Pourquoi faut-il avoir – un peu – peur d’internet ?

Avez-vous peur d'internet?

On entend parfois qu’Internet est à la fois le remède et le poison, mais couplé aux innovations de demain, qu’en sera-t-il ?

Où en est l’e-innovation en ce momen t? Etes-vous à jour sur ce qui attend à votre porte et ce qui est déjà chez vous ? Si vous avez loupé les dernières news, en voici un bref rappel : l’internet des objets (entendez par là brosse à dent connectée ou encore web 3.0), le cloud (stockage et gestion de données en ligne), les Smart grids (réseaux de distribution d’électricité intelligents), les Wearables (montres et autres objets portables et connectés) auxquels s’ajoutent tous plein de petits points que vous trouverez sur la courbe de Gartner (la courbe d’adoption des nouvelles technologies).

Toutes ces technologies passeront – ou ne passeront pas – par les phases d’espérances, désillusions, succès, standardisation… Invention, adoption massive, échec soudain, allez savoir.

Mais voilà, les données qui ne sont pas sur Gartner font prendre à tout ça un prisme bien plus riche, et surtout bien plus marrant. Nommons sans exhaustivité : vie privée, éthique, sécurité, singularité (intelligence artificielle), Big Brother et capacité de concentration des plus jeunes d’entre nous.

Nous avons déjà un bon medley pour donner une note à ce billet. Rajoutons une couche de bas-fonds littéraires SF avec une sérieuse tendance à rechercher les scénarios totalitaires les plus délirants.

Déjà, nous pouvons atteindre un début de  e-paranoïa, (vous pouvez aussi taper « Brave New world » dans Google et commencer à avoir peur d’internet)

Vous n’avez pas envie de vivre dans cette requête Google

Vous n’avez pas envie de vivre dans cette requête Google

Complétons cette introduction en ajoutant un socle un tant soit peu scientifique à l’analyse. Je commencerai par un court extrait des conclusions du projet « Towards a future internet », repris ici par David Fayon dans un livre que je conseille à tout le monde « Géopolitique de l’internet ».

Allons droit au but : des 5 scénarios prospectifs qui se dégagent des recherches du projet sur le futur du web, le « Big brother commercial » remporte la mise au détriment d’un internet de la connaissance, ou bien ouvert, ou encore écolo, voire même social, les frontières étant poreuses entre ces différents axes. Réjouissons-nous, la maxime qui suit est notre futur digital :


« Internet devient (…) une immense plate-forme de vente de services de consommation, de biens et de divertissements ».


Soit. Voyons maintenant où est le souci.

Big brother is Tracking you

En vérité, vous vous êtes fait tracker tout seul. En cliquant sur « valider les conditions d’utilisation » vous avez vendu votre portefeuille, quelle ironie. Si la Télé vendait du « temps de cerveau disponible » vous avez délibérément offert les 156 coups d’œil que vous portez quotidiennement à votre smartphone, les 5h18 que vous passez mensuellement sur Facebook, etc. Dans certains cas plus graves, vous avez même autorisé Apple à faire ça.

Big Brother, ça vous botte?

Big Brother, ça vous botte?

Vous êtes libre de refuser, me direz-vous, qu’on s’immisce dans votre vie personnelle. Et finalement, ce scénario a bien peu en commun avec une société qui vous nourrit de vos aïeux, modifie votre passé, vous oblige à bien penser, ou qui vous arrache les yeux pour d’obscures raisons.

Mais restez inquiets, le culture peut se flétrir de deux manières, et Neil Postman a compris qu’en faisant appel à Huxley, on soulevait les vraies craintes :

« (…) à une époque de technologie avancée, la dévastation spirituelle risque davantage de venir d’un ennemi au visage souriant que d’un ennemi qui inspire les soupçons et la haine ».

Et d’ajouter :

« C’est nous qui avons les yeux sur lui, de notre plein gré ».

En attendant, aucune botte ne nous écrase le visage. Avec un peu de chance, vous pourrez même bientôt vous vendre contre de l’argent.

