Ophélie Coelho : résister à l’impérialisme des « Big tech »

Géopolitique du numérique Ophélie Coelho

Les enjeux de pouvoirs qui couvent sous les services numériques sont nombreux et, bien que souvent réduits au conflit civilisationnel entre blocs – les USA, la Chine, l’Europe coincée entre les deux – ils recèlent une variété de phénomènes qui méritent qu’on entre dans les détails. C’est ce que fait Ophélie Coelho, dans son ouvrage Géopolitique du numérique, L’impérialisme à pas de géants (Les Éditions de l’Atelier, 2023). Chercheuse indépendante et membre de l’Institut Rousseau, Ophélie Coelho est également une professionnelle du secteur numérique, qu’elle connaît donc de près. L’ouvrage, pédagogique et synthétique, donne une profondeur historique aux enjeux géopolitiques qui se tissent entre les « Big tech » et les États, dévoilant par ce biais des stratégies d’expansion ou de mise en dépendance qui varient selon les pays. Prescriptive à la marge, la réflexion invite à organiser une résistance au pouvoir des multinationales du numérique. Entretien.

Une première question qui peut sembler triviale, mais elle pourrait aider certain·es lecteur·ices à entrer dans le sujet : qu’entend-on exactement par « géopolitique du numérique » ?

De manière générale, la géopolitique désigne le croisement entre les relations internationales et la géographie. C’est un domaine par définition interdisciplinaire qui, dans le cas du numérique, implique la compréhension des leviers de puissance technique. J’ai noté qu’il manque parfois une approche plus technique du sujet, qui interroge l’infrastructure et le logiciel. L’un des objectifs de ce livre est d’amener ces dimensions supplémentaires.

Quand la presse généraliste titre sur les enjeux numériques, on en ressort parfois avec le sentiment d’un schisme entre Chine et États-Unis, mais finalement assez peu de perspectives historiques. Vous faites remonter ces débats au milieu du vingtième siècle, avec le cas paradigmatique d’IBM, comment cela s’est-il traduit ?

Ce à quoi on assiste à ce moment-là est la montée en puissance de la multinationale, en même temps que se construit la mondialisation. Ce n’est pas franchement nouveau, et il y a déjà une pensée politique et économique qui oeuvre à la mondialisation au dix-neuvième siècle. Cependant, à la fin des deux guerres mondiales, la situation est propice à la montée en puissance d’acteurs privés qui vont devenir des multinationales développant leur marché sur tous les continents. Celles-ci seront évidemment américaines, car les seuls potentiels concurrents, européens, sont alors affaiblis par la situation économique et sociale d’après-guerre. Le slogan World peace through world trade, porté notamment par IBM et son dirigeant Watson Sr. quand il se retrouve à la direction de la Chambre de commerce internationale, est caractéristique du rôle d’ambassadeur de la mondialisation que jouent alors ces nouvelles multinationales. On assiste à ce moment-là à une forme de diplomatie privée, conférant un rôle géopolitique à une firme privée. La connivence entre le discours sur la paix et celui du marché libre met en avant l’empreinte culturelle et idéologique qui accompagne les changements de cette époque, avec le développement de grandes multinationales de l’informatique, qui se poursuit ensuite avec l’idéal du « village global » que porte plus tard celui des réseaux internet. Par ailleurs, IBM est un cas très intéressant car c’est un acteur informatique qui sépare le produit physique du logiciel, lequel devient propriétaire. Cela n’avait rien d’une évidence, IBM ouvre pourtant la voie à la commercialisation à grande échelle de ce qu’on connaît aujourd’hui, avec Microsoft, Apple et les autres. Il manque parfois dans l’analyse géopolitique du numérique cette prise en compte de l’histoire des stratégies économiques passées dans le secteur, qui continuent encore avec des produits dorénavant utilisés au niveau global.

Plus précisément, comment les États-Unis sont-ils parvenus à asseoir leur domination ?

