Les médias ne font-ils que transmettre de l’information ?

Les médias ne font-ils que transmettre de l’information ? demande Mack Hagood, dans une passionnante réflexion sur Real Life. Pour le professeur associé à l’Université de Miami, nous serions encore tributaires d’une définition trop courte de ce que sont les médias, et cela nous ôterait la possibilité de comprendre une de leur mission fondamentale, à savoir nous lier aux autres.

Les oreillers sont-ils des medias ?

Les médias, pour Hagood, ne sont souvent pensés que comme des moyens de diffuser de l’information. Ce réductionnisme nous conduit à ne les analyser qu’à partir de certaines de leurs caractéristiques comme la vitesse, la performance, la portée ou la précision. Dans cette optique, ce que les médias transmettraient, l’information, serait quant à elle intrinsèquement positive. La liberté d’en disposer serait un impératif supérieur, voire une fin en soi. L’information serait aussi une forme de halo séparé des réalités matérielles : une surcouche se superposant au monde physique et à laquelle il conviendrait d’accéder par principe et pour un plus grand bien.

Pour relativiser ces premiers poncifs, l’auteur nous propose une entrée en matière originale. Il s’intéresse aux oreillers acoustiques. Ces oreillers ne sont pas nouveaux, on trouve des brevets datant de 1947, et ils sont présentés quelques années plus tard comme idéaux pour diffuser des bruits blancs et des vibrations, voire agir comme des « auto-analgésiques », par exemple pour les enfants qui ne dorment pas ou lors d’une visite chez le dentiste. Les oreillers acoustiques récents sont bien sûr, digitaux : le Sound Oasis, ou encore le Dreampad, un appareil Bluetooth qui transmet du son par conduction osseuse, en font partie. Le modèle sur lequel Hagood s’arrête est le « Sound Pillow Sleep System », qui dispose d’un player MP3 propriétaire, préchargé avec des sons de nature, des bruits blancs, roses et bleus. Des sons additionnels peuvent être achetés en ligne, ce qui fait de cet oreiller une plateforme !

Ces oreillers sont symptomatiques de l’ère médiatique que nous vivons, dans le sens où, plus que nous possédons, ou utilisons les médias, nous y vivons. Ceux-ci pénètrent les moindres interstices de nos vies. Nous nous y rassemblons, nous y travaillons, nous revendiquons à travers eux, etc. De même, certains médias – comme ces oreillers – ont pour fonction de nous échapper d’autres médias. Mack Hagood résume : « les médias sont des outils qui altèrent la façon dont le corps ressent et ce qu’il perçoit. Ils permettent de contrôler nos relations aux autres et au monde, ils nous enveloppent, et même, nous font disparaître. »  De ce point de vue, la définition que Hagood prête au mot média est plus proche du « cocon » que ce que propose Wikipedia : « un outil de communication permettant de stocker et de diffuser de l’information ou des données » (version US). Notons que la définition française de Wikipedia précise que « Par extension le mot désigne un objet positionné au milieu, dans l’entre-deux, jouant un rôle d’intermédiaire. » 

Les médias fonctionnent à l’affect

Nous avons en Occident une conviction lourde : nous pensons que la diffusion de l’information, et son corolaire, le fait d’avoir une population informée, sont à la base des démocraties libérales. Aussi, rappelle l’auteur, il nous paraît tout à fait déroutant de penser que la dite société de l’information a entraîné une compréhension (encore plus) fragmentée du monde. Aux Etats-Unis, l’élection en 2016 de Donald Trump a suscité des explications très info-centrées, mais peu à même de penser le rôle de l’information en tant telle. Ainsi, ceux qui n’ont pas voté Trump ont interprété sa victoire suivant une grille étant celle du manque d’information de ses supporters. Les bulles de filtre, le manque d’éducation, les fake news et plus généralement, une « idiocratie » galopante ont été désignés coupables de son intronisation.

