L’insatiable appétit des « Tech review » pour le design pornographique

Malgré l’omniprésence des tests de produits technologiques (ou “tech review”) de grande consommation, comme ceux de PCMag ou d’influenceurs tel que Mrswhosetheboss, la nature, les valeurs et les convictions que ces tests véhiculent n’ont jamais vraiment été examinées : qu’est-ce qui constitue un bon produit pour ces critiques ? Leurs systèmes de notation ont-ils changé ? À quels produits dédient-ils leur temps ? Pour répondre à ces questions, nous avons produit deux jeux de données, tous deux en téléchargement libre. Le premier comprend des review textuelles de 2013 à 2020 provenant de 4 sites web importants dans le domaine des technologies : CNET, PCMag, Tech Radar, et Trusted Review. Le second contient environ 10000 sous-titres, descriptions, et autres métadonnées issus de 17 chaînes YouTube de tests produits, entre 2013 et 2020. On y retrouve par exemple l’influenceur Tech Tips, et de nombreuses vidéos d’unboxing (déballage) comme Unbox Therapy.

Une version longue version de cet article a été publiée sur Components

Notre thèse est simple : l’industrie des tests produits a échoué dans son rôle le plus basique, critiquer les appareils qu’elle examine. En lieu et place, inspirée par les valeurs introduites par Apple à la fin des années 1990, celle-ci a privilégié une esthétique “libidinale” comme facteur primordial pour l’évaluation d’objets. Par le biais de systèmes de notation, ces valeurs et cette esthétique ont été réifiées et transmises aux consommateurs et aux constructeurs. Pas l’entremise du libidinal, les objets sont optimisés non pas pour accroître leur utilité, mais pour améliorer leurs propriétés photo- et télégéniques. Ce cadre conceptuel bien particulier s’incarne parfaitement dans les tests produits sur YouTube et les vidéos d’unboxing. Dans ces espaces s’étiolent les derniers lambeaux de l’esprit critique : le smartphone devient le centre de gravité, et les constructeurs s’acharnent à concevoir des produits pour des consommateurs finaux plus téléspectateurs qu’utilisateurs.

Résultats

Notre analyse débouche sur 6 conclusions quantitatives clés quant au comportement des testeurs de produits technologiques, et sur le registre critique qu’ils emploient afin d’évaluer des objets.

De trop bonnes notes

Les tech reviews sont le plus souvent très complaisantes à l’égard des produits testés : plus de 84% des notes sont supérieures à 7/10, et plus de 58% dépassent les 8/10. Moins d’1% des tests notent à 4/10 ou en dessous. En d’autres termes, un produit a statistiquement plus de chance de recevoir un avis très favorable qu’autre chose, les tests  considèrent que presque 9 produits sur 10 valent la peine d’être achetés. Un lecteur qui tombe sur une “tech review” est donc le plus souvent poussé à l’achat.

Les systèmes de notation sont progressivement devenus plus généreux

Les notes attribuées par les 4 sites étudiés ont augmenté presque tous les ans, passant d’une moyenne de 7,38/10 en 2013 à 7,96/10 en 2020. Si cette augmentation peut être liée à une multitude de causes possibles, elle s’explique principalement par le fait que les constructeurs et les critiques sont de plus en plus liés, et que les revenus des Tech reviewers dépendent de plus en plus des ventes de produits. Les modèles publicitaires de Google et Facebook ont par ailleurs forcé les entreprises du secteur des médias à imaginer des modèles économiques « innovants », qui pour les sites de tests produits, ont presque toujours pris la forme de liens d’affiliation.

Les critiques “tech” privilégient le neuf et le superficiel

Les 15 mots les plus associés avec des notes élevées sont, du plus au moins cité : « Superbe », « Amélioré », « Redesign », « Fantastique », « Successeur », « Mérite », « Ingénierie », « Préférence », « Incorporée », « Préserver », « Sublime », « Mille », « Magnifique », « Incroyable », et « Énorme ». Les produits sont régulièrement comparés avec une version précédente d’eux-mêmes, et les critiques mettent l’emphase sur le changement pour le changement, délivrant des points pour des différences techniques, ou, le plus souvent, simplement visuelles par rapport aux précédents modèles. Ces mots reflètent aussi la préférence des critiques pour des objets faits de métal et de verre, ainsi que pour des produits dont les spécifications techniques sont élevées.

Apple et OnePlus sont les marques les mieux notées

Parmi les plus grandes marques (celles qui apparaissent dans plus de 50 Tech review), Apple et OnePlus ont reçu les notes les plus élevées, avec une moyenne de 8,3/10. La marque la moins bien notée est Nokia, avec un score moyen de 6,8.