Votre temps, c’est l’argent des autres

Vous vendez vos coups d’œil, vous vendez votre temps. En échange, on vous offre l’ubiquité et un soi-disant accès au savoir universel. J’en ai déjà parlé et le sujet revient souvent sur le web, et particulièrement bien chez Francis Jaureguiberry dans cet article indémodable publié en 2007, soit au paléolithique de l’internet. En version courte :


« Il est des moments où l’individu s’ennuie. Dans une file d’attente, lors d’un trajet ou seul à la table d’un restaurant, il fait l’expérience du vide creusé par la réalité du temps en regard des attentes, qu’idéalement et narcissiquement, il se fixe en accord avec l’injonction contemporaine à vivre de façon continue une existence dense et trépidante »


ou encore :


« On observe alors des attitudes compulsives de manipulation du portable : multiplication des appels, consultation de façon fébrile des boîtes vocales (…) »


Il s’agit bien là des fameux 156 coups d’œil, soit un toutes les 6 minutes 30 dévolues à rien d’autres qu’un frénétique besoin de savoir où le monde en est. Comme on a dit :

« Les yeux sur lui, de notre plein gré ».

Souvenons-nous qu’en ces temps immémoriaux les Google Glass n’étaient encore que de la science fiction, les « Little sisters » du web dévoilent un monde insoupçonné de zieutage permanent. Les amateurs de Foucault trouveront leur compte avec cette belle métaphore de la fibre (pan)optique, histoire de faire tomber la dernière barrière de la – surveillance – volontaire. Quand dans le monde d’avant, nous nous savions surveillés, plus ou moins comment et pourquoi, nous ne saurons bientôt pas quand « les autres » exerceront sur chacun de nous leur surveillance. Suspens et boule de gomme.

E-lutte des classes

Il fallait parler ici de singularité, ne serait-ce que pour le référencement, et tant qu’à faire, autant commencer par ces deux passages contre utopiques (ou post apocalyptique, au choix).

Eon, Greg Bear

Eon, Greg Bear

– « Personne ne meurt ? » s’étonna Carrolson
– La notion de mort s’applique ici généralement à la perte de l’état corporel et non mental, pour répondre à votre question, non, ou alors très rarement (…). Nous sommes tous munis d’implants qui renforcent notre intellect et servent en cas d’accident, à garder trace de notre personnalité et de nos expériences récentes (…) Ainsi, n’importe quelle personnalité peut être reconstituée, il suffit pour cela de mettre la dernière version à jour, et de lui attribuer un nouveau corps.

Eon, Greg Bear, 1985


…Et un roman encore plus actuel :

 

Adrian, humain 2.0

Adrian, humain 2.0

– Les machines ont déjà causé la perte de millions d’emplois, et ce n’est qu’un début. Demain, tous les salariés qualifiés seront remplacés par des robots. Les robots sont les amis du patronat! Ils ne sont pas syndiqués! Ils ne comptent pas leurs heures, n’ont pas de vie privée, et ne réclament aucun salaires à leurs patrons! Des employés idéaux, en somme…

 Adrian, humain 2.0, de Laurent Alexandre et David Angevin, Naïve, 2013


Bon d’accord, j’exagère peut-être un peu, le chemin du smartphone au chômage technologique de masse est sûrement plus complexe. Mais mettons ces passages en perspective avec des réalités beaucoup plus concrètes et même étonnamment surprenantes : voici deux autres citations toutes droits tirées du réel:


« Réfléchissez à ce dont nous avons vraiment besoin – logement, sécurité, éducation pour nos enfants –, la quantité de ressources et de travail à fournir pour l’obtenir est faible. L’idée que tout le monde doit travailler frénétiquement pour satisfaire ces besoins n’est tout simplement pas vraie »

Larry page, informaticien


…et c’est pas fini :


« Avec trois jours de travail par semaine, nous aurions davantage de temps pour nous détendre, et avoir une meilleure qualité de vie. Cela serait également une excellente façon de créer de nouvelles activités de divertissements et de loisirs »

Carlos Slim, patron


Attention, je n’ai pas dit que ces deux pointures s’étaient entendues, ni même concertées, mais comme on dit, le feu fut maîtrisé au même moment à différents endroits de la planète.

C’est là que la balance penche entre transhumanisme social et élitisme technologique. En clair, qui gagnera le premier des robots ou des humains sur le terrain économique, et surtout, qui sera laissé sur le bas-côté ? Allons-nous vers le fantasme transhumaniste où les quelques-uns armés contre la robotisation massive piloteront les laissés pour compte condamnés à un chômage endémique? Ou alors nous dirigeons-nous vers un modèle plus ouvert dans lequel le partage technologique permet aux uns et autres d’en faire tout simplement « moins » dans le sphère marchande et plus dans le reste, c’est à dire quand même l’essentiel. La robotique nous mène-t-elle à la société de loisir ?