Comme le rappelait l’auteur dès 2016 dans un précédent papier, la désinformation, ou le manque d’information, n’est pas ce qui aurait suscité l’adhésion de la classe des travailleurs blancs aux discours de Trump. Les mensonges et la confusion entretenus par le candidat ont su rassembler pour des raisons qui touchent aux affects. Pour Spinoza, rappelle Hagood, il y a trois affects principaux : la joie, la tristesse et le désir. C’est dans cette perspective qu’il faut penser le rôle des médias, en se demandant quels types d’affects ils activent. En l’occurrence, les discours de Trump ont fonctionné car ils offraient un cocon où trouver de la joie, où éloigner la tristesse. Ils ont permis, pour le dire simplement, de renforcer la puissance d’agir des individus, toujours au sens spinozien.

Pour autant, les pro et les anti-Trump se rejoignent sur un constat : la diminution de la « liberté d’informer » est délétère pour la démocratie. La gauche vociférant sur les bulles de filtres de la droite. La droite critiquant la censure sur les réseaux sociaux et sur les campus universitaires. Pour Hagood, aucun des deux camps ne saisit que cette foi invétérée dans le pouvoir de l’information, l’« infocentrisme » comme il le nomme, masque les causes affectives du problème. La limite résiderait, une fois de plus, dans une conception étriquée du rôle des médias. Ceux-ci seraient au final quasi-séparés du reste des outils humains. Plutôt que de les penser comme des objets (disons, un oreiller), nous les imaginons flottant et filant sur des autoroutes virtuelles et désincarnées, « nous avons cette vague idée d’un super-ego illuminé derrière le volant d’une Tesla ». Aujourd’hui, on regarde le sang sur l’asphalte et on se demande ce qui a mal tourné, écrit Hagood. Serions-nous en train de comprendre que l’information n’est pas une conscience plus ou moins fantomatique, ni d’essence supérieure, une essence à laquelle le corps lui-même répondrait religieusement ?

Une conception de l’information héritée du XXe siècle 

La mauvaise définition donnée aux médias – et à l’information – repose grandement sur les spécificités des technologies de la communication du XXe siècle, et des théories qui les ont accompagnées. Les journaux, les films, la TV et la radio ont conduit beaucoup de chercheurs à envisager l’objet média comme une simple technique de diffusion de messages à des masses. Ainsi la propagande est un objet d’étude fourni. Ainsi l’école de Francfort critique la production de contenus audiovisuels de masse. Mais il faut aussi compter sur l’essor, au cours des années 1950, de la cybernétique, « science du gouvernement des hommes », qui dépasse alors le carcan de l’ingénierie et des télécommunications pour glisser dans la conscience populaire. Du point de vue de la cybernétique, tout peut être lu à l’aune du paradigme informationnel. Les comportements humains, leurs émotions, sont des informations. Et l’information est ce qui permet une complète élucidation du monde. 60 ans plus tard, Elon Musk peut affirmer, conformément aux enseignements de la cybernétique, que les maladies comme le Coronavirus, sont des « problèmes logiciels » et James Gleick peut écrire que : « Sur le long terme, l’Histoire est histoire de l’information prenant conscience d’elle-même ».

Les médias et l’information doivent être réinscrits dans le monde, et dans les corps. Ils sont des outils logistiques. Des outils utilisés par les humains pour gérer leurs affaires. En Mésopotamie, on écrit pour tenir des registres sur la quantité de pain, de bière, du temps de travail. Le temps, les ressources, le travail, entrent dans des systèmes médiatiques à des fins de rationalisation, pour gagner en productivité. Les instruments de musique quant à eux, servent pour les rituels, contribuent à la création d’espaces intégrant les individus à des forces qui les dépassent. A ce titre, il est bon de rappeler que nos smartphones ne font pas que transmettre de l’information : ils sont les lieux de multiples rituels sociaux que le terme information n’épuise pas.

