J’ai complètement oublié que j’avais le droit d’oublier. Que j’avais droit à oubli, même. C’est à dire le droit de me faire oublier d’une entreprise à qui j’aurais plus ou moins consciemment confié des informations sur mon compte. Comme beaucoup aujourd’hui, je stocke ma vie sur des PC, disques durs, dans le cloud aussi. Je sais pourtant que Tzvetan Todorov disait très justement que « la mémoire n’est pas le contraire de l’amnésie », et que si j’oublie parfois, c’est pour mieux me souvenir. Car les souvenirs sont façonnés par les oublis.
J’ai complètement oublié que conserver n’est pas se souvenir, et qu’effacer ne revient pas à oublier. Je sais en revanche que si nous stockons tous et tout, c’est parce que le prix du stockage sur des disques durs est inversement proportionnel au taux de narcissisme ambiant. Je sais que ce narcissisme n’est pas apparu comme par magie mais sert à des gens qui ont des intérêts à défendre. Ils doivent conserver nos mémoires dans les leurs, pour bien nous rappeler qu’ils existent. Ils ont flairé le bon coup.
J’ai complètement oublié cette photo, celle d’une dame âgée au regard amusé au milieu d’une foule de badauds qui regardent on ne sait trop quoi. Enfin, ils ne regardent pas vraiment, ils filment une scène et la vivent de derrière les vitres de leurs smartphones levés au ciel comme autant de briquets pendant un concert. La dame âgée, elle, se contente de ses seuls yeux. Elle est là, maintenant. « Here and now ».
J’ai complètement oublié ce film de Ridley Scott, dans lequel un robot humanoïde – un replicant – du nom de Nexus-6 retenait tout. Avait mémoire totale. Mais ne vivait que quatre années. Google a d’ailleurs nommé son téléphone Nexus en référence (ou hommage ?) à ce personnage. Je crois que ce film était tiré d’un livre Do android dream of electric sheep? dont le nom de l’auteur m’a échappé lui aussi.
J’ai complètement oublié le nom de cet ingénieur de chez Microsoft, qui pendant plusieurs années décida de prendre en photo sa vie entière par intervalles de cinq secondes. Il créa par là-même le mouvement du « life-logging » qui annonçait déjà ce qu’on voit apparaître aujourd’hui comme étant le « quantified-self », c’est à dire l’auto-mesure. Combien de pas avez vous faits aujourd’hui ? De marches montées ? De foulées courues ? Et votre coeur, il bat toujours sur votre montre ? Cet ingénieur, il disait conserver de sa vie des détails Proustiens. Rendez-vous compte…
J’ai complètement oublié cette série dans laquelle un couple se surveille via souvenirs interposés pour savoir lequel des deux et quand, a fait quoi, où et avec qui. Vision dystopique d’un quotidien capturé, filmé, enregistré et visionné à nouveau. Vécu à nouveau. Je crois qu’ils avaient peur de ne pas se souvenir, c’est vrai qu’il est douloureux d’oublier. Entre temps, ils ne se sont pas rappelés qu’ils est parfois préférable de se mentir.
J’ai complètement oublié où est ce disque dur que j’ai acheté en 2007 ! J’y ai pourtant copié des années de photos, de souvenirs d’étudiants, de soirées, d’amis, d’espaces et lieux de vacances. J’y ai aussi mis des vidéos, parfois volées dans les amphis de Rennes 2, des vidéos que moi seul peux comprendre à nouveau. Tant pis, je comprends maintenant pourquoi on appelle « mémoire morte » un espace de stockage. De toute façon, un disque dur ne se souvient pas, il stocke. Alors pourquoi regretter un artefact de mémoire ?
J’ai complètement oublié de coloriser cette phrase en noir. En même temps, si vous ne la lisez pas, vous ne risquez pas de l’oublier…
J’ai complètement oublié pourquoi j’écrivais. Alors que justement c’est aussi pour ne pas oublier. Paradoxal, il faudra un jour que j’écrive pourquoi j’écris pour ne pas l’oublier. Après tout, on pourrait aussi oublier pourquoi on pense, quitte à atrophier sa mémoire en la substituant, autant substituer le reste aussi. Pourtant écrire, c’est remonter le cours de sa mémoire, relier les points, bâtir des ponts. Il y en a même qui écrivent leurs mémoires.
J’ai complètement oublié le nom de ce réseau social bleu. Non, pas celui avec l’oiseau, l’autre. On l’appelle « le premier pays du monde », même si on ne sait pas vraiment pourquoi. Bizarre, je devrais pourtant m’en souvenir de son nom. Récemment, ils ont lancé une nouvelle fonction et chaque matin je reçois cette notification « vous avez des souvenirs avec untel » qui me rappelle des évènements passés d’il y a un an, deux ans, parfois plus. Je comprends pourquoi ils font ça. Toutes ces photos que je ne regarde plus, ils essaient de les faire vivre encore pour que je reste chez eux. Pour me prendre un peu plus de temps.
J’ai complètement oublié l’auteur de ce livre qui commence par « Je me souviens » et cette professeure qui en primaire je crois, nous invitait à écrire comme lui. La première phrase de cette page sur mon cahier d’écolier disait « j’écris à la manière de ». Alors j’écrivais comme lui : « je me souviens qu’une bombe lacrymogène est tombée dans la cours de l’école pendant que des gens criaient Balladur, ordure, dans la rue ». Des choses comme ça.
