La nouvelle économie du « partage » est défectueuse ? Viciée ? Inégalitaire ? Oui, sûrement, et la critique est entendue. L’heure est à l’action, aux alternatives qui doivent faire leur preuve, séduire et embarquer le grand public. Il n’y a pas de baguette magique pour satisfaire cette ambition, mais de nombreux modèles existent, à commencer par la coopérative. S’il fallait opter pour un guide simple et concis afin d’appréhender ce grand plan B – beaucoup plus social – alors Trebor Sholz l’a écrit : Le coopérativisme de plateforme – 10 principes contre l’ubérisation et le business de l’économie du partage est un essai pour l’action, à mettre en toute les mains. Attardons-nous.
« Les décideurs, ahuris ou cyniques, crient à l’envi qu’il faudrait des GAFA français et européens, sans comprendre que la nationalité importe finalement peu tant que le modèle, lui perdure. » annonce Philippe Vion-Dury en préface. Et pour cause, la pseudo-économie du partage a accouché de son exact contraire : une économie du partage… des restes. Le leitmotiv des plates-formes chuchote aujourd’hui « ce qui est à moi est à vous » : c’est à dire que chaque parcelle de propriété est devenue l’occasion d’un deal, d’un marchandage. Nous-mêmes au fond, ne serions pas plus que des actifs inutilisés. Des actifs à optimiser. Alors que l’emploi traditionnel était comme un mariage, rappelle le professeur de droit Frank Pasquale, « la main d’oeuvre connectée n’est plus qu’une série de coups d’un soir. » Mais les plateformes – ces environnements sur smartphone ou autre dans lesquels les intermédiaires offrent des services ou des contenus – sont-elles vouées à être ce qu’elles sont aujourd’hui ? Non. « Un internet populaire est encore possible » si on les transforme en coopérative.
Coopérativisme de plateforme, mode d’emploi :
Trebor Sholz propose trois principes simples sur lesquels faire reposer des modèles alternatifs pour des plates-formes vraiment utiles, je les résume ici :
- « Cloner le noyau technologique d’Uber, TaskRabbit ou Upwork. Il s’agit d’épouser la technologie, mais de s’en servir avec un modèle de propriété différent, en adhérant aux valeurs démocratiques. »
- Le deuxième principe est celui de la solidarité, qui manque cruellement aux platesformes actuelles. Trebor Scholz explique : « Les plateformes peuvent être détenues et pilotées par des syndicats, des villes et diverses formes de coopératives faisant preuve d’inventivité »
- Enfin, « le coopérativisme de plateforme repose sur une refonte de concepts, tels que l’innovation et l’efficacité, avec l’impératif de bénéficier à tous et pas seulement de siphonner les profits vers une élite. »
Rien de bien sorcier donc, sinon que l’envie – ou plutôt le courage – nous fait parfois défaut. Autre inquiétude : ces modèles ont-ils fait leurs preuves ? La réponse est un grand oui et Trebor Sholz l’illustre brillamment. En Espagne, le réseau de coopératives Mondragon emploie 74 062 personnes, au Brésil, les coopératives représentent 40% de l’agriculture, 30% du marché de détail au Danemark, 45% du PIB au Kenya ! Rien ne dit donc, qu’un modèle unique ait triomphé des autres. La coopérative Coopcycle, en France, tente par exemple de concurrencer Deliveroo dont les pratiques sociales sont pour le moins hasardeuses pour les travailleurs. Certains y trouvent leur compte, beaucoup d’autres en pâtissent. Entre Deliveroo et ses « collaborateurs », la bataille est loin d’être terminée. La loi piétine et tend parfois à acter des principes aux impacts sociaux pour le moins discutables non sans quelques remords : le comité central d’arbitrage de Londres a estimé que les coursiers à vélo travaillant pour l’entreprise étaient des travailleurs indépendants. Là encore, en raison de la flexibilité horaire et de la possibilité de travailler pour d’autres plateformes. Le tribunal a toutefois reconnu « la nature précaire de leur travail ». Côté Uber, la tendance est inverse, preuve en est qu’il y a décidément quelque chose qui ne tourne pas rond au pays des plates-formes.
It’s complicated
La vérité, c’est que les grandes questions politiques n’ont pas encore été tranchées. Aux USA, un travailleur sur trois est dorénavant indépendant, auto-entrepreneur ou intérimaire. Le modèle social à 40 heures par semaine – moyennant quelque protection sociale et un salaire régulier – n’en redevient pas pour autant la panacée. Comme souvent la réalité est en demi-teinte, dépend des catégories sociales concernées, parfois des opinions personnelles. L’étudiant qui allonge ses fins de mois quelques heures par semaine n’a pas les mêmes soucis qu’un coursier à temps plein depuis 5 ans et pour au moins autant d’années. Entre eux et le marché, les plateformes continuent dans tous les cas à se gaver, littéralement.
Pour dessiner les contours de nouvelles plates-formes en mesure de répondre à ces ambivalence, Trebor Sholz détaille dans son ouvrage 10 principes simples que voici résumés :
- Propriété : à revers des discours qui martèlent que la propriété n’est plus plébiscitée par les nouvelles générations qui préfèrent louer (ce fameux « âge de l’accès), Trebor Sholz affirme que les travailleurs des plates-formes doivent posséder leur outil de travail.
- Salaire : pour éviter les rémunérations extrêmement faibles que dessine organiquement les plates-formes actuelles (exemple : 3 dollars de l’heure chez Amazon Mechanical Turk), il faut assurer à tous les collaborateurs un salaire décent et des protections sociales.
- Transparence et portabilité des données : les clients devraient savoir quelles données sont utilisées, pourquoi et comment.
