François Roddier est astrophysicien, il est connu pour ses travaux qui ont permis de compenser l’effet des turbulences atmosphériques lors de l’observation des astres. Né en 1936, le scientifique ne s’est pas arrêté aux étoiles, depuis des années maintenant, il s’intéresse à la biologie et à l’évolution, d’où cet ambitieux ouvrage Thermodynamique de l’évolution : un essai de thermo-bio-sociologie où il ne tente rien de moins que d’expliquer les causes de tout, à commencer par la vie et l’évolution.
Les ouvrages qui donnent réellement le vertige ne courent pas les rues. Dans le genre, David Deutsch avec Le commencement de l’infini, touchait aux question existentielles de notre espèce à grand coups de physique quantique, affirmant que l’avenir serait ponctué de « bonnes explications » ou ne serait pas. En filigrane, le physicien promettait l’abondance d’un monde aussi illimité que l’étendu de nos idées. François Roddier de son côté, relève le pari inverse. En deux cent pages à peine, il rappelle que les lois du vivant et les lois de la physique relèvent des mêmes mécanismes thermodynamiques, et sont donc confrontés aux mêmes limites que ceux-ci. Pour le dire autrement : « les processus de dissipation d’énergie sont les mêmes de la physique à la biologie ou la sociologie, mais ils deviennent de plus en plus difficiles à identifier quand on passe des sciences dures aux sciences molles. » Il s’ensuit que les agitations humaines, comme celles de la matière dont nous sommes faits, proviennent des mêmes lois, ce qui revient peu ou prou à unifier la science, la cosmologie et les sciences humaines. En voilà un programme ! Qu’on se rassure, dès la préface, l’astrophysicien Roger-Maurice Bonnet nous alerte d’un certain nombre de critiques : réductionnisme à outrance, peu de cas fait aux dynamiques de l’Histoire (par exemple dans sa lecture marxiste) ou encore cette tendance à mettre derrière « sciences sociales » toute l’histoire sans nuance. Pour autant, la thèse est vibrante par ses airs de « théorie du grand tout », et on se laisse séduire. Mais avant de nous plonger dans cet étrange ouvrage, autorisons nous quelques définitions.
Thermodynamique, entropie et structures dissipatrices
Il convient dans un premier temps de comprendre pourquoi on parle de thermodynamique, cette « science de la chaleur et des machines thermiques » ou « science des grands systèmes en équilibre ». Prenons un exemple simple : une bouilloire à eau. Lorsque l’eau refroidit, l’énergie qui a permis de la chauffer ne peut pas être rendue (en tout cas pas entièrement) car elle a été transformée en chaleur, on parle alors de « dissipation d’énergie ». Ce petit surplus d’énergie dissipée a conduit le français Nicolas Léonard Sadi Carnot à fonder une nouvelle science : la thermodynamique. Celle-ci repose sur trois lois. La première loi dit que l’énergie se conserve (rien ne se perd, rien ne se crée). Deuxième loi : l’énergie se dissipe (tend à se transformer irréversiblement en chaleur). Troisième loi (émise par Roddier lui-même) : l’énergie se dissipe le plus vite possible, compte tenu des contraintes. L’énergie perdue est aussi appelée « entropie » (ce qui revient à dire que l’entropie est tout simplement la mesure de ce qu’on perd : quand elle augmente, on perd de l’énergie). C’est finalement la seule certitude dans l’univers : un verre cassé ne se reconstitue pas (disons que c’est très peu probable) car le temps est irréversible, c’est pour cela qu’on dit de la thermodynamique qu’elle est la science de l’évolution. On dit aussi que l’entropie est synonyme de désordre, corollaire : l’inverse de l’entropie est l’information (l’ordre, ce qui organise), nous a appris Claude Elwood Shannon, un des pères de la théorie de l’information.