Les smartphones et tablettes dominent les discussions sur YouTube mais par ailleurs

Contrairement aux publications traditionnelles, les YouTubers se concentrent surtout sur une seule catégorie de produits : les smartphones et tablettes. Ceux-ci constituent 40% des Tech review et vidéos d’unboxing, contre seulement 10% dans les tests des revues traditionnelles à l’écrit. Par ailleurs, les publications traditionnelles se limitent à un test par produit, ce qui n’est pas le cas des Youtubers qui peuvent enchaîner les critiques d’un même produit sous la forme par exemple de duels (« OnePlus 8 vs. iPhone 11”), ou de vidéos postées trois mois plus tard pour voir si le OnePlus 8 « vaut [toujours] le coup », etc.

Apple et OnePlus dominent la majorité des tests sur YouTube, mais pas dans les tests classiques

Sur YouTube, 13,2% des vidéos de tests et d’unboxing portent sur Apple (3,6 % dans les revues traditionnelles). OnePlus, qui n’a sorti qu’une poignée de produits, compte pour 6,1% des vidéos sur YouTube, (ce qui en fait la troisième marque la plus médiatisée sur la plateforme), à comparer avec les 0,25% de visibilité que lui réserve la presse traditionnelle (où la marque ne figure même pas dans le top 50).

Discussion

Le paradigme critique décrit ci-dessus est en fait la réification des valeurs établies par Apple dans les années 1990 sous les auspices de Steve Jobs et de son designer en chef de l’époque : Jony Ive. En 1997, l’entreprise révèle une vidéo publicitaire pour son Power Macintosh G3, vidéo qui introduit la ligne iconique de la gamme : son châssis arrondi et transparent aux couleurs flashy. La vidéo rend explicite la nouvelle philosophie de design de l’entreprise qui cherche à mettre l’accent sur les spécifications et le libidinal plus que tout autre aspect du produit, afin de littéralement séduire le consommateur. Ive a aiguiséé la capacité de l’entreprise à émoustiller le désir pulsionnel émanant du visuel. D’un certain point de vue, il a posé les bases d’un design “pornographique”, avant tout conçu pour satisfaire les envies les plus basiques au détriment de besoins plus fondamentaux. 

Cette “pornographisation” du design produit n’a pas juste influencé les Tech review, notre analyse montre qu’elle s’est installée comme le nouveau paradigme dans le marché de masse. Comme l’écrivit Joshua Topolski à propos de son passage comme éditeur à Engadget, « depuis l’introduction du premier iPod en 2001, jusqu’aux lancements révolutionnaires des iPhone 4 et 5, Apple a régulièrement été désignée meilleure élève de la classe, notamment par sa capacité à marier dans un seul et même design le software et le hardware. Les produits qui ont émergé du règne de Jobs et Ive sont devenus les références absolues pour toutes les Tech review, laissant de côté tous les autres produits du marché.

Si on peut trouver bien des choses à dire sur la présidence de Jobs à la tête d’Apple, sa présence a tout de même permis de limiter ce phénomène de pornographisation. Sa grande qualité, on le sait, fut sa capacité à prêter une attention absolue à l’expérience utilisateur. Après sa mort cependant, Ive – qui fut promu Chief Design Officer – reçut quasi carte blanche pour le design produit. Ce nouveau rôle lui permit de diriger le hardware et le software iOS. Avant son départ en 2019, l’influence grandissante de Ive s’est matérialisée par une série de bévues, et une pornographisation amplifiée de tous les produits. Les matériaux utilisés par l’entreprise ont commencé à prendre le pas sur la puissance de calcul, chaque génération d’iPhone se glorifiant d’un verre toujours plus résistant, jusqu’ au « Bouclier Céramique » de l’iPhone 12. Même le récent tournant d’Apple en direction des services financiers a été largement sous-tendu par des justifications esthétiques : le lancement d’Apple Card en collaboration avec Goldman Sachs à été accompagné du slogan « Au revoir le plastique, bonjour le titane, » avec une description présentant ce métal comme « beau et écologiquement durable ».

La diminution de l’utilité des produits Apple tout au long des années 2010 n’a cependant pas conduit les critiques à réviser leurs opinions. À la place, les notes de l’entreprise sont restées autour de 8/10. Le design pornographique de Ive tient toujours le système, et par extension, les signaux envoyés aux consommateurs et aux constructeurs concurrents.

