Pourquoi la hype autour de l’intelligence artificielle signale une nouvelle bulle technologique

Dans la revue Philosophy & Technology, “Why the AI Hype is Another Tech Bubble” (Pourquoi la Hype autour de l’IA est une autre bulle technologique), le chercheur et philosophe Luciano Floridi formule l’hypothèse suivante : les précédentes explosions de bulles technologiques signalent que la hype actuelle en provoquera une nouvelle. 

Le constat d’une bulle n’est pas une nouveauté

Il rejoint en cela de nombreux travaux en cours, à la fois académiques et journalistiques (sans prétention à l’exhaustivité, on les retrouve par ici, par là, ou encore là-bas). Pour l’économiste James Meadway par exemple (voir son article dans Le vent se lève  «Pourquoi la bulle de l’intelligence artificielle est condamnée à exploser”), c’est le poids des ressources physiques nécessaires à son entraînement qui provoquera l’explosion. Pour d’autres, dont certaines banques, les gains de productivité attendus ne sont pas au rendez-vous. Un autre argument est que la quantité de données nécessaires pour améliorer les modèles bute sur la croissance des usages, obligeant les acteurs du domaine à utiliser des données provenant des IA elles-mêmes, conduisant à l’effondrement des modèles. On notera un papier qui récapitule un certain nombre de ces arguments, sous la plume du journaliste Thibault Prévost pour le média Arrêt sur images.

L’article de Luciano Floridi a toutefois les grand avantage d’historiciser les caractéristiques des bulles technologiques précédentes, et d’en tirer une série de conditions que remplit la hype actuelle, donnant ainsi plus de robustesse à la thèse d’une bulle en voie d’éclater. Le chercheur analyse la morphologie de cinq bulles ayant éclaté depuis les années 1990, tout en en extrayant les invariants. Il commence par rappeler ce qu’est, grossièrement, une bulle : un phénomène de croissance insoutenable dans la valorisation d’actifs numériques, dirigé par des investissements spéculatifs qui deviennent excessivement élevés par rapport à leur valeur réelle ou à leur potentiel de rentabilité à long terme. La situation aboutit généralement à un crash qui permet de corriger le marché, et à une baisse importante du prix des actifs suscitant des pertes importantes pour les investisseurs, mais aussi des faillites destructrices. Les bulles qui éclatent peuvent toutefois stimuler l’innovation sur un temps plus long, voire faciliter l’émergence de nouvelles technologies. 

Plus en détail, la présence d’une bulle peut être résumée en quatre étapes : 1) une inflation de la valorisation d’entreprise décorrélée des métriques financières comme le ROI, 2) une augmentation du nombre d’entrées en bourse et de levées de fonds, souvent motivées par la peur de manquer une opportunité (FOMO), 3) le tout intervenant dans un contexte de régulation faible 4) et s’accompagnant d’une hype importante (un enthousiasme de principe, à la fois dans le public et dans les médias).

Cinq bulles technologiques

Dans l’idée de montrer pourquoi l’histoire se répète, Luciano Floridi revient sur cinq précédentes bulles technologiques présentées chronologiquement.

La bulle Dot-Com d’abord, (à laquelle on doit l’application du terme « bulle » au domaine technologique) se forme dans les années 1990, en lien avec une croissance rapide des marchés boursiers dans un monde qui se connecte de toutes parts à internet. Les entreprises qui sont alors nombreuses à affubler leurs noms d’un « .com », sont financées, souvent à l’excès. Les valorisations dépassent de loin la réalité économique : c’est la course aux parts de marché, faute de rentabilité. Au début de l’année 2000, la bulle éclate. Le NASDAQ tombe de 78 % par rapport à son pic, les faillites s’enchaînent. Floridi en tire plusieurs enseignements : les modèles d’affaires doivent être soutenables, la profitabilité n’est pas une option (on ne peut pas ignorer les métriques de base, comme le ROI) et enfin, les technologies doivent être évaluées avant d’être financées.

L’essor d’internet et des téléphones portables conduit à une autre bulle dans le domaine des télécommunications : la Bulle Telecom. Des entreprises comme Global Crossing and WorldCom s’endettent pour bâtir les infrastructures numériques (la fibre, par exemple) – en lien avec la Bulle Dot-Com, qui anticipait une croissance des usages ultra-optimiste. Ce surinvestissement génère de la dette. Global Crossing, malgré ses 47 milliards de valorisation boursière, s’effondre. WorldCom aussi, empêtrée dans les scandales

Les projections optimistes génèrent des sur-investissements risqués. La croissance financière, analyse Floridi, doit s’opérer avec prudence dans le cadre d’une gouvernance d’entreprise robuste.