Poursuivons. Dans un système fermé (par exemple : un récipient étanche), ce qu’on appelle l’équilibre thermodynamique est atteint lorsqu’il n’y a plus de différence de température ou chimique : si vous versez de l’eau froide et de l’eau chaude dans un récipient, la température finira par se stabiliser. A l’échelle de l’univers, cet état stable équivaudrait à un état de mort (toutes les différences s’estompent, plus rien ne bouge, plus rien ne vit). On s’est d’ailleurs longtemps demandé pourquoi la vie serait apparue dans un univers tendant vers l’équilibre : logiquement, nous ne devrions même pas y exister. Nous connaissons depuis quelques années la réponse : l’univers n’est pas un système fermé, il est en expansion, il est ouvert. Roddier défend alors cette idée centrale : la vie, comme l’univers lui-même, existe pour dissiper de l’énergie. Elle résulterait des lois de la thermodynamique et nous les humains serions (tout à fait inconsciemment) des « structures dissipatrices ». Pour faire court : nous augmentons notre dissipation d’énergie, et diminuons notre entropie interne (nous nous auto-organisons) en évacuant de l’entropie vers l’extérieur (on pourrait parler de déjection, de défaut d’information ou encore tout simplement de pollution). L’auteur ajoute au passage que nous sommes, à notre manière, bien plus efficaces que l’univers lui-même pour dissiper l’énergie : « Il est impressionnant de constater qu’un être humain dissipe par unité de masse dix mille fois plus d’énergie que le soleil. » Diminuer son entropie, c’est donc augmenter l’ordre (comme le fait par exemple un « ordinateur » – les Français ont compris depuis bien longtemps le rapport entre l’ordre et l’information – qui organise en chauffant). En résumé, voilà ce que fait la vie, elle importe de l’information et exporte de l’entropie, et ce de deux manières : « en augmentant le nombre d’être vivants ou en faisant croître leur mémoire ». Si l’on passe de la thermodynamique à la vie, on peut aller plus loin, jusqu’à la biologie dans toute sa complexité, la sociologie, l’explication des aléas humains à travers l’histoire… C’est l’exercice auquel se prête Roddier dans la suite de son ouvrage.
L’histoire, c’est de la thermodynamique
L’ouvrage peut se résumer en deux thèses : d’une part les mouvements de crise dans l’histoire humaine sont consubstantiels à ses fondements thermodynamiques. Si nous ne comprenons pas bien les lois qui les régissent, il est normal que nous subissions guerres et autres effondrements civilisationnels. D’autre part, si « la vie » évolue génétiquement pour maximiser la dissipation d’énergie, l’homme lui, n’est plus tributaire de sa seule évolution génétique mais bien de sa culture. Notre évolution est devenue culturelle (la question reste tout de même, fallait-il en passer par la thermodynamique pour arriver à ce constat qui est loin d’être le scoop du siècle).
Reprenons sur les mouvements de l’histoire. Roddier propose ici quelques analogies. En mécanique par exemple, un petit mouvement peu produire une bifurcation, un peu comme si l’on poussait une balle placée au sommet d’un col : l’énergie qui se libère quand elle tombe est considérable, bien plus que la poussée initiale. Il en va de même des mécanismes d’aimantation et au niveau du vivant : les spins d’un matériau ferromagnétique engendrent des avalanches de retournement de spins (ce qui produit un renversement d’aimantation, Roddier fait une analogie avec le monde social : « on parle de retournement d’opinions comme on parle de retournement de spins »). On parle aussi de modèle d’Ising, qui modélise différents phénomènes dans lesquels des effets collectifs sont produits par des interactions locales entre particules à deux états. Enfin, les bactéries font de même en imitant leurs voisines, ce qui engendre des avalanches de signaux moléculaires. Sans entrer dans les détails techniques (expliqués avec beaucoup de pédagogie dans l’ouvrage), on retiendra juste que pour Roddier, les activités humaines suivent également ces différents modèles. La formation des villes par exemple, obéit à une loi de puissance qui correspondant au domaine d’Ising : c’est une avalanche d’événements tout à fait comparables aux avalanches de spins. Le problème réside dans le danger amené par la production trop importante d’entropie par les sociétés humaines, celles-ci ponctionnent les ressources de la planète, menaçant ainsi la biosphère et leurs propres vies. Quand les sociétés humaines s’auto-organisent, elles deviennent capables de mémoriser de plus en plus d’information (inverse de l’entropie, donc inverse de la dissipation d’énergie, vous suivez ?), mais le coût de cette information finit par ne plus être intéressant : « les civilisations s’effondrent lorsque le coût qu’elles payent pour l’information scientifique et technique devient trop élevé. » C’est notre cas actuellement, et cela se matérialise par la limite des ressources, les effondrements culturels ou encore relatifs à l’éducation. Roddier explique par exemple que lorsqu’une population d’oiseaux devient trop nombreuse et épuise ses ressources, elle n’éduque plus sa progéniture, il n’en faut pas plus pour questionner certains systèmes éducatifs humains : « Lire, écrire, compter sont devenus des savoirs d’un autre âge. Nous sommes devenus entièrement dépendant de la technique. »