Ainsi, le paradigme du design selon Apple a été transmis aux autres constructeurs qui ont embrassé son obsession pour les courbes, les surfaces rutilantes, et même leurs bévues, comme par exemple le notch – la petite encoche masquant une partie de l’écran pour la caméra. Mais seulement une entreprise, le chinois OnePlus, a été récompensée par les Tech Review pour avoir suivi cette tendance. « À nos débuts, il existait de nombreux constructeurs de portables Android qui ne faisaient pas attention au produit, » affirme Carl Pei, cofondateur de OnePlus. « Ils étaient faits de plastique et globalement n’étaient pas de bons téléphones. Nous pensions qu’il existait des utilisateurs d’Android qui souhaitaient un chouette produit, comme les fans d’Apple. » En 2020, Pei fonde une nouvelle entreprise, Nothing, dont le premier produit est une paire d’écouteurs réducteurs de bruit, transparents, et aux formes similaires à l’AirPod. CNBC note : « Pei espère que sa nouvelle entreprise … façonnera l’industrie technologique de la même façon que l’iMac G3 d’Apple à fait bouger le marché du PC dans la fin des années 90 et au début des années 2000 :  “Aujourd’hui, c’est comme si l’industrie du PC était restée dans les années 80 et 90, quand tout le monde faisait des boîtes grises.”

Malgré leurs tares, les revues de produit traditionnelles conservent deux qualités importantes : un semblant de fond critique et une conception de la technologie qui s’étend au-delà du smartphone. On ne peut pas en dire autant des influenceurs technologistes sur YouTube, et c’est précisément là que la distinction entre “test” et “publicité” s’effondre.

Le poids d’une plateforme comme YouTube a rendu les propriétés télégéniques des technologies contemporaines d’autant plus importantes. Plus que jamais, les choix d’Apple modèlent la réception des produits par le grand public. Le design pornographique introduit par Ive a été pensé pour la télévision, et il a contribué à l’essor des vidéos d’unboxing dans laquelle les produits technologiques sont comme dévêtus de leurs emballages, racontés et embellis par un travail cinématographique professionnel. Contrairement aux formes traditionnelles de tests technologiques, ceux réalisés sur YouTube deviennent eux-mêmes des objets de consommation, et lorsque leur audience les désigne sous le terme de « tech porn », c’est littéralement une description de leur expérience, conscientisée ou non.

La vidéo d’unboxing ASMR (autonomous sensory meridian response) incarne l’apothéose de ces objets de consommation. On y voit une paire de mains gantées tournant, caressant et tripotant le produit ou l’emballage, parfois pendant près de 10 minutes. Ces mouvements sensuels provoquent le gémissement du téléphone alors qu’il est extrait de son cocon, suivi du bruissement du film plastique décollé de l’écran.

Les conséquences de ce mode de design et de production sont trop nombreuses pour être intégralement listées ici. Elles recouvrent presque tous les aspects de notre environnement social et écologique. Mais il demeure important d’ analyser certaines d’entre elles qui ne sont pas évidentes pour les non-spécialistes.

D’abord, les produits sont devenus de moins en moins réparables au fil du temps. L’entreprise de réparation iFixit – qui est aussi une organisation de défense – mesure la réparabilité des appareils. Depuis dix ans, elle leur assigne des scores de plus en plus bas, ces scores étant basés sur la capacité des utilisateurs à réparer eux-mêmes leurs appareils. Depuis 2011, les scores moyens de réparabilité des smartphones ont chuté, passant  de 6,90/10 à 4,08/10. Une baisse due notamment au fait que les constructeurs collent les batteries et soudent les pièces entre elles afin de produire ces fameux designs fins et sophistiqués parfaits pour la publicité.

Une autre conséquence, peut-être moins perceptible, doit être prise en compte : en se focalisant sur le smartphone et sur la façon de penser de Ive en général, des objets jusqu’alors à l’abri des caprices de tech doivent dorénavant s’y conformer. On pense par exemple à l’Internet of Shit, un compte Twitter parodique populaire qui se moque de la “technologisation” grandissante des objets les plus simples (un mouvement que la presse a benoîtement baptisée « Internet of Things » ou “internet des objets”). Parmi ces objets, on retrouve  les Bose Frames Tempo, une monture de lunettes incorporant des écouteurs à conduction osseuse. Non seulement la qualité sonore de ces lunettes est indubitablement pire que celle d’écouteurs, mais contrairement à une paire d’Oakleys (célèbre marque de lunette), les Bose Frames Tempo ont une espérance de vie très courte : leur batterie s’épuisant rapidement. Et pourtant, ces lunettes ont reçu un 8/10 de la part de The Verge, le magazine ayant jugé qu’elles avaient la « Meilleure qualité sonore de toutes les montures ».