Dans son livre Hush: Media and Sonic Self-Control, Hagood s’est par ailleurs intéressé à l’essor des machines diffusant des bruits blancs (écouter un exemple). Et en particulier à l’application « White Noise », qui diffuse du « son de confort ». En 2009, l’application connaît un franc succès. Celui-ci est dû à une anecdote qui circule beaucoup, celle d’un bébé qui ne dort plus car suite à un déménagement, le ventilateur dans la pièce a disparu. Ses parents posent alors dans la chambre un smartphone qui diffuse le bruit du ventilateur et le bébé se rendort. Cette histoire atteste du fait que les médias sont loin d’être seulement des transmetteurs d’informations porteuses de sens.

Si le smartphone, à ce moment, fait autre chose que transmettre de l’information, alors doit-il encore d’appeler un media ? Pour Hagood, c’est oui, dans le sens où il devient un moyen de favoriser un certain équilibre, une relation entre un être et le monde. Les bruits blancs, ou de nature, ont ce rôle : « ils bloquent les communications grâce à un mur de bruit, permettent de dormir, de se concentrer, sans intrusion. » 

L’information n’est-elle qu’un point de vue ?

Pour continuer avec la cybernétique, rappelons que pour Norbert Wiener, un des pères de la discipline, le rôle du scientifique est de découvrir l’organisation de l’univers, et par ce biais, combattre l’entropie et le chaos auquel il aspire. Cette idée a largement structuré notre conception des technologies numériques, et la place prépondérante de l’information comme élément central de leur fonctionnement. Il faudrait en quelque sorte « chercher l’information », une information présente partout, pour combattre le chaos – qui a priori, nous est directement nuisible. Pour Hagood, la cybernétique rate un point important : l’information n’a de valeur qu’en ce qu’elle est située. Elle n’est pas d’essence transcendantale, pas plus qu’elle ne préexiste. Le biologiste chilien Humberto Maturana dira : « l’information n’existe pas. C’est une notion inutile en biologie. » En effet, les êtres vivants ne cherchent pas à obtenir une information objective depuis leur environnement, ils la construisent à partir des perturbations qu’ils connaissent, et relativement à leurs besoins, à ce que leur corps autorise, dans le but de maintenir leur intégrité structurelle. Notons que cette question philosophique suscite encore des débats dans d’autres domaines, comme la science. Est-elle découverte, ou inventée ? Est-ce un produit de l’esprit humain ou la pure découverte des lois qui existaient déjà dans la nature ?

Pour l’auteur, nous sommes comme Orphée jouant de la Lyre et chantant sur l’Argo, pour masquer le chant fatal des sirènes : « nous utilisons les médias non pas pour traiter une information objective sur le monde, mais dans le but d’atteindre ce qui augmente notre puissance d’agir, et d’éviter ce qui nous diminue ou nous incapacite. » Cela n’empêche naturellement pas que nous utilisions ces mêmes médias avec de mauvaises intentions – des idées inadéquates – selon Spinoza, incomplètes, fausses, et qui causent du tort autour de nous.

Dans la même veine, le chercheur Olivier Auber proposait, dans son très original ouvrage Anoptikon, une exploration de l’internet invisible (FYP, 2019), une lecture du concept d’information qui fait écho à qu’écrit Mack Hagood, sans tout à fait rompre avec la logique cybernétique. Pour lui, les humains ne sont pas en compétition pour obtenir de l’information, mais pour en diffuser afin d’obtenir de l’attention : « Plus nous signalons des faits inattendus, plus nous apparaissons comme intéressants aux yeux des autres, plus nous avons des chances d’être recrutés dans des coalitions et d’augmenter la taille et la qualité de notre réseau social. Ce faisant, nous réduisons l’inattendu, c’est-à-dire le risque de rencontrer des mauvaises surprises. Pour notre ancêtre homininé, une mauvaise surprise signifiait, par exemple, être tué pendant son sommeil à l’aide d’une arme quelconque. » Selon cette interprétation, l’information n’est plus une quête motivée par la lutte contre l’entropie, mais simplement pour la survie du groupe. Et Auber de poursuivre en expliquant que si nous n’avons pas d’information ou de faits à signaler, « nous en inventons de toutes pièces – de plus ou moins pertinents et de plus ou moins coûteux à fabriquer ». 

