« Face à la chaîne, des dizaines de travailleurs migrants sont alignés comme des mots sur une page. » nous soufflait Xu Lizhi, 24 ans, travailleur migrant et poète des temps modernes s’il en est. Le 30 septembre 2014, il trouve enfin le moyen de quitter définitivement son employeur : il se suicide. Une broutille dans la vie de Foxconn, troisième employeur privé mondial avec 1,4 millions de travailleurs à la chaîne. Chez Foxconn, des suicides il y en a des dizaines, des centaines, « pas plus qu’en Chine, statistiquement » nous dit-on parfois comme pour laver la conscience du plus gros fabricant d’objets électroniques au monde. Un peu plus en fait.
L’histoire, on la connaît. Depuis qu’Elise Lucet a mis les pieds dans le plat en emmenant Cash Investigation jusqu’en Chine, nous n’avons plus l’excuse de l’ignorance. C’est devenu mainstream. Mais une information chasse l’autre.
La machine est ton seigneur et ton maître est un petit ouvrage, un témoignage discret. Un recueil de trois histoires communes, celle de Xu Lizhi dont nous parlions à l’instant, celle de Tian Yu, cette jeune femme qui sort vivante mais handicapée d’une tentative de suicide par défenestration depuis le quatrième étage d’une des usines de Foxconn. Enfin, Jenny Chang nous raconte son quotidien d’ouvrier subissant les autocraties managériales de ses contremaîtres.
« Croissance ton nom est souffrance »
« Croissance, ton nom est souffrance ». En affichant cette maxime sur les murs de ses gigantesques usines, Terry Tai-ming, patron de Foxconn, a le mérite de l’honnêteté. « Dictateur pour le bien commun » selon ses propres termes, l’homme ne mâche pas ses mots. Véritable promoteur d’un Stakhanovisme 2.0, il prévient ses futurs employés dès le recrutement : « on ne choisit pas sa naissance mais ici votre destin va s’accomplir. Il suffit de rêver et vous allez décoller. »
Décoller peut-être, mais du troisième étage pour terminer dans un fauteuil roulant le reste de votre misérable vie. Afin de gérer ces faits gênants pour la réputation de ses clients industriels, Foxconn a voulu prendre les devants en « interdisant » contractuellement les suicides. Toutefois, la mesure a déplu, nous n’en sommes pas encore là. En revanche, les humiliations publiques, les salaires non versés et les conditions de travail abrutissantes elles, restent légions.
« Un millions d’animaux »
La grande complexité de ces dénonciations du capitalisme moderne, c’est que quand elles ne culpabilisent pas directement le consommateur occidental, elles subissent de plein fouet l’accusation en « éthique de bobo » et finissent dans l’informe catégorie des idées alternatives qui n’ont pas leur place dans un débat pragmatique, sérieux, en phase avec la réalité du monde (dans tout ça, je me garderai bien de vous dire quoi faire de votre argent).
C’est peut-être là l’avantage de La machine est ton seigneur et ton maître, on y lit la vie des ouvriers, jeunes femmes et jeunes hommes qui, sortis de leurs campagnes se retrouvent happés par la plus grande mesquinerie que le marketing a pu mettre au point. De l’avilissement de leurs tâches, naissent des prières jamais entendues et des comportements subversifs : détruire puis refaire plusieurs fois la même pièce, mettre volontairement une machine en panne pour souffler dix minutes, s’asseoir enfin. Bref, on s’intéresse à eux plus qu’à nous, pour mieux saisir que si la machine détruit leurs vies, elle grignote la nôtre subtilement à coups d’obsolescence culturelle et de fantasmes lisses et brillants.
Et d’ailleurs, à quoi bon appeler à la pitié quand on sait l’effet qu’Apple et consorts peuvent produire en dissimulant usines et suicides derrière une esthétique poussée à son paroxysme ? Tout est virtuel, robotique, informatique, jusqu’aux salariés de Foxconn eux-mêmes, que Terry Tai-ming souhaite progressivement remplacer par des robots, fatigué de devoir « gérer un million d’animaux ».
De l’autre côté du monde
Alors que l’Occident voit son marché du travail muter, accompagné par les soit-disant formidables avancées technologiques des dernières années, on oublie trop souvent que le taylorisme n’a pas poussé son dernier souffle partout sur la planète. Pour certains mêmes, le Fordisme n’a pas commencé : un ouvrier de Foxconn ne peut pas acheter le fruit de sa propre production. Et l’ironie, c’est qu’on espère pour la planète que ce jour n’arrivera jamais.
Pour cette même raison, on mange bio dans les bureaux de Google (et sans gluten, grâce à la farine de pois chiche), en tentant vainement de sensibiliser nos enfants à la question écologique. Il faut croire que de l’autre côté du monde, on marche réellement sur la tête. Jusqu’à parfois croire que sans la Silicon Valley, les Chinois n’auraient pas de travail (ça, et d’autres arguments en carton néocolonial).
Il n’y a pas d’économie de la connaissance ou du savoir, ni de « capitalisme 2.0 », pas plus qu’il n’y a de « troisième révolution industrielle ». Il y a l’offre, la demande et un travailleur chinois quelque part entre les deux.
