L’historienne américaniste Sylvie Laurent dénote avec un petit ouvrage aux Editions du Seuil (coll. Libelle), “La Contre-révolution californienne”, qui balaie l’idée d’un “retournement” récent de la “tech” vers le camp réactionnaire : “On se méprend (…) sur les origines politiques de ce que l’on appelle conventionnellement la “tech” (p. 10). Le texte soutient la thèse inverse : l’histoire de la Silicon Valley est marquée idéologiquement à droite, depuis les années 1960 alors que l’idéologie californienne amorce un mariage avec le néolibéralisme grandissant.
S’il ne fallait le résumer qu’éléctoralement, Laurent rappelle que “Sur les dix élections présidentielles qui se sont déroulées entre 1952 et 1988, la Californie a choisi neuf fois le candidat républicain” (p. 19). Les années 1980 sont un tournant qui alimente ce terreau déjà fertile, avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, et un projet : celui de restaurer la puissance américaine, blanche, masculine et chrétienne, tout en prônant la méritocratie. Le règne des plus méritants fait clairement suite à des décennies de débats autour du QI, et contre la démocratie ou “le règne des faibles QI” (p. 59). La révolution reaganienne a donc lieu dans cette ambiance et, en face, les acteurs du prophétisme technologique “partagent le même vocabulaire religieux, les mêmes métaphores bibliques, évangélisant les masses sur l’avenir radieux d’une Amérique guidant le monde grâce à son avance technologique” (p. 23)
La charge anti-syndicale est immense dans la séquence. Au-dessus des décisions de Reagan et ses sbires, plane le spectre d’Ayn Rand et le libertarianisme, projet consistant à abattre l’Etat – ou plutôt l’égalité. Sans jamais aborder la contradiction flagrante derrière cette idée : l’Etat est justement ce qui permet au capital de s’épanouir. Qu’importe, pour Rand, “Seul le désir d’accumulation est naturel”, et “la réussite est l’expression de l’intelligence” (p. 39). Dès 1943, elle écrit à un patron d’entreprise pour le féliciter de son courage, courage d’avoir réprimé un grève ouvrière en tirant sur la foule, faisant dix morts. Les ouvrages de Rand n’en demeurent pas moins bien présents sur les tables de chevets de nombreux magnats de la “Tech”. Sylvie Laurent rappelle surtout que cela se traduit en lobbying, puis en lois qui, à l’initiative de Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Reed Hastings, réduisent les prérogatives de l’école publique en Californie, et avant cela, dès 1994 avec la Proposition 187, souhaitent “criminaliser tout soutien à un sans-papiers et, surtout, interdire la scolarisation et les soins de santé pour les enfants de migrants clandestins”. (p. 57).
C’est un petit livre salutaire, parce qu’il nous rappelle que la lutte contre le “politiquement correct” (p. 48) ne date pas des années Trump, tout comme les réflexions sur le “techno-fascime”, qui se posent dès 1998. Et certes “Reagan n’est plus, mais un autre président est là, accueillant, et sa rage est frénétique.” (p. 66).