Les produits comme les Bose Frames Tempo contribuent à la pénurie actuelle de puces électroniques, qui a fait grimper les prix des appareils électroniques, jusqu’à en rendre certains indisponibles, comme la Playstation 5, dont les stocks au moment où nous écrivons ces lignes sont toujours épuisés quasiment partout dans le monde. Par ailleurs, la grande complexité technique des produits s’accompagne d’une complexité équivalente sur leur chaîne logistique. Or, à mesure que des produits intègrent des puces sans que cela ne soit vraiment utile (télévisions modernes, réfrigérateurs, thermostats…), il devient de plus en plus difficile de s’approvisionner en puces là où elles le sont vraiment. Enfin, les critiques comme celle de The Verge confortent les industriels dans l’idée qu’il est nécessaire de tout connecter via Bluetooth ou autre, quitte à augmenter les phénomènes d’obsolescence précoce de ces appareils.

En guise de contre-exemple, penchons-nous sur une période pas si lointaine, au cours de laquelle les produits étaient conçus pour répondre aux besoins des utilisateurs. La prise jack du premier iPhone était légèrement trop enfoncée, ce qui demandait un adaptateur pour les personnes souhaitant l’utiliser avec un casque stéréo. L’erreur fut corrigée en l’espace d’un an, lorsque Steve Job dévoila la prise jack parfaitement alignée de l’iPhone 3G sous un tonnerre d’applaudissement. Une modification simple, mais importante, puisqu’elle permit de rendre l’iPhone compatible avec d’autres produits, le rendant par la même occasion plus utile. En tout état de cause, les produits conçus pour répondre au paradigme des Tech review ont poussé les utilisateurs vers des usages rigides et étriqués – quasi bureaucratiques – des objets. Bien que la promesse faite au consommateur fut celle d’une expansion des possibilités et des usages, les outils développés spécifiquement ces dix dernières années les ont en fait réduits.

Réponses

Alors que des lois s’attaquant à l’irréparabilité ont pu être promues ou votées ici ou là, il convient de ne pas s’y arrêter et d’étudier les remèdes non légaux aux problèmes évoqués ici.

Un premier remède consiste à rendre les critiques comptables de leur crédulité, de manière à les pousser vers un scepticisme plus sain. Ce n’est pas aussi futile qu’il n’y paraît. En juillet 2021, Linus Tech Tips, l’une des plus grosses chaînes technologistes sur YouTube comptant 14 millions d’abonnés, a publié un critique dythyrambique de l’ordinateur portable de Framework, une machine complètement modulaire permettant aux utilisateurs de facilement commander et remplacer chacun de ses composants, la rendant plus robuste, flexible, et conforme aux besoins des utilisateurs. Linus à été si impressioné par l’ordinateur qu’il en a précommandé un immédiatement : le trafic ainsi généré a même rendu le site web de Framework indisponible.

La Tech Review de Framework démontre non seulement la capacité des des influenceurs à générer de la demande, mais aussi que cette demande est de fait malléable. Il n’est pas exagéré d’imaginer qu’une dizaine de vidéos de ce type seraient suffisantes pour réorienter le design industriel dans son entièreté.

Un deuxième remède pourrait consister à soutenir les critiques et Tech review qui participent déjà à l’édification de paradigmes alternatifs. Ainsi, Louis Rossman, gérant d’un magasin de réparation à New York, rassemble 1,6 million d’abonnés sur sa chaîne, et est devenu l’une des plus proéminentes critiques d’Apple, n’épargnant aucun de leurs designs qu’il juge hostiles aux utilisateurs. Bien qu’ironique, sa comparaison impromptue de deux smartphones des marques Motorola et Samsung (l’un étant très cher, l’autre non) fonctionne comme un exemple de critique technologique anti-fétichiste. L’idée dans cette Tech review finalement est de se concentrer sur ce qui compte vraiment pour l’utilisateur au quotidien. 

Pour illustrer la façon dont une publication traditionnelle pourrait faire de même, Mark Hurst, le fondateur du studio de design Creative Good, a créé Good Reports, une liste parfaitement organisée et mise à jour des meilleurs outils pouvant servir d’alternatives à ceux proposés par les entreprises technologiques prédatrices. Hurst verse parfois dans le luddisme, il recommande le Light Phone, un appareil à l’écran noir et blanc dépourvu d’application, et dont la plus puissante fonctionnalité consiste à envoyer des SMS … le Light Phone reste cependant un objet qu’il semble difficile de recommander à qui que ce soit en 2021. Mais malgré ses avis anticonformistes parfois excessifs, Good Reports reste un prototype qui démontre de quelle manière un paradigme véritablement critique pourrait surgir et même croître dans le domaine des Tech review.

Andrew Thompson est éditeur à Components.

Kyle Paoletta est chercheur à Components, dont les analyses et articles ont été publiés dans Harper’s, The Nation, et le New York Times. Il réside à Cambridge dans le Massachusetts.

Cade Diehm est le fondateur du New Design Congress, un centre de recherche berlinois à but non lucratif développant une compréhension aiguë du rôle de la technologie comme catalyseur social, politique et environnemental.

Traduit par Benjamin Royer, chercheur au New Design Congress

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