Enfin, dans un cas comme dans l’autre, on peut se demander jusqu’où iront les empires technologiques dans leur approche de l’humain. La technologie se rapprochant de plus en plus du corps, jusqu’à s’y intégrer totalement, en effet : médicalement et commercialement, nous nous augmentons. La course à l’armement digital de soi-même entre en directe concurrence avec la course à l’humanisation des robots.

En une phrase « Serons-nous bioniques avant que les robots soient humains » ?

Dans les deux hypothèses, les scénarios sont assez flippants, je ne m’étendrai pas sur cette question déjà largement débattue en ligne. En revanche, je tenais à signaler deux faits marquants qui ne sont pas du tout de l’ordre de la science-fiction :

Premièrement : l’embauche massive de robots chez Foxconn (les Foxbots), une rapide recherche sur le web et on comprendra que 100 000 robots fabriqueront nos prochains iPhones, des économies substantielles à la clé.

Un (bout) de Foxbot, le goupil de la high-tech

Un (bout) de Foxbot, le goupil de la high-tech

Deuxièmement : les récentes attaques des Google Bus dans la Silicon Valley. Doit-on y voir les prémices d’une critique du transhumanisme avant la lettre? Certes, ces mouvements naissent dans un climat de gentrification assez classique, mais à y regarder de plus près, on croirait entendre autre chose :


« We want the ruling class, which is becoming the tech class, to listen to our voices and listen to the voices of folks that are being displaced »


Peu de temps après, le Google I/O 2014 (la super conférence annuelle des nouveautés Google) était interrompu par des activistes avec pour crédo:


« Vous travaillez tous pour une entreprise totalitaire qui construit des machines qui tuent des gens ! »


Voyons le côté rassurant, si moins de 30 ans nous séparent de la parité matérielle (intelligence du robot = intelligence de l’humain), les robots seront peut être en mesure de revendiquer, eux aussi, des augmentations de salaires et du temps libre, pour regarder frénétiquement leurs mails.

Pour conclure avec un peu plus d’optimisme, parions sur un scénario web-prospectif, et plus largement techno-prospectif ouvert, propre et prenant en compte les besoins humains. L’idée n’étant pas ici de critiquer la roue à l’origine des accidents de voiture, mais bien de réfléchir à « où nous mène la technologie », dans quelles conditions et pour combien de temps. Avec en filigrane un objectif fixe : inventer des choses utiles pour tout le monde.

Pour conclure avec un peu plus de pessimisme sur les révolutions technologiques, citons Orwell et n’oublions pas que :

« On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution, on fait une révolution pour établir une dictature ».

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Robin
Robin
10 années il y a

Puis-je permettre qq critique amicale ? Face à un article touffu, certes souvent backupé de citations chocs (on voit que l’auteur maîtrise l’art de la communication sur le web) mais émanant d’auteurs de référence (la combinaison des deux étant une technique rhétorique typique des médias zappeurs), arrivé à la fin de ton article, on a pu apprécier l’adrenaline centrifugée par le rollercoaster des 180 degrés d’un discours alternant thèse et antithèse. On appréciera aussi la « chute » de l’article : aussi concise qu’efficace dans sa capacité à provoquer la stupeur et un rictus cynique que l’auteur devait arborer en écrivant ceci. Mais une fois qu’on a fait ce constat, on se demande malgré tout où tu souhaites nous amener, et surtout quelles pistes concrètes tu pourrais esquisser. Voici à titre d’exemples quelques questions qui me viennent à l’esprit : si on doit avoir (un peu) peur d’internet, ne doit-on pas surtout avoir peur de notre incapacité à l’exploiter pleinement ? (Je n’ai pas l’impression que tu répondes à cette question). Si l’on doit craindre la robotisation (et réciproquement, doit-on idéaliser l’humanisation des robots), quelles pistes de réflexion minimales suggères-tu pour recycler les compétences et endiguer le « chômage endémique » et apocalyptique décrié ? Si le temps et l’info personnelle que l’on offre à ceux qui savent le monétiser n’est que de notre responsabilité (oui, après tout on n’avait qu’à refuser less CGV d’Apple), quelles pistes peut-on imaginer pour inciter nos pairs à une re-monétisation de leur propre vie privée (en l’occurrence, la littérature existe sur ce sujet, ainsi que quelques initiatives, quoique timides ou peu crédibles)…
En conclusion, merci pour cet article riche et suffisamment sensationnel pour qu’on s’y accroche… Mais on attend avec impatience sa suite !! 😉