Il faut d’abord rappeler que les acteurs du numérique sont des leviers de puissance pour leurs États d’origine. Ils ont bénéficié de financements publics (c’est encore le cas) et sont en quelque sorte les vitrines économiques et idéologiques du pays. Ils sont fondés sur la mondialisation, s’intègrent dans les entreprises et dans les administrations, ce qui leur donne des leviers de négociation supplémentaires et du soft power, que viennent accentuer les stratégies de lobbying. 

On assiste cependant depuis les années 1970-80 à un affaiblissement des lois antitrust aux États-Unis, qui rend plus difficile le contrôle de leur expansion, et qui prend la forme d’un accaparement et d’une privatisation de l’outil public à leur profit. C’est le cas dans l’administration (bureautique) ou encore l’armée (surveillance). L’État s’est donc mis en dépendance des acteurs de la tech : on assiste alors à un glissement de la « Big science » (qui implique des investissements gouvernementaux) à la « Big tech ». 

Ce glissement leur permet aussi de devenir plus puissants. Ces acteurs peuvent désormais intervenir pendant un conflit voire couper leur service, comme Cogent et Lumen en Russie en mars 2022, ou encore Starlink en Ukraine, apprenait-on récemment. Cela participe bien sûr de la politique extérieure américaine, mais ce sont bien des entreprises privées qui détiennent le pouvoir technique. Autrement dit, on a affaire à des empires privés, technologiques, qui ne sont pas comparables aux États car ils n’utilisent pas les mêmes leviers de puissance, mais qui acquièrent progressivement un rôle géopolitique majeur. Ils agissent avec les Etats comme avec n’importe quel partenaire, négocient et tirent la couverture à leur avantage en usant autant que possible d’une instrumentalisation de l’interdépendance. Dans ce but, acquérir des technologies et infrastructures clés est pour ces multinationales du numérique un atout considérable.

Comment le continent européen réagit-il à la domination américaine dans l’après-guerre ?

Contrairement à ce qu’on entend parfois, l’Europe n’est pas entre les deux camps, elle a clairement choisi son camp à plusieurs moments de l’histoire. Là encore, un des moments de bascule les plus importants est l’après 1945. Le Plan Marshall est alors pour les États-Unis un moyen d’imposer l’achat de produits américains. Il y a néanmoins des tentatives de résistance à la domination américaine d’après-guerre, notamment de la part de la France qui sortait tout juste de l’occupation allemande. C’est ce que raconte l’historien André Bossuat : la France achetait trop de chewing gum et de produits de luxe aux États-Unis, pour éviter de leur acheter des produits stratégiques. Les États-Unis ont vite compris que les français voulaient fuir les termes du contrat, et les ont contraint à acheter certains produits tels que le coton ou l’acier. C’est le début d’un long chemin de la dépendance dans ces secteurs. Ainsi, si on a tendance à décorréler les logiques de mondialisation – qu’on imagine à tort comme un village global, pétri dans des valeurs positives – de cette mise en dépendance par un Empire, la mondialisation n’est en fait rien d’autre que la manifestation d’un impérialisme. Il faut aussi placer les multinationales dans cette histoire-là. Elles se placent dans cette ligne temporelle, soutenus par leur État d’origine dans leur expansion à l’international.

La question du démantèlement de certaines « Big tech » se pose néanmoins aux États-Unis : cela pourrait-il arriver ?

Poser la question du démantèlement des « Big tech » s’avère plus complexe que prévu, dans la mesure où ces entreprises sont tentaculaires et intégrées à l’économie. Est-ce même faisable ? Démanteler un acteur informatique n’équivaut pas à démanteler un réseau électrique physique ou une entreprise de télécommunications. Avec le numérique, plusieurs stratagèmes peuvent être mis en place pour relier des entreprises indépendantes, en passant par des API (Application program interface), en faisant transiter des données d’une instance à l’autre sans que celles-ci ne partagent pour autant de structures juridiques.

Pour comprendre ces écueils, il peut être utile d’opter, au-delà du point de vue politique et juridique, pour une analyse du logiciel et de ses particularités. Cela étant, il est évident que les États-Unis restent dans une situation privilégiée pour négocier de tels démantèlements. Je pense que les « Big tech » pourraient même finir par jouer le jeu. Mais ça ne veut pas dire que le problème sera réglé, elles auront toujours d’autres moyens de faire et conservent de l’avance par rapport au régulateur : aujourd’hui, la souris court toujours plus vite que le chat…

Une partie du livre interroge les stratégies de territorialisation des grandes entreprises du numérique, à travers les data-centers, les câbles, etc. Quels défis sont posés aujourd’hui par ces infrastructures physiques ?