Culture, mémétique et vitesse
C’est là que la thèse de Roddier peut être utile. En expliquant que les mécanismes de l’évolution ne sont pas que biologiques mais dépendants des lois de la thermodynamique, il décentre l’humain qu’on suppose encore libre et non-déterminé, c’est une petite révolution copernicienne. Rien de forcément nouveau cependant, on sait au moins depuis Spinoza qu’il n’y a pas de barrière de substance entre l’inorganique et le vivant, ni entre le vivant non humain et l’humain. La vie n’est qu’une question de degré. A cet effet, le biologiste Henri Atlan rappelle que certains corps, « moins complexe que le corps humain, sont moins aptes à agir sur les corps extérieurs et leurs esprits moins aptes à percevoir les choses. » Autrement dit, nous faisons partie de l’univers et en tant que tels, il n’est pas si surprenant d’admettre que nous suivions ses lois. Cependant, la méconnaissance de ces lois nous pousse à littéralement gaspiller l’énergie (augmenter l’entropie), créant ainsi de violentes ruptures qui demandent des adaptations de plus en plus rapides : « plus un organisme dissipe d’énergie, plus son environnement évolue, et plus vite il doit se réadapter. » En d’autres termes, tout va plus vite et nous nous retrouvons dans la situation parfaitement décrite par la Reine Rouge (dans De l’autre côté du miroir, le deuxième volet d’Alice au pays des merveilles), à « courir de plus en plus vite pour que tout reste en place. ». Roddier rapproche cette situation des « équilibre ponctués » de Stephen Jay Gould, lequel avance que l’évolution comprend de longues périodes d’équilibre, ou quasi-équilibre, ponctuées de brèves périodes de changements importants comme les extinctions.
Or si l’homme doit évoluer plus vite, il ne peut plus compter sur ses gènes car son évolution est devenue culturelle. François Roddier rappelle, après Dawkins et Dennet, que les gènes sont devenus des « mèmes », c’est-à-dire des éléments culturels reconnaissables, répliqués et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus (comme les nuées d’oiseaux ou de poissons). Pour le dire simplement, les mèmes réduisent les humains à des emballages « au service de leurs gènes » et de leur réplication dans le temps. Il n’en faut pas plus pour affirmer que le code génétique et le « code mémétique » sont un seul et même processus qui « consiste à mémoriser et reproduire l’information liée à l’environnement ». Pour donner un exemple : le cri poussé par un oiseau pour prévenir de la venue d’un prédateur relève du culturel car l’évolution génétique ne favorise pas les comportements nuisibles à l’individu (qui risque sa vie à ce moment). Cette coopération pour le groupe est culturelle (en l’occurrence, on dit qu’elle est altruiste, mais elle pourrait aussi être symbiotique, à la manière du champignon qui s’unit à une algue unicellulaire pour composer un nouvel organisme : le lichen). Il en irait de même à l’échelle humaine, à l’exception que nous coopérons ou nous entretuons non plus pour des raisons génétiques mais culturelles. Roddier précise : « de même qu’en biologie il y a des proies et des prédateurs, de même sont apparues des civilisations proies et des civilisations prédatrices. » Une affirmation coup de poing puisque si la guerre est à ce point naturelle et inscrite dans les lois de l’univers, peu de cas est fait au politique comme mode de régulation des conflits (et il serait facile de tomber dans un relativisme absolu sous la forme de « c’est notre destin »). Pour soutenir cette idée, Roddier s’appuie sur les types de familles développées par Emmanuel Todd (des profils culturels dont les rapports entre parents et enfants diffèrent, notamment en ce qui concerne l’héritage). Ce sont là les illustrations de la thèse de Roddier selon laquelle la culture est la continuation des gènes par d’autres moyens : les types de familles de Todd sont des profils mémétiques qui peuvent entrer en compétition les uns avec les autres. Par ailleurs, l’auteur passe un certain nombre de pages à littéralement refaire l’histoire humaine au regard des lois de la thermodynamique, la croissance de l’Empire Romain pouvant être considérée comme un immense modèle d’Ising culturel (c’est-à-dire un moment magnétique majeur). Il en irait de même des empires coloniaux ou du bloc soviétique. Toutes les civilisations évolueraient selon ce rythme.
