter une quelconque théorie du complot.
Et qu’on se rassure, comme expliqué sur le blog d’Octo, pirater une caméra reste un jeu d’enfant pour quiconque dispose de quelques compétences en informatique. Donc, rien ne dit que coller un sparadrap sur votre caméra soit absolument inutile dans l’absolu, mais Facebook n’est peut-être pas l’organisation la plus à craindre.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb)
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