Les défis sont différents selon qu’il s’agit de câbles sous-marins ou de centres de données. Pour les câbles, il est évident que depuis les années 2010, il y a eu un désir de la part de ces entreprises d’acquérir des parts, puis d’acheter et concevoir leurs propres câbles. Aujourd’hui, Google possède par exemple 21 câbles sous-marins en activité ou en cours de construction (comme Dunant, Equiano ou Blue – le livre en dresse en cartographie). Ce qui pose réellement question est le changement de paradigme. Autrefois, ces câbles appartenaient à des consortiums composés d’une multiplicité d’acteurs télécoms, ce qui conduisait de fait à un partage du pouvoir, notamment près de leur propres zones territoriales. Aujourd’hui, des câbles géants sont la propriété ou la co-propriété d’un seul acteur ou de minuscules consortiums, ce qui conduit à une concentration de pouvoir au main de quelques-uns sur des technologies qui ont aujourd’hui un fort impact économique.

En fin de compte, le résultat est le développement de relations internationales fondées sur la dépendance à la technologie. Ainsi, la dépendance de l’Europe à des technologies numériques américaines confère aux détenteurs de câbles transatlantiques une place de choix dans l’échiquier des négociations. Pour le continent africain, la situation est encore plus critique avec l’expansion des câbles sous-marins Equiano et 2Africa, et la multiplication des projets de transformation numérique sur le continent qui entraînent aujourd’hui une mise en dépendance. L’expression de la transformation numérique africaine s’apparente d’une certaine manière à une forme de néocolonialisme technologique, auquel participent volontiers les entreprises européennes de télécommunication qui ont sur ce territoire une position privilégiée héritée de l’histoire coloniale. Dans mon livre, j’insiste d’ailleurs sur le rôle de la transformation numérique comme dispositif local d’un mouvement global, dont l’un des axes est la formation de consommateurs d’interface et l’utilisation d’une multitude de passeurs de technologie. 

Qu’en est-il de la stratégie chinoise ? On comprend en vous lisant que le pays tient compte des erreurs des États-Unis.

Dans son histoire technologique, la Chine se construit sur le principe d’indépendance. Sa politique industrielle est également le résultat du traitement dont elle a fait l’objet par la communauté internationale. On peut définir cela comme une « géopolitique du traumatisme » : qui la pousse à fuir à tout prix le traumatisme vécu (on pensera ici aux embargos à l’époque de l’URSS, puis par les États-Unis dans le domaine des télécommunications, ce qui a d’ailleurs conduit le pays à fabriquer ses propres routeurs). 

De ce point de vue, il faut tempérer l’approche selon laquelle deux blocs, l’Occident et l’Orient, se font face, ce qui tend à alimenter la thèse d’un conflit civilisationnel.

Un autre traumatisme est d’avoir été l’usine du monde pendant la phase de globalisation, une formule qui illustre une certaine condescendance. Tout cela oriente sa politique : ne pas dépendre des autres, tout en laissant entendre qu’ils sont les maîtres – et non plus les ouvriers – en matière d’extraction minière, et qu’ils disposent des savoirs industriels à la pointe. 

On parle également de stratégie à double circulation, dans le sens où la Chine privilégie son marché intérieur tout en s’étendant vers l’extérieur, non pas culturellement mais économiquement. Lorsque les chinois s’installent en Afrique, ils n’imposent ni leur langue ni leur religion. Dans leur storytelling, ils insistent même sur le fait qu’eux aussi, ont été maltraités par l’Occident. Ce qui ne veut pas dire que sur le continent africain, tout le monde est dupe. 

Enfin, l’impérialisme chinois se base sur des acteurs privés d’une manière différente des États-Unis. L’idée centrale est de ne pas laisser trop de liberté aux « armes » technologiques, dans la mesure où ces dernières permettent aussi de manipuler, nudger, désinformer, etc.