Applications pratiques
Suite à ces quelques développements, nous commençons à percevoir quelques principes simples. Le « but » de l’univers (je mets des guillemets pour éviter d’y placer toute forme d’intentionnalité) est de dissiper de l’énergie. Les hommes sont eux-mêmes des structures dissipatrices. Dans leur évolution, ils se comportent culturellement comme les bactéries le font génétiquement, en coopérant ou en entrant dans des rapports de compétition. L’évolution allant de plus en plus vite, les rupture seront inévitables et leur fréquence inversement proportionnelle à leur puissance. Par conséquent, un état non-soutenable comme celui auquel nous sommes confrontés aujourd’hui (et dont nous sommes responsable, sauf à penser que c’est de la faute de la seule thermodynamique) nous condamne à une bifurcation, laquelle devrait mener à un équilibre plus stable. En effet, pour Roddier, l’humanité est dans une phase de transition, ce qui revient à affirmer qu’elle n’est pas dans son état normal. Ce qui pose deux questions : combien de temps va durer cet état transitoire ? A quoi ressemblera l’humanité une fois dans son état stable ?
Pour répondre à ces questions, François Roddier se prête en fin d’ouvrage à un exercice prospectif. Ce n’est pas dans les viscères ni les boules de cristal qu’il lit l’avenir, mais bien dans les lois de la thermodynamique, de nouveau. L’auteur rappelle le contexte dans lequel nous évoluons : l’humanité évolue trop vite pour être en mesure de s’adapter à son propre changement : « on ne sait plus quel savoir transmettre. Le système scolaire s’effondre. Les jeunes sont au chômage, ceux qui ont encore un emploi courent toujours plus vite pour rester sur place. » C’est la crise de la culture telle que formulée par Hannah Arendt, nous dit l’auteur. Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa en arrivait plus ou moins au même constant : « A cause de la rapidité de l’économie ou des progrès technologiques, les lois qui exigent un certain temps de réflexion, de débat, de préparation devient obsolètes avant d’être effectives » (on reconnaît bien là le climat de disruption très plébiscité dans certains milieux économiques). De son côté « La société passe plus de temps à se restructurer qu’à progresser », les entreprises qui stagnent meurent, celles qui courent stagnent, et celles qui courent plus vite résistent. Cette situation est bien connue des différents acteurs en position de pouvoir sur la planète, mais ils souffrent tous du dilemme du prisonnier : consentir à un changement de cap (par exemple, la décroissance) n’est pas intéressant si tous les humains ne collaborent pas en même temps à cet effort, ce serait se condamner par avance. Personne n’ose franchir le pas (comme en témoignent les diverses réglementations relatives au dérèglement climatique, notamment la limite des deux degrés à ne pas dépasser, une promesse qui n’est pas faite pour être tenue). Pour collaborer, il faut de la confiance et surtout, de l’information, ce dont les humains manquent aujourd’hui.