- Estime et reconnaissance : ça n’a l’air de rien mais ça fait la différence. Les plates-formes doivent respecter leurs collaborateurs, autant dans les relations personnelles, financière que dans la façon dont sont conçus les produits (notamment dans le design, qui peut littéralement agir sur des biais inconscient pour favoriser les plateformes au détriment des travailleurs).
- Travail co-déterminée : les plates-formes devraient être co-construites avec ceux qui vont la peupler.
- Un cadre légal protecteur : les fédérations de coopératives doivent avoir le même poids que les grandes entreprises, notamment quand viendra l’heure de fixer des règles de conduite mieux-disante que celles pratiquées actuellement.
- Protections et allocations portables : Trebor Sholz plébiscite un système du type « compte personnel d’activité », les droits (congés payés, protection sociales) suivent l’individu d’emploi en emploi (notons ici la différence entre la France et les Etats-Unis).
- Protection contre l’arbitraire : les travailleurs doivent pouvoir maîtriser les systèmes de réputation qui les concernent, d’une plate-forme à l’autre.
- Surveillance : les pratiques de surveillance et examens incessants doivent être abandonnés.
- Droit à la déconnexion : les plates-formes doivent prévoir et intégrer le temps nécessaire pour respirer un peu, pour se former.
Il faudra naturellement entrer plus précisément dans l’ouvrage pour creuser ces différents points. Leur nombre et leur variété montre déjà que la métamorphose vers des modèles coopératifs demandera encore du travail et des combats. Ne nous y trompons, les acteurs dominant du marché ne sont pas ceux qui mettrons en place ces utopies concrètes, même avec beaucoup de bonne volonté et des campagnes publicitaires particulièrement bien léchées.
Contrairement à ce qu’affirmait récemment l’économiste Laurent Wartel dans une tribune, Uber (et les autres) n’ont pas « mis en place ce que des siècles de socialisme n’ont jamais réussi à faire : rendre l’outil de production au travailleur ! » Non, Uber (et les autres) n’ont pas effacé les rapports de domination et les logiques d’exploitation « en faisant de tout un chacun un indépendant avec ses propres moyens de production ». « Code is law » disait Lawrence Lessig dans sa célèbre note sur la liberté dans le cyberespace. Et le code est toujours la propriété des plates-formes.
Comme le précise CoopCycle sur Mediapart en réponse au jeune doctorant :
« Avec CoopCycle nous tentons au contraire de fournir un outil de travail à ceux qui génèrent l’activité et qui produisent les services dans un secteur spécifique ; la livraison à vélo. Au contraire des plateformes comme Deliveroo ou Uber, la logique n’est pas de privatiser le marché afin de générer un monopole via lequel nous tirerons de la rente, mais de mettre à disposition de tous un commun numérique qui rendra impossible la position structurelle de rentier sur ce marché. Les livreurs comme les chauffeurs auront toujours leur smartphone, leur voiture et leur pantalon. Mais ils ne seront plus prélevés par une plateforme privée… »
Vivement l’avènement des plateformes collaboratives de rédaction web ou des divers métiers du web, rédacteurs inclus !
Alice
[…] de plateforme » dont Trebor Sholz a esquissé les grandes lignes dans son ouvrage Le coopérativisme de plateforme – 10 principes contre l’ubérisation et le business de l’éco…, un renvoi qui fait office de programme pour la suite. Localement ensuite, des directions peuvent […]
[…] l’est beaucoup moins. Pourtant, des initiatives émergent. Le mouvement international de coopérativisme de plateformes, initié en 2014 par Trebor Scholz à la New School de New York, promeut ainsi la création de […]
[…] des initiatives émergent. Le mouvement international de coopérativisme de plates-formes, initié en 2014 par Trebor Scholz à la New School de New York, promeut ainsi la création de […]
[…] l’est beaucoup moins. Pourtant, des initiatives émergent. Le mouvement international de coopérativisme de plates-formes, initié en 2014 par Trebor Scholz à la New School de New York, promeut ainsi la création de […]
[…] dans le modèle, dans l’usage). J’aborde plus précisément cette question dans cette recension de l’ouvrage de Trebor Sholz. Je reviendrai également dans quelques jours sur les critiques faites à la critique essentialiste […]
[…] pas de « cloner la technologie » en lui ajoutant quelques principes sociaux, comme le propose Trebor Sholz qui a dessiné les contours juridiques de ces entreprises concurrentes des grandes plateformes. […]
[…] ils n’auraient probablement pas la même forme qu’aujourd’hui, et appartiendraient plus au coopérativisme qu’à la « Gig economy ». Outre les mouvements sociaux et différentes alternatives […]
[…] Pour autant, il n’est pas interdit d’imaginer de meilleurs outils et des conditions de travail plus justes. Parmi les nombreuses alternatives qui se montent sous forme de coopératives, une en particulier a retenu notre attention, il s’agit de Coopcycle, une organisation qui outille les livreurs indépendants, tout en menant un combat sur le terrain politique (avec notamment un blog tenu chez Médiapart). Le rôle de Coopcycle est de prime abord difficile à comprendre car la coopérative ne livre pas à proprement parler mais met à disposition des coopératives locales de livreurs un socle logiciel sur lequel elles peuvent baser leurs activités. La Pájara en Espagne, utilise Coopcycle, tout comme Olvo en région parisienne. Par ailleurs, le projet Coopcycle repose sur une fédération européenne gouvernée démocratiquement, celle-ci s’inscrit dans un mouvement qu’on appelle aussi « coopérativisme de plateforme », et dont les principes ont notamment été édictés par Trebor Sholz dans son ouvrage éponyme. […]