Une des conclusions du livre défend la nécessité de se constituer en force productrice de technologie, comment cela se traduit-il ?

Quand je théorise la production de technologie, je pars du principe qu’à partir du moment où un acteur produit de la technologie, il acquiert potentiellement un levier de puissance qui lui donne les capacités d’agir sur les utilisateurs et sur les organisations qui dépendent de ses produits. À partir du moment où cet acteur concentre ces pouvoirs, il devient de plus en plus difficile d’agir sur lui et de s’en défendre, autant d’un point de vue individuel (l’individu) que collectif (communauté, État, continent). À l’échelle d’un État, par exemple, il peut s’agir de choisir des technologies qui ne mette pas en dépendance ses administrations, et d’avoir un rôle dans la protection des organisations et des personnes sur son territoire. Par ailleurs, dans un monde où les technologies du numérique servent d’instruments politiques et géopolitiques, il faut bien trouver un moyen de s’en défendre. Cela peut être par le refus de la technologie, mais dans un monde dominé par le marché ce scénario à peu de chance d’aboutir. Le choix technologique est une autre option, et en ce sens nous avons des exemples d’acteurs tentant de porter une vision différente des usages numériques, qui ne se fondent pas sur l’exploitation des données. Mais il s’agit aussi de ne pas permettre à des acteurs de concentrer des pouvoirs en capacité de peser sur les sociétés. Empêcher l’expansion des empires privés, quitte à user parfois des mêmes armes (aller chercher la concurrence…). Contrôler le développement des entreprises productrices de technologies stratégiques, quitte à favoriser le modèle de la PME à celui de la multinationale. Enfin, et c’est un pilier important de résistance : déconstruire la rhétorique de la Big tech, qui n’est ni universaliste ni bienveillante par nature, en comprenant les mécanismes en jeu derrière la technologie. 

Est-il possible d’atteindre la souveraineté dans des domaines aussi capitalistiques que les grands modèles de langage (LLM) par exemple ?

Mais en a-t-on vraiment besoin ? Par ailleurs, la souveraineté numérique n’existe pas, et il n’est même pas sûr que ce soit ce qu’on souhaite obtenir. 

En fin d’ouvrage, vous écrivez que les réglementations européennes récentes, DSA (Digital service Act) et DMA (Digital Market Act) sont « peu applicables », en quel sens ?

Ces régulations ne visent pas à construire une stratégie industrielle qui mettraient en avant le code ouvert ou la maîtrise des outils. Il n’y a pas, de ce côté là, une envie de créer une cohérence en Europe. Il faut plutôt envisager ces régulations comme des tentatives de défense vis-à -vis des monopoles technologiques américains. On part en quelque sorte du principe qu’il n’y a rien à faire de plus que de se protéger et éviter une trop grande dépendance en jouant sur certains leviers. En outre, le droit du numérique ne permet pas de vérifier ce qui se passe dans les faits dans ces entreprises : les audits indépendants par exemple, seront réalisés ou financés par les entreprises elles-mêmes, et ne consistent pas à ouvrir le produit. Ils ne s’appliquent pas pour tout ce qui touche à la R&D, là où précisément sont conçus les produits. 

Un point plus aveugle du livre est celui qui concerne la dimension syndicale, associative et, plus largement citoyenne. L’approche géopolitique ne laisse-t-elle pas de côté les plus concerné·es par les développements du numérique (certains sont mentionnés comme étant néfastes : surconsommation, surveillance, etc.) ?

Je suis très concernée par cette question, celle des mobilisations populaires. Mais plus circonspecte sur les résultats concrets aujourd’hui. À une époque d’utilisation du 49.3 à outrance, je suis en quelque sorte désidéalisée. Je crois aussi que je n’oppose pas les luttes (individuelles ou organisationnelles), et quelque part, écrire un livre est aussi une forme de mobilisation populaire…

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[…] A propos du livre d’Ophélie Coelho, Géopolitique du numérique : l’impérialisme à pas de géants, Les éditions de l’atelier, 2023, 272 pages, 21 euros. Lire aussi son ITW pour Maisouvaleweb.fr. […]