N’y allons pas par quatre chemins : l’avenir de l’humanité prendra probablement la voie de l’effondrement (même si Roddier ne prend pas la peine d’expliquer en quoi exactement il consisterait, sinon un ralentissement généralisé produit par l’excès d’entropie). En tout état de cause, une élite souhaitant conserver ses privilèges pourrait conduire à l’établissement de pouvoirs de moins en moins démocratiques. Les scénarios de Roddier font vaguement penser à l’épilogue du Choc des civilisations d’Huntington (cependant, force est de constater que certaines figures de la Silicon Valley comme Peter Thiel sont tout à fait à l’aise avec l’idée d’achever la démocratie, ce qui va plutôt dans le sens de l’auteur). Nous pouvons donc nous attendre à voir de grandes structures éclater (Etats, communautés) au profit de plus petites, comme les arbres ont été remplacés par une végétation basse, les dinosaures par des mammifères (nous n’avons toujours pas quitté le champ métaphorique). Ces reconfigurations ne sont rien d’autre que la nouvelle manifestation d’un système qui tente de trouver un nouvel optimum pour dissiper l’énergie plus efficacement. Pour Roddier, l’effondrement pourrait aussi reconfigurer les rapports sociaux en promouvant la solidarité et le local, le tout dans une forme de sobriété heureuse à mettre sur le compte de la diminution des ressources carbonées. Cependant, on pourra toujours compter sur les réseaux internets, structurellement résilients. Ils pourraient servir de supports à une collaboration mondiale, une monnaie globale et des règles communes (Roddier choisit pour sa part, « liberté, égalité, fraternité »). Cette utopie est justifiée par l’essor d’une humanité ayant bien en tête l’intérêt supérieur – également celui de la biosphère – puisqu’ayant été victime de l’effondrement passé. Une humanité éclairée, adulte. En somme, une futurologie intéressante puisqu’elle ne vient pas, comme c’est souvent le cas, servir une idéologie conquérante mais plutôt une nouvelle forme de vivre ensemble. Le tout reposant non pas sur la technologie comme fin, mais sur la connaissance du monde, ce qui est très différent.
La thermodynamique est-elle la science du futur ?
L’ouvrage de François Roddier est à plusieurs égards intéressant. Il offre une grille d’analyse originale pour penser l’homme plus qu’une vision d’avenir à la sauce programme politique déguisé sous la science. Roddier n’est pas un apprenti sorcier et répète suffisamment que l’humanité, en tant qu’elle est auto-organisée, demeure grandement imprévisible, ce qui laisse le futur ouvert. Les seules certitudes seraient celles de l’augmentation de l’entropie et les limites de notre planète, c’est pour cette raison que l’auteur plébiscite l’énergie solaire – infinie – dont on peut rejeter le surplus dans l’espace qui est assez vaste pour les recevoir sans en être troublé (il ne précise pas cependant que pour capter et / ou stocker de l’énergie solaire, il faut aussi des ressources et des batteries, et que cette énergie est absolument sporadique : il n’y a pas de soleil la nuit. Si le soleil n’envoie pas de facture, cela n’en fait pas une « énergie infinie » pour autant). Mais reconnaissons la grande capacité qu’à l’ouvrage à rappeler qu’il n’y a pas de place pour la physique dans notre système économique, ce qui n’est pas rien. Il rejoint d’une certain manière les thèses de Jean-Marc Jancovici qui rappelle que les flux physiques « créent l’économie » (et son corollaire : « l’ économie ne pourra pas croître plus vite que l’approvisionnement énergétique. ») – les séries sur lesquelles Jancovici travaille sont d’ailleurs autrement plus convaincantes puisqu’elles tirent sur plusieurs centaines d’années et non pas sur une constellation d’événements éparses choisis au hasard de l’histoire humaine. Venons-en maintenant aux réserves qu’on pourrait avoir sur une telle thèse :
Une des limites réside dans une forme de déterminisme scientifique, à faire de l’histoire humaine une simple conséquence de principes scientifiques, on en viendrait à croire que l’homme n’est qu’une structure dissipatrice et rien de plus (la formulation, la vie existe « pour » dissiper de l’énergie à elle seule, est une téléologie qui en gênera beaucoup dans les champs des sciences et de la philosophie). Roddier expose une vision de l’évolution animée par des principes presque mécaniques (disons « bio-chimiques »), comme l’a fait Dawkins avant lui (Le gène égoïste, 1976). Nous sommes loin de Darwin, qui n’a jamais fait référence à ce genre de principes dans son oeuvre. L’appel à la mémétique de son côté, nous laisse avec de nombreux doutes : le parallèle entre gènes et mèmes mérite trop de nuances pour s’habiller d’une réelle solidité scientifique.
