Pris dans la toile. De l’utopie d’internet au capitalisme numérique (Le Seuil, 2025) est un essai panoramique qu’offre Sébastien Broca, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la Communication à l’Université Paris 8. Une socio-histoire ramassée des quelques décennies passées dans les domaines du numérique et des réseaux sociaux, en France et aux États-Unis. L’ouvrage brasse large : depuis les utopies déçues d’un internet renforçant la démocratie (par principe) jusqu’aux désillusions patentes devant l’inexorable montée des discours de haine et de l’extrême droite en ligne. Les nombreux débats sur la liberté d’expression, la place des monopoles, les questions juridiques ou relatives à la place des communs numériques sont successivement traités en détail. L’originalité est toutefois à trouver ailleurs, dans l’angle bien particulier de l’auteur qui s’intéresse à la dialectique permanente entre les mouvements présentant le numérique comme émancipateur, et les critiques – internes ou externes – qui contribuent à en dévier le cours. Il en ressort un schéma plus complexe que ce que donnent à voir les analyses paresseuses des positions des uns et des autres : Broca montre que les liens entre les grandes entreprises numériques et leurs critiques (ou alternatives) entretiennent une relation à la fois ambivalente et symbiotique. Les grandes tensions à l’œuvre s’opérant suivant plusieurs lignes de fracture : « la critique conservatrice, la critique libérale, la critique sociale et la critique écologiste » (p. 19).
L’auteur s’intéresse tout d’abord aux entrelacements entre différentes organisations de défense des droits et des libertés publiques, comme l’Electronic Frontier Foundation (EFF), et les débats portant sur la liberté d’expression – celle notamment, des réseaux sociaux numériques à l’aune de la Section 230 qui en 1996, protège les plateformes en ligne de toute responsabilité juridique pour les contenus publiés par leurs utilisateurs. Celle-ci « marque un jalon décisif dans l’alliance de fait entre la Silicon Valley et certains militants des libertés en ligne. » (p. 30). Si le débat est plus complexe en France, une direction analogue est prise à la fin des années 2000, avec la Loi pour la confiance dans l’économie numérique, également sous les revendications des défenseurs des libertés en ligne. L’auteur poursuit sur la plus récente « instrumentalisation néolibérale du Premier amendement » (p. 47) aux États-Unis, qui semble désormais conférer aux plateformes une liberté totale sans responsabilités. Là encore, « les garants des libertés numériques ont noué une alliance de fait avec les entreprises technologiques » (p. 51) en refusant de considérer les réseaux sociaux comme des médias. Devant l’échec de ces positions et au regard des revirements très conservateurs de plateformes telles que Twitter (racheté par Elon Musk en 2022), des critiques ont décalé leurs propositions, arguant que la question des protocoles et de l’interopérabilité (soit la capacité d’utiliser ses données sur plusieurs plateformes) devrait permettre, en forçant la décentralisation, d’accroître la liberté d’expression. C’est également la position tenue par La Quadrature du net dès les années 2010, même si entre temps, une proposition de statut intermédiaire aux plates-formes (celui « d’afficheur ») avait été proposé (un régime spécifique entre celui d’hébergeur et d’éditeur, position qui sera par ailleurs défendue par des Républicains aux USA 10 ans plus tard). Le monde des communs, rappelle Broca, n’échappe pas non plus à ces débats internes qui illustrent des lignes de fractures plus complexes qu’une simple opposition entre Big Tech et organisations de défense des libertés. Le sursaut européen s’intensifie bien sûr, au détour des années 2015. En 2016, la Commission somme Apple de rembourser 13 milliards à l’État irlandais pour des raisons fiscales, s’en suivent toute une série d’autres amendes qui demeurent toutefois « dérisoires ». Les nouveaux règlements (DSA, DMA) enfoncent le clou mais demeurent toutefois difficiles à appliquer : « la chose qui à le plus changé est sans doute le discours des élites européennes » (p.128), écrit Broca, avant de décrire l’ambivalence du Vieux Continent à l’égard d’un modèle issu de la Silicon Valley dont il n’est jamais clair politiquement, s’il faut le suivre ou le dénoncer. Les parties suivantes du livre abordent de manière tout aussi informée la question de l’instrumentalisation du libre et autres débats relatifs à la protection de la vie privée.