La machine est ton seigneur et ton maître, Jenny Chan, Xu Lizhi, Yang, Cent mille signes
Bon, il faut que je me procure ce bouquin. Merci pour la découverte.
Plus ça va, et plus je pense que ma solution à moi, pour tenir ce chemin étroit entre le refus de toute technologie (position rétrograde et de toutes façons impossible) et le consumérisme béat disant amen à tout ce que les grandes organisations veulent nous faire avaler, est d’en revenir au simple bon sens de nos ancêtres. Les miens étaient paysans, journaliers, couturières. Ils ne refusaient pas un outil. Mais ils en prenaient soin. Ils savaient ce qu’il coûtait, en argent comme en travail, en temps, en ressources.
Se rendre compte de tout ce que nos outils coûtent, en prendre conscience, c’est avoir un iPhone, mais en prendre soin, c’est ne pas le changer chaque année en espérant avoir dans sa main le dernier gadget qui fera plaisir pendant 10 minutes. C’est donner son ancien iPhone à quelqu’un qui l’utilisera, même s’il n’est pas le dernier modèle sorti. Ou le faire recycler (si l’on a confiance dans la filière de recyclage, ce qui est sujet à caution). C’est éventuellement le stocker chez soi si l’on veut attendre qu’une telle filière voie le jour.
C’est surtout réfléchir longtemps à l’usage que l’on aura d’un outil AVANT de l’acheter.
C’est une goutte d’eau, et les ouvriers de chez Foxconn n’en sauront jamais rien. Il est même probable que pour eux cela ne change rien à leur quotidien. Mais c’est déjà un acte…
Je ne cesse de m’interroger sur ce qu’il serait juste ET efficace de faire. Ou ne pas faire.
Bienvenue dans le XXIe siècle, celui où la Raison a trouvé un défi à sa mesure : trouver comment vivre…
Ta remarque est intéressante car un peu à contre courant. Quand on nous dit souvent qu’il faut se détacher du matériel, tu préconises le rattachement quasi émotionnel aux objets, et c’est vrai que c’est une bonne réponse à l’obsolescence programmée ou culturelle. Il faudrait voir ce que dit la philosophie orientale à ce sujet (je pense aux vases qu’on respecte pour l’âme qu’ils peuvent contenir). Bref, un vrai beau sujet.
Je ne sais pas si la philosophie orientale peut nous aider. Je pense plutôt aux racines des cultes des Ancêtres, à l’animisme qui voyait potentiellement un esprit dans chaque objet, ce qui d’ailleurs, avec les objets connectés, n’est pas si éloigné que ça de devenir réalité.
Je pense que le respect de ce que nous créons, de ce que nous faisons, collectivement, est une voie possible.
Là où les orientaux, notamment la civilisation nippone, peut nous apprendre quelque chose, c’est justement dans le soin pris dans chaque geste, depuis la cérémonie du thé jusque dans la perfection cherchée dans la trempe d’une lame de sabre.
Remettre un peu d’émotionnel dans la possession des objets, c’est à la fois refuser le dénuement ascétique qui me semble inatteignable, et le lucre démesuré et dépensier qui est de toutes façons intenable.
Et puis, pour sa défense, celui qui écrit ces lignes a commencé très tôt, puisqu’il baptisait déjà ses objets à l’école primaire… j’ai eu bon nombre de règles et d’équerres qui se sont appelées Excalibur ou Durandal…
Désolé 😉
[…] outre, ces appareils polluants et très mal recyclés sont bien souvent conçus dans des conditions sociales déplorables. Si certains progrès qu’ils nous apportent sont perceptibles, ils s’appuient sur une […]
[…] Jenny Chan, Xu Lizhi, Yang, Cent mille signes, 2015. Lire un résumé sur Mais où va le web ? Foxconn est ton seigneur et ton maître. (4) Marc Giget a eu ce mot à un Mardi de l’innovation (cycle de conférences) repris sur Mais […]
[…] Les effets pervers sont connus, je pense par exemple aux conditions de travail dans les usines Foxconn, mais pas besoin d’aller aussi loin, dans la Silicon Valley cet état d’esprit d’hyper […]
[…] ce monde high-tech doit maintenant répondre des conditions de travail de son sous-traitant Foxconn, faire face aux dégâts environnementaux immenses dont il est à l’origine, gérer les colères […]
[…] ne semble s’inquiéter de leur sort (tout comme on ne s’inquiète pas du sort des salariés de Foxconn ou des gamins dans les mines de cobalt congolaises – comme quoi le dumping a de multiples […]
[…] de management autoritaires, jusqu’aux suicides dans les usines de Foxconn. La référence à La machine est ton seigneur et ton maître, de Yang – Jenny Chan – et Xu Lizhi (Agone, 2015), tombe à pic, et ne peut que faire ici […]
[…] racisées. De l’extraction des minéraux à l’assemblage des dispositifs en usine – à Foxconn ou dans les maquiladoras à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, sans oublier la fin […]