Et que dire alors de la culture ? Au service de la dissipation d’énergie. Les crises économiques ? D’inévitables manifestations de cycles mécaniques qui nous dépassent. L’avenir ? Potentiellement utopique mais seulement après une inévitable crise, dont on ne sait s’il faut la précipiter ou la prévenir (si elle est inévitable, à quoi bon ?). Le salut ? Il résiderait dans cette hypothétique symbiose mondiale dont il est permis de douter, quand bien même elle relèverait d’une « vérité scientifique ». Autant attendre le gouvernement mondial (disons, dans deux cent ans si tout se passe bien). La politique ? Une gestion de la machine à vapeur géante dont il faudrait maîtriser les phases de sommeil et de réveil. Les conflits culturels ? De simples différences génétiques prolongés dans la culture. Question : qui décidera quelle culture est optimale pour gérer une crise ou pour en sortir ? Faudra-t-il des experts en thermodynamique, une nouvelle forme de technocratie appliquée à la « science » des activités humaines ? Ou bien serait-ce une affaire de démocratie ? Si l’on admet que l’objet de l’humanité est de dissiper de l’énergie efficacement, à quel prix au juste peut-on en faire un programme politique, ou philosophique (quid de la vie bonne ?) ?. Passons sur le fait que l’unification « des sciences dures et des sciences molles » est un programme certes audacieux, mais pas toujours très pertinent. Après tout la linguisitique et le droit ne sont pas des sciences moins dures que la physique. Quant à la sociologie, elle ne peut prétendre à elle seule représenter « les sciences sociales ». Ces différentes questions, André Lebeau les résume parfaitement dans l’Enfermement planétaire : « Il n’est nullement assuré que la construction, pour les systèmes physiques, de modèles mathématiques de l’instabilité puisse être transposée à la société. »
Résultat, si l’auteur en appelle à une forme de décroissance et ce faisant, convaincra un certain nombre de militants, il n’est pas inutile de se demander dans quelle mesure sa vision mécaniste de l’histoire et les inévitables raccourcis qui s’y attachent n’iront pas nuire au propos. Après tout, l’histoire humaine est longue et variée; y trouver des analogies avec la thermodynamique (à la manière des spurious correlations) est plutôt trivial, ou tout du moins trop peu étayé dans l’ouvrage pour qu’on en soit totalement convaincu – ce qui ne veut pas dire que c’est faux. Comment penser l’exhaustivité de l’histoire au regard des lois énoncées par la thermodynamique ? Quelle granularité adopter dans le détail des comportements humains, si ceux-ci relèvent de ces lois ? Les thèses de Roddier présentent surtout un défi épistémologique… En attendant, l’écueil serait de suivre une nouvelle fois un programme politico-scientifique plutôt qu’une voie démocratique – qui dans le meilleur des cas amène les hommes à penser contre eux-mêmes et en faveur d’une forme d’intérêt général, aussi difficile soit-il à définir. En d’autres termes, François Roddier joue avec le futur et c’est justement le piège à éviter, Thermodynamique de l’évolution doit rester (et même devenir) un véritable ouvrage de sciences qui devra être approfondi et critiqué par d’autres scientifiques pour devenir opératoire dans les sciences sociales, en aucun cas il ne faudra en faire un manuel de futurologie.
// Vue la technicité du sujet, des erreurs se sont sans doute glissées dans le texte malgré mes recherches : n’hésitez pas à les signaler. //
Pour aller plus loin :
Le site internet de François Roddier (de nombreux billets apporteront des précisions à cet article) http://www.francois-roddier.fr/
Thermodynamique et évolution Francois roddier (19/09/2017), conférence sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=H7ErDjEOogg
La conférence de Christian Fauré, Thermodynamique de l’agile, qui se base sur l’ouvrage, sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=wh_OgOW_2nE
Merci beaucoup pour cet article : voilà un moment
que je cherchais un compte rendu du livre de François
Roddier insistant sur les limites de son approche.
Je dois avouer qu’étant de formation scientifique
les thèses avancées par Roddier m’ont parues
dans un premier temps très (trop?) séduisantes.
Mais je reste aussi gêné par cette volonté de tout
vouloir expliquer par la thermodynamique : j’avais
eu l’occasion de voir Roddier en conférence en avril
dernier, où il appliquait le modèle d’Ising tel quel
pour expliquer la diffusion du vote d’extrême droite
en France … un peu rapide à mon goût !
A titre personnel, je reproche notamment les points
suivants à son approche.
– L’approche de Roddier n’est pas nouvelle et s’appuie
sur une littérature assez riche. On peut citer notamment
toute l’école « econo-physics » issue des travaux de Georgescu-Roegen.