Information et capitalisme de surveillance

Le problème pour Hagood, réside aujourd’hui dans le fait que le principe même du capitalisme de surveillance repose sur une individualisation croissante des espaces de confort médiatiques. Ceci n’est pas nouveau. Dans les années 1960 déjà, les machines à bruit blanc étaient vendues aux femmes blanches comme la garantie d’une tranquillité retrouvée. De même, les casques antibruit ont successivement été présentés comme destinés aux voyageurs d’affaires blancs, et les casques Beats by D.Dre présentés comme une manière pour les noirs de s’éviter les micro-agressions et le racisme systémique – nous dit Hagood. Chaque individu trouve dans ses médias une protection contre le reste du monde et un principe de maximisation des affects positifs, dans une logique de « cocon » – qui rime dans l’économie de marché avec maximisation du profit.

Seulement, sur le long terme, ce contrôle par l’individu de son environnement n’est pas suffisant. Plus nous cultivons la quête d’affect positif dans de petits enclos, sans y penser, plus ce qui n’y correspond pas (du sensoriel à l’idéologique) devient relativement et sensiblement plus dérangeant. Il en résulte que chemin faisant, il nous devient nécessaire d’augmenter le son du bruit blanc, faute de pouvoir dormir sans. Pour l’auteur, l’illustration de ce phénomène est à retrouver dans les théorie Qanon ou le réseau social conservateur (d’extrême droite) Parler, qui rendent totalement inassimilables des phénomènes divers allant de la réalité du Coronavirus à la victoire de Joe Biden. Ainsi, nous aurions tort de voir les électeurs de Trump comme désinformés, insiste-t-il. Nous devrions comprendre que « l’excès » d’information, plus qu’un sable mouvant où rien ne tient, est surtout étendue où chacun peut mettre la tête dans le sable.

Mack Hagood convient du fait que « rejeter la croyance en laquelle l’information nous transcende, nous unit et nous illumine est à la fois effrayant et contre-intuitif ». Mais pourtant, c’est bien cet horizon de l’information – qui est aussi celui du « village global » – qu’il nous faut abandonner : « si nous pouvions vraiment communiquer comme les anges et pleinement contrôler ce que nous percevons, alors il n’y aurait plus de place pour le désir dans ce monde. C’est bien parce que nous ne pouvons jamais vraiment connaître l’autre – ou le monde – que nous continuons à explorer, à poser des questions, à écouter. »

Enfin, pour James W. Carey écrit-il, il existe deux sens – deux fonctions – au terme « communication ». Le premier sens, dit « fonction de transmission », postule que communiquer revient à envoyer de l’information sur une certaine distance. Le second sens, dit « fonction ritualiste » suppose quant à lui une conception de la communication axée sur la communion, ou la communauté. De ce dernier point de vue, la communication « consiste non pas à transmettre un message dans l’espace mais plutôt à maintenir la société dans le temps ». Nous avons préjugé que de la première fonction découlerait naturellement la seconde (le « village global ») et nous réalisons aujourd’hui que les choses ne fonctionnent pas ainsi. Ce dont nous aurions besoin, résume Hagood, c’est de médias sociaux donnant une place au rituel, favorisant l’écoute de ceux que nous n’avons pas l’habitude d’écouter, « mais pour cela, nous devons combattre les élites culturelles, politiques et technologiques qui manipulent nos bas instincts au nom de la liberté de circulation de l’information ».

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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