Broca décrit ensuite en détail l’ensemble des critiques faites à l’économie numérique et à l’IA, qu’elles soient internes ou externes. Les phénomènes des « repentis » de la tech (ex-cadres s’étant reconvertis dans la critiques des technologies auxquels ils ont contribué) et autres « risques existentiels » de l’IA prennent ainsi la lumière médiatique dans la seconde moitié des années 2010, rappelle l’auteur. Depuis le label « Time well spent » de Tristan Harris (ex-Google), beaucoup parmi ces repentis « mettent en scène la culpabilité et la vertu retrouvée » (p. 179) – je ne peux qu’abonder. C’est aussi à ce moment qu’apparaît la thèse de Shoshana Zuboff sur le « capitalisme de surveillance » qui pour l’auteur, rejoint les discours des repentis qui « exagèrent la nouveauté de la situation contemporaine » (p.183). Dans sa ligne de mire, les discours grandiloquents consistant à avancer que les données permettent de « manipuler les individus ». De la même manière, il rappelle que les alertes concernant les « risques existentiels » de l’IA émanent principalement de l’intérieur des Big tech, portées par des insiders autorisés qui in fine, crédibilisent « les projections hyperboliques des entreprises » (p. 187). D’autres approches pourtant, dont celle de la chercheuse Timnit Gebru, font état de risques de discriminations réelles produites par certains algorithmes, loin des récits sidérants des risques existentiels et surtout, attestées par la recherche académique. Ce contre discours installe l’idée qu’une partie des critiques relève de la « criti-hype » (formule empruntée à L.Vinsel qui désigne par là une spectacularisation des critiques de l’IA, le plus souvent sans preuves).
Dans une dernière partie du livre, celle qui m’a le plus intéressé à titre personnel, l’auteur dresse un panorama des technocritiques, depuis les sphères néoluddites tendance anarcho-primitivistes qui émergent à la fin des années 1990 aux États-Unis – sans autre succès que médiatique – et connaissent un nouvel essor dans la séquence plus contemporaine. En France, le mouvement anti-industriel s’ancre dans les écrits fondateurs de certains penseurs des techniques (dont Jacques Ellul) dès les années 1950 et se pérennise à travers toute une série d’auteurs et maisons d’éditions (telles que L’Encyclopédie des nuisances, La Lenteur et également le journal La Décroissance à partir des années 2000) jusqu’aux temps présents. Les positions conservatrices du groupe Pièces et main d’œuvre (PMO) sont ainsi auscultées, notamment concernant la PMA et la GPA, et Broca ne manque pas d’insister sur les désaccords qu’elles produisent avec les mouvements de gauche, tout en peinant à les qualifier de réactionnaires. Si d’autres débats récents sont également traités (digital labour, impact environnemental du numérique), on regrettera toutefois ici l’absence dans la cartographie des mouvements technocritiques qui axent leur revendication sur le manque de démocratie technique – dont beaucoup ont clairement émergé lors des controverses portant sur la 5G, donnant lieu à de nombreuses conférences citoyennes locales ainsi qu’à toute une série de réflexions quant à leurs avantages et limites.
En tout état de cause, c’est un travail extrêmement rigoureux et précieux qu’a produit Sébastien Broca, uniquement basé sur des faits et qui a l’avantage de la nuance : à ma connaissance, peu d’ouvrages ont réussi ce tour de force de démontrer précisément la nature des champs de force entre promoteurs et critiques des technologies. À lire absolument.
Sébastien Broca, Pris dans la toile. De l’utopie d’internet au capitalisme numérique, Le Seuil, 2025, 278 pages.