Pour moi, les travaux de Roddier s’approche de très près de ceux
d’Axel Kleidon, et je trouve dommage qu’il ne le cite pas plus sur
son blog, d’autant plus que Kleidon reste bien plus modeste dans l’application
de sa théorie (il ne mentionne que brièvement une potentielle application
à l’économie).
– Roddier rappelle assez peu que la théorie du Maximum Entropy Principle (MEP),
sa troisième loi de la thermodynamique, reste actuellement controversée.
Roddier se repose en partie sur les travaux de Jaynes, qui bien que passionnants,
sont assez critiqués :
https://en.wikipedia.org/wiki/Maximum_entropy_thermodynamics#Criticisms
En lisant ces critiques, on se demande de suite comment définir proprement
l’entropie d’une société (Gaël Giraud parle notamment de cette difficulté
dans plusieurs de ces conférences) ?
– Pour l’application à l’économie, les économistes, même hétérodoxes,
restent dubitatifs par rapport aux théories de Roddier. Je renvoie
notamment à la réponse d’Alain Grandjean faite au premier commentaire
à l’issue de cet article :
https://alaingrandjean.fr/2017/02/27/physique-leconomie-peuvent-faire-menage/
J’avais vu aussi une autre critique des limites des modèles proposés
par les écono-physiciens dans l’article fondateur de la théorie des jeux
à champ moyen (début de la page 6) :
http://mfglabs.com/publications/download/paris-princeton.pdf
Je retiens notamment la phrase suivante, extraite dudit article :
« Hence we will assign rationality to agents and not regard
them as just gas particles, and not even as robots applying some predetermined
behavioral strategy: strategic choices are endogenous in our models as they are
in game theory. »
Après j’ai conscience que la notion de choix stratégiques peut largement
être débattue d’un point de vue spinoziste 🙂
– Je rejoins le point de vue de Giuseppe Longo, donné
notamment au début de cette interview passionnante :
http://www.glass-bead.org/research-platform/complexite-science-et-democratie-entretien-avec-giuseppe-longo/?lang=enview
De même qu’il est limité de ramener les organismes vivants à de simples porteurs
d’information génétique, je ne pense pas qu’on puisse voir les sociétés comme
des simples porteuses d’information culturelle (même avec mémétique), ce qui
rejoint complètement votre critique. En parallèle, je pense qu’on pourrait creuser plus
les limites scientifiques de la théorie de Dawkins !
(en aparté, Giuseppe Longo et Maël Montevil ont tout un corpus d’articles
au sujet de l’application de la physique à la biologie — possédant à mon sens
une approche plus scientifique que celle décrite par Roddier dans son blog,
mais je suis encore loin d’avoir tout lu !)
– Une dernière critique qu’il faudrait que je mature plus est la tendance
qu’à François Roddier à tout voir sous forme de cycles (par ex. articles 116-118 de son
blog). On pourrait donner plus d’importance à la notion de bifurcation, qui n’est
pour moi pas forcément qu’un élément enclencheur d’un nouveau cycle. Mais je pense
que je n’ai pas assez creusé cette question, je préfère renvoyer à l’article
d’Yves Cochet, reposant sur les théories de René Thom :
http://www.institutmomentum.org/trois-modeles-du-mondepar-yves-cochet/
Bref, je me rends compte que je me suis un peu étendu dans ma réponse …
Mais le sujet est passionnant, et votre article engage à la discussion 🙂
Merci infiniment pour ces compléments très riches, que je vais regarder de plus près bien sûr. A vrai dire j’approche le sujet pour la première fois, je craignais surtout les imprécisions (il y en a, ou en tout cas quelques ellipses).
Il existe probablement deux méthodologies scientifiques afin de valider robustement tout raisonnement : (1) est-ce qu’il respecte les lois de la thermodynamique ? comment ? (2) quelles sont les réponses biomimétiques connues à la problématique énoncée ? Il y a quelques chances d’être proche de la réalité si les deux réponses sont cohérentes entre elles. Position assez théorique qui demande à être prototypée à son propre champ de recherche. A priori, cela permet d’éliminer de manière expédiente les foutaises, les bullshit comme disent les américains, du genre télémédecine, google ou start-up nation.