« A un âge plus tendre que la plupart des gens, il se rendit compte que tout commerce moderne est une escroquerie. Il est assez curieux que ce soit en premier lieu les affiches dans les stations de métro qui lui aient ouvert les yeux. »
Georges ORWELL, Et vive l’aspidistra
1936, P.65.
Rappelez-vous, c’était en novembre 2014, le maire écologiste de Grenoble, Eric Piolle, décidait de faire retirer de sa ville 326 supports de publicité, une première en Europe. De tous côtés, ont volé les critiques. Les ultra-défenseurs de la liberté d’afficher arguant que moins de pub, c’est des points de croissance perdus pour les entreprises, les casseurs de pub et anticapitalistes faisant remarquer que si l’espace est dépollué, il ne s’agit là que d’un piètre palliatif à un problème plus vaste arborant le doux nom de société de consommation.
Sur Internet, poser la question de la publicité est encore plus pernicieux. L’Internet n’est pour beaucoup pas considéré comme un espace public, pourtant, il en est un. Il est en outre un espace infini où des couches de sites peuvent se superposer les unes aux autres, là où l’espace physique est délimité par une rue, un mur, un fleuve. Dans ces strates, s’est infiltrée la publicité, omniprésente, voire nécessaire pour justifier les services gratuits (Google, Facebook…), elle vit sur la captation des « données utilisateurs », ces traces que nous laissons partout. Or ces traces ont une valeur, et ça commence à se savoir.
Cette prise de conscience représente un nouveau créneau : la vente de ses données personnelles. Nouvelle chimère ou rétablissement du rapport de force entre marques et consommateurs ? C’est bien la question.
« Empreintes digitales » n’aura jamais aussi bien résonné
On ne parle pas de votre pouce sur un encrier, mais des micro-événements de vos vies, chacun d’entre eux vaut quelque chose pour celui qui les obtient. Vous êtes un entrepreneur dans la fleur de l’âge ? Vous représentez 0,223 $. Vous allez avoir un enfant ? Vous valez 0,303 $ (0,318 $ si c’est votre premier). Vous faites du sport en plus de tout ça ? Votre prix monte à 0,423 $.
Plus on vous connaît, plus vous êtes « bankable », ce site en rend parfaitement compte. Le marketing en a rêvé, Internet l’a fait : ciblage ultra personnalisé et automatisé. « Qu’à cela ne tienne, quitte à me faire chaparder ma vie par morceaux, autant faire du pognon au passage. » C’est le créneau dans lequel s’insère par exemple publicitemoi.com, une start-up qui vous propose carrément de vous rémunérer pour regarder la pub et répondre à une multitude de questions personnelles (situation familiale, revenus, passions, habitudes de consommation…).
L’argument est fort : mieux cibler la pub, c’est réduire la pollution publicitaire. Posture idéologique cependant, car plus il y a de pub, moins chaque message a d’impact, donc réduire la pub, c’est augmenter l’efficacité de la pub. Or le problème publicitaire n’est pas qu’un problème de pollution visuelle, c’est un problème de société. Sous couvert de « facilitation d’accès à l’information » ou de « fluidification de l’expérience utilisateur », on nous fait gober qu’il faudrait choisir l’asservissement volontaire à coups de lavages de cerveau ciblés pour éviter de recevoir des pubs pour des serviettes hygiéniques quand on est un homme. La belle affaire.
« Avé Data, ceux qui consentent à regarder de la pub te saluent »
Cependant, libre à chacun de décider comment arrondir ses fins de mois. C’est vrai qu’avec 5 millions de chômeurs, il y a sans doute un créneau pour qui voudrait rafler quelques euros en avalant de la bouillie consumériste. Tristement, 45% des français sont prêts à vendre leur peau aux publicitaires contre rémunération. Merci la crise.
Ce n’est pas faute de répéter que l’on est plus heureux sans pubs, moins frustré et plus sociable. La publicité est une usine à comportements anti-sociaux, elle renforce une forme d’esprit matérialiste vicieux qui fait croire que le bonheur passe par le renouvellement constant de shoots à la carte bleue. Mais le système exige ses débouchées, et l’esclave de la pub n’est autre que le salarié du Fordisme rénové : un relai nécessaire dans la course à celui qui bousillera le plus vite la planète.
La mutilation publicitaire, même si elle est consentante, n’est pas là pour réduire les incitations à consommer, au contraire, elle les rend plus efficaces. Donc elle les augmente.
Pendant ce temps-là en Californie
Fermons cette parenthèse pétrie d’ascèse, il nous faut revenir à la réalité du terrain : rémunérer le temps de cerveau disponible a peut-être un premier mérite qui est celui d’installer le début d’une relation entre une marque et ses client. Relation n’est pas négociation, mais rêvons qu’elle puisse le devenir.
Car chez nos amis outre-atlantique, le modèle est majoritairement celui du « Vous n’avez pas besoin de savoir ce qu’on sait sur vous », et ce du moment que nos services vous plaisent. C’est ainsi que Microsoft a intégré à son dernier-né, Windows 10, un « Identifiant Publicitaire Unique » (IPU) qui s’initialise à l’activation du système d’exploitation. C’est sans complexe que la firme de Mountain View colle un numéro sur chaque client (comme un numéro de sécurité sociale mais avec vos goûts cinématographiques et autres préférences culinaires). Rien de nouveau sous le soleil me direz-vous, à l’exception que cet IPU est intrinsèquement lié à votre système d’exploitation (autant dire à votre machine) et rend compliquée toute velléité d’anonymat. Quant au droit à l’oubli, oubliez-le.
Bref, l’équation publicitaire est tout sauf simple, si un site comme publicitemoi.com vous rémunère pour manger de la bouillie, il a au moins la délicatesse de ne pas revendre vos informations à tout un chacun. De l’autre côté du ring, les géants américains vous enfilent des sondes auxquelles tous peuvent se brancher pour mieux vous connaître ce que Google appelle votre « Zero Moment of Truth » (ZMOT), le fameux micro-instant où vous cliquerez enfin sur le bouton « acheter ».
Alors, faut-il se vendre à la pub ?
Le modèle semble biaisé dans sa description car la pub n’est pas là pour vous faire gagner de l’argent, mais bien pour vous en faire dépenser. Difficile d’envisager plus que quelques dizaines d’euros par mois pour beaucoup d’heures passées devant l’écran à regarder des publicités qui vous feront probablement sur-consommer.
Mais après tout, nombreux sont ceux qui ont envisagé de tester des médicaments pour une entreprise pharmaceutique dans un moment de vaches maigres (risqué, mais payé…).
Non, la vraie question derrière ces tentatives d’enrayer les modèles publicitaires actuels est bien celle de la gestion de ces données personnelles par les individus dont peu savent qu’elles existent, et encore moins quoi en faire. Cependant, la prise de conscience fait son chemin et participe de ce grand mouvement de « self-data », juste revers du Big Data dont on parle tant. A ce titre, des initiatives comme mesinfos.org fleurissent pour créer les solutions de demain et relever les défis de la data, qui sont aussi les défis de la publicité, de la surveillance et du droit à l’oubli.
[…] que le numérique a accéléré la crise attentionnelle. Avant ça pourtant, la publicité, cet « impôt prélevé sur la perception » avait déblayé le terrain dans la grande compétition pour nos temps de cerveaux disponibles. Le […]