Une bulle technologique explose également en Chine autour de 2015, alors que ses géants du numérique (Alibaba, Tencent, etc.) connaissent une croissance vertigineuse, accompagnée par celle de ChiNext index, qui finit également par plonger de 40 % en quelques semaines. Principalement basée sur des fonds publics qui encouragent l’investissement, notamment par le crédit, dans le secteur technologique. Les marchés émergents sont volatiles, rappelle Floridi, et l’action du secteur public produit une distorsion des marchés qui peut flouter la réalité économique.

Principalement orientée autour de la valorisation du Bitcoin, la bulle (ou plutôt les bulles) des cryptoactifs éclate après un pic en 2017 (le Bitcoin passe de 20 000 dollars en 2017 à 3000 dollars en 2018. De nombreux autres cryptoactifs perdent jusqu’à 90 % de leur valeur. Beaucoup sont  « re-markétés » par l’ajout de la technologie  « blockchain », ce qui ne freine qu’à la marge la dégringolade. Les cryptoactifs ont gagné en stabilité, écrit Floridi, mais plusieurs leçons peuvent être toutefois tirées de cet épisode : les marchés non régulés sont volatiles, il est utile de comprendre à quoi servent les technologies avant de les financer, la  « culture fanatique » autour d’investissements de ce type rendent imprévisibles les fluctuations de prix. 

Suite à l’épisode de la Covid-19, des investissements massifs interviennent pour soutenir une économie dématérialisée basée notamment sur l’essor du travail à distance. Cela conduit à une dernière bulle analysée par le philosophe, le  « Tech stock bubble ». Des entreprises comme Peloton ou Zoom atteignent des sommets en termes de valorisation record (+ 500 % entre février et octobre 2020 dans le cas de Zoom). La correction intervient mi-2021, quand bien même certaines de ces entreprises continuent de performer dans un monde post-Covid qui a, de fait, muté. Floridi invite à se méfier des valorisations à court et long terme et, incidemment, de l’excès d’optimisme durant des périodes de changement.

Le tout est résumé en un tableau synoptique

Des caractéristiques communes à toutes les bulles technologiques

Les bulles technologiques décrites par Floridi diffèrent à de multiples points de vue : échelle, rapidité, impact, etc. La Bulle Dot-Com par exemple, mobilise avant tout des acteurs institutionnels, contrairement à la bulle des cryptoactifs qui a plutôt impliqué des particuliers. Pour autant, une série de caractéristiques communes ressortent de cette comparaison : 

  • Il y a toujours au centre une technologie « disruptive », aux promesses vertigineuses et dont on pense qu’elle a le potentiel de révolutionner l’industrie.
  • La spéculation financière dépasse la réalité économique, laissant de côté l’utilité de la technologie à long terme et sa rentabilité réelle.
  • Les métriques économiques et financières classiques sont écartées au profit de mesures  moins fiables (taille des modèles).
  • Depuis la bulle des cryptoactifs, l’implication des particuliers est devenue significative, et souvent basée sur la peur de « rater le coche » (FOMO).
  • Les régulations peinent à tenir la cadence. 

Dès lors, la hype actuelle autour de l’IA pourrait signifier que nous sommes face à une nouvelle bulle, citons l’auteur par souci de synthèse : « Les avancées rapides dans le domaine de l’IA, en particulier dans l’apprentissage automatique, l’apprentissage profond et les modèles de langage (ou, pour être plus précis, les modèles fondamentaux), ont suscité un engouement, des investissements et une attention médiatique croissants, se renforçant mutuellement et rappelant les bulles technologiques précédentes. »

La sortie de ChatGPT fin 2022 a accentué ce phénomène et enflammé les projections de croissance. Floridi revient sur chacune des caractéristiques communes précédemment citées. D’abord, on retrouve bien une technologie prétendument révolutionnaire, au centre de l’attention. Les mêmes promesses de transformation des industries (finance, santé, transport, etc.) sont avancées avec l’IA, comme elles le furent lors de la bulle Dot-Com, avec la blockchain voire les cryptoactifs. L’IA a eu des « étés » et des « hivers » (c’est-à-dire des périodes plus ou moins fastes scientifiquement), mais ceux-ci furent justement, plus en lien avec la science qu’avec l’économie. Aussi lors du dernier été – dans lequel nous serions encore – les investissements ont certes explosé mais se basent encore largement sur des potentialités plus que des réalités : en matière de conduite autonome, ou d’équivalence homme/machine, nous restons dans le domaine de l’attente. Pour ne garder qu’un seul exemple : en juillet 2024, OpenAI avait brûlé 8,5 milliards de dollars, et sa dette pourrait s’élever à 5 milliards de dollars. Les caractéristiques communes à toutes les bulles sont dès lors, réunies, avance Floridi : 