Mais où va le Web
9 années il y a
Reply to  Robin

Merci pour ce commentaire. Vrai, cet article est sans doute un peu fourre-tout et pose les bases d’autres sujets qui viendront. Nous vivons une époque opaque, le temps s’accélère et la technologie nous dépasse, on n’a à peu près rien dit quand on a dit ça, mais on soulève une bonne partie du problème.

« Exploiter pleinement » internet est une question intéressante, en fait, c’est surtout l’exploitation qui m’intéresse. Le projet du web, les débuts, l’ouverture, etc, a été totalement vérolé par un système parasite qui récupère tout, s’immisce partout, privatise tout. La question n’est pas tant d’exploiter internet, mais bien de construire des réseaux qui nous libèrent de l’exploitation. Fort heureusement, il y a de nombreuses initiatives en ce sens.

Concernant le recyclage des compétences, je dirais qu’il faut se pencher beaucoup plus sérieusement sur la notion de destruction créatrice et ses implications à court terme sur l’emploi. Je regrette que les décisions économiques soient dogmatiques et axées sur ce référentiel plus auto-destructeur que créateur. Quelles solutions idéales? Peut-être faut-il ralentir le temps, diriger la technologie vers le progrès humain, et non pas l’humain vers le progrès technologique, ou alors on perd son âme. Si la technologie est neutre et s’accélère objectivement de manière exponentielle dans le cadre du système de consommation de masse, alors la vitesse est une question politique, comme l’est le changement.

Nous courons après un point qui s’éloigne. Il faut reprendre le contrôle.

Une recommandation? Instaurer une notion d’innovation sociale, et de responsabilisation technique. Saisir la question du changement comme un nouveau paradigme qui mérite qu’on travaille sans cesse à la mesure des impacts de l’innovation, et à la meilleure manière de l’introduire dans un monde qui vit à un rythme saisonnier, biologique, lent.

Enfin, je ne dis pas dans cet article que le client est responsable lorsqu’il offre ses données sans contre-partie. Je ne pense pas que « nul n’est censé ignorer la loi » (ou les CGU) et je soutiens que la responsabilisation devrait être imposée aux fournisseurs par des organismes neutres. Le client n’est jamais coupable quand il délivre ses données, au même titre qu’il n’est pas coupable quand il achète un produit polluant plutôt qu’un produit bio. Le problème, c’est qu’on autorise encore de vendre des produits polluants. On ne peut pas décemment reprocher une conduite économiquement rationnelle, on peut en revanche se demander pourquoi cette conduite est destructrice.

Une fois dit tout ça, je tiens à préciser que je ne suis pas un idéaliste, et que je vis bien sur la planète terre. Je ne soutiens pas une vision immobiliste de la technique ni un retour à la terre qui me semble dangereux dans un monde sur-armé. Je salue les initiatives innovantes et l’esprit d’invention, mais mon respect va d’abord aux initiatives « à valeurs » contre les initiatives « adéquates », c’est à dire n’ayant aucun autre mérite que de bien fonctionner dans un système qui ne fonctionne pas.

Christophe Rufin
9 années il y a

J’ai lu tes articles en ordre inverse et viens (enfin) de lire cet article fondateur 😉
Bravo!
La question de la gestion de l’identité par les acteurs type Facebook & co est un immense sujet en soi. En parlant d’initiatives qui nous libèrent, l’initiative Respect Network est intéressante et intrigante – combinant la gestion de l’identité, la maîtrise de ses données personnelles et le recours à la notation par les pairs. Peut-être à creuser pour un prochain sujet? http://www.commsnet.com.au/resources/articles/19/internet-based-trust-and-respect

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[…] du moins « ouverte » de Tim berner Lee avec le web des données liées, sans parler des logiques de surveillance d’états, avec aussi la menace toujours possible d’un « meilleur des mondes » où le bonheur primerait […]

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