J’ai complètement oublié le nom de ce héros de roman. Enfin, héros si l’on veut et plutôt malgré lui. Ou alors héros parmi les héros, premier et dernier du genre, de ceux qui savent se rappeler que si la plume est plus forte que l’épée, aucune des deux n’égale la puissance de la mémoire. Tous les matins, ce type allait réécrire la veille pour tromper ses contemporains et servir l’ordre établi. Aujourd’hui peut-être, il actionnerait des millions de notifications sur chacun de nos smartphones pour relayer ses brèves mensongères avec l’assentiment d’un grand oeil. Un grand oeil qui brillerait mais sans brûler, plutôt le genre à préchauffer paisiblement nos petites servitudes volontaires du rayon de l’oubli.
J’ai complètement oublié le nom de ce candidat à la présidence de la république qui maîtrisa l’anaphore sans pareil dans une longue tirade reprise encore et encore. J’ai aussi complètement oublié ses promesses, il avait l’air de vouloir se battre, contre qui déjà, la finance ? Ou l’autre en face ? J’aurais souhaité qu’il restât muet. En tout cas, j’essaierai de ne pas oublier pourquoi je les oublie toujours, ces deux-là.
J’ai complètement oublié pourquoi j’ai écrit ce billet et quel titre lui donner. Je crois que je le voulais comme un rappel pour me ressouvenir que l’oubli est un luxe, une nécessité, et qu’il faut s’en souvenir. Ceux qui promeuvent l’empuissancement de la mémoire incitent à l’oubli de l’oubli. Et passent à côté de quelque chose de fondamentalement humain.
Très joli billet.
Qui lâche l’argumentaire construit et documenté de d’habitude pour quelque-chose e peut-être plus littéraire. J’aime bien, et ça me donne envie d’en écrire un sur ce thème, sous la même forme (ou pas).
Sur le fond ça nous rappelle une différence fondamentale (de plus) entre l’humain et le non-humain robotique. La machine stocke, n’oublie pas, et sa mémoire n’évolue pas sur la durée. Ta photo de vacance sera strictement identique dans dix ans lorsque tu la verras à nouveau. Tes souvenirs eux, évoluent. Ils restent vivants, continuent à t’enrichir. La sauvegarde est inerte, elle alourdit et ne sert à rien. Et aucun tri n’y est jamais fait par l’ordinateur.
Merci Saint-ep. C’est vrai qu’il a fallu lâcher la forme mais j’ai pris beaucoup plus de plaisir à l’écrire, sans avoir l’impression de faire une dissertation. Et puis je pense que c’est plus marrant à lire !
La magie de Twitter m’a fait connaître cette adresse, et c’est une sacrée découverte 🙂
J’ai beaucoup aimé lire ce billet, et cette allusion à Blade Runner m’est allé droit au coeur (je ne pourrai, personnellement, jamais oublier Philip K. Dick ;-)).
La bonne nouvelle dans cette histoire, c’est que j’ai plein d’autres billets à lire !
Bonjour Patos (je peux t’appeler Pat ?) et merci, ton commentaire me va droit au coeur aussi. Tu es ici chez toi, donc balade toi à ta convenance, et au plaisir de se retrouver sur Twitter (on se follow au fait ?)
Déjà fait pour Twitter 😉
(et oui Pat ça me va aussi :p)
J’ai oublié le contenu de ton billet, oublié son message, sa portée, pourtant il est devant mes yeux, sur un écran ; à chaque fois que je le lis, je l’oublie encore plus. La seule chose que je me rappelle encore, c’est la beauté qui en émane.
Pourtant j’ai l’impression que mes souvenirs sont intacts, le schéma classique en somme : twitter, curiosité et là, le black-out ; au début j’étais en rage de ne pas me rappeler de tes propos mais au final il y a une sorte d’apaisement, oui l’oubli a du bon.
Je ne me rappelle plus de ce chanteur qui chantait de belles paroles du genre : « Avec le temps, avec le temps va tout s’en va », cependant il me reste la mélodie en tête : un air malheureux voulant dire que plus l’on avance dans le temps, plus l’humain oublie. Oui je crois que c’est ça, on a tous peur d’oublier les souvenirs du temps d’avant car une part de notre vie serait alors détruite.
Et on sort finalement de cet oubli grandit, car oublier ne veut pas dire ne plus se rappeler, un jour des souvenirs te reviennent et tu oublies alors le temps présent.
J’oublie maintenant ce que j’écris, emporté dans mes songes qui me rappellent mes anciens oublis, je commence à me rappeler du message porté par ton billet, cela revient à mon esprit et un sourire se dessine sur mes lèvres.
J’oublierai certainement ce message, ce site ne l’oubliera pas, mais à défaut d’une machine, j’ai mis du temps pour l’écrire : l’ordinateur le sait-il ? Oublie-t’il que j’ai des sentiments ? L’ordinateur stocke mais n’arrive pas à comprendre, et si il le pouvait, il aurait déjà oublié cela, car pour une intelligence artificielle comme nous les confectionnant, ce ne sont que des pertes de temps dans un monde ultra-rapide.
Il y a un mot que je souhaiterai de te dire, mais je ne m’en souviens plus, c’était une forme de politesse pour exprimer un remerciement, peut être que toi tu n’auras pas oublié.
PS : J’ai encore oublié de me relire, il faudrait que je note qu’il faudrait que je n’oublies pas de me relire.
Merci pour cet agréable témoignage, que dis-je, complément, poursuite en mémoire ! Je n’oublie pas d’apprécier ces échanges, ni moi, ni le site (enfin, le site c’est moi). Très content d’avoir provoqué un peu d’émoi avec ce billet qui est venu comme ça, d’un coup.
Tres joli texte, profond et bien ecrit. Pourquoi ce besoin de conserver tous nos souvenirs ? peut etre parce que nous avons besoin de préserver l’image que nous avons de nous même.