  • Les métriques classiques (ROI, EBIDTA) sont laissées de côté, au profit de mesures décorrélées de toute réalité économique comme par exemple, la taille des modèles (pour les grands modèles de langage), ou encore la capacité à se doter de compétences spécifiques en IA via les recrutements.
  • À l’instar de la bulle des cryptoactifs, la bulle de l’IA mobilise des investissements de particuliers. La peur de rater la “next big thing” conduit de nombreux individus à dépenser sans connaître ni le fonctionnement ni le réel potentiel des technologies, faisant ressembler cette économie à un pari en ligne. 
  • La régulation peine à soutenir le rythme de développement de l’IA. Les questions éthiques surgissent à de nombreux endroits (biais, « hallucinations » des modèles de langage, transformation du travail), mais les questions légales sont loin d’être résolues. L’IA Act européen vient à peine d’être promulgué, alors que certains Etats américains (comme le Colorado ou le Connecticut) régulent à leur niveau, faute de décisions fédérales conséquentes. L’environnement juridique est donc toujours propice à la spéculation et aux manipulations de marché. 

D’autres caractéristiques communes sont détaillées par le chercheur, renforçant l’idée que nous avons affaire à une bulle. Par exemple, de nombreuses entreprises s’empressent d’adopter l’IA – comme furent nombreuses celles qui s’empressaient d’ajouter « .com” à leurs noms dans les années 1990. La puissance des modèles déployées est souvent exagérée. Luciano Floridi, spécialiste reconnue en matière d’éthique de l’intelligence artificielle, se moque gentiment : « Parmi les universitaires, à un moment donné, nous plaisantions en disant que plus personne ne faisait de l’éthique ; nous faisions tous de la « deep éthique », tout comme les entreprises avaient toutes basculé vers le “deep learning ». »

Enfin, de nombreuses entreprises ont atteint des valorisations boursières importantes, jusqu’à devenir des « licornes » (signifiant une valorisation au-dessus du milliard) sans pour autant avoir débloqué un modèle d’affaires stable. Les salaires des ingénieurs en IA ont augmenté démesurément, jusqu’au million de dollars à l’année, ce qui demeure difficilement soutenable sur le long terme pour la plupart des acteurs de l’IA. Quant à la presse, une partie suit aveuglément les promesses des industriels et cultive le sensationnalisme. 

Floridi conclut simplement, et sans nier le caractère transformateur de l’IA : toutes ces ressemblances signalent la très probable présence d’une bulle technologique. Cela devrait inviter à une certaine prudence. L’électricité, rappelle-t-il, a mis une trentaine d’années pour passer à l’échelle : l’IA prendra moins de temps mais c’est une question d’années, pas de mois. Il est dans la nature des bulles d’exploser avec fracas : comment faire pour en minimiser l’impact et atténuer la courbe qui descend depuis la hype, comme sur le schéma bien connu du cabinet Gartner ?

Pistes pour atténuer les secousses de l’explosion

Le philosophe lance plusieurs pistes. Il s’agirait en premier lieu de comprendre que nous avons affaire à une bulle, et se concentrer sur les modèles d’affaires rentables, les applications réelles de l’IA. C’est-à-dire se concentrer sur les endroits où ces technologies résolvent de véritables problèmes ! Il convient également de prioriser le long-terme (et donc penser en années, et pas en mois), ce qui permettrait également d’intégrer plus efficacement les questions éthiques, légales et environnementales, qui ne s’évaporeront pas soudainement. Floridi invite enfin à valoriser une régulation capable de tenir le rythme, arguant que c’est là une bonne manière d’ouvrir la voie à une « bonne » innovation qui a besoin de clarté et de certitudes. Enfin, la sphère médiatique doit faire sa mue, et aborder correctement les développements en cours, loin du sensationnalisme. 

Et de conclure : « La révolution agricole a mis des millénaires à dévoiler son plein impact ; la révolution industrielle a pris des siècles. La révolution numérique pourrait prendre des décennies. C’est encore une période plus longue que celle que de nombreux “évangélistes” tendent à populariser (…) Nous devons nous rappeler que la création de valeur ne vient pas de l’engouement ou de la spéculation, mais du développement de technologies qui résolvent des problèmes concrets et améliorent la vie des gens et leur environnement. »

Image en tête d’article : Yutong Liu & Kingston School of Art / Better Images of AI / Talking to AI 2.0 / CC-BY 4.0

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