Tirons les enseignements d’une décennie d’activisme numérique

Dans une tribune à The Guardian, What we learned from over a decade of tech activism, Nataliya Nedzhvetskaya et JS Tan reviennent sur les principaux enseignements des colères sociales liées aux activités des entreprises technologiques. J’en retrace ici les grandes lignes.

Ces dernières années, les mobilisations des travailleurs du secteur technologique ont été nombreuses. On désigne souvent cette sortie de l’adolescence technologique par le nom de « Techlash », un retour de bâton tardif mais puissant, qui concerne une multitude de publics et de causes. Le répertoire des actions qui entrent dans le Techlash grandit vite, les auteurs de la tribune en ont dressé la liste (voir Collective Actions In Tech), qui compte à ce jour 211 événements. Cette liste se concentre sur les mouvements anglo-saxons, elle ne tient pas compte par exemple de l’appel des « travailleuses et travailleurs du numérique pour une autre réforme des retraites » qui a fait récemment le buzz (leur site https://onestla.tech/). Pour autant, malgré le caractère fragmenté des luttes, on peut leur trouver des caractéristiques communes :

  • Les luttes sont de plus en plus nombreuses

Entre 2017 et 2019, le nombre d’actions répertoriées a été multiplié par neuf.

  • Les travailleurs précaires mènent le combat

Un premier constat : les médias ont largement attiré l’attention sur la grogne des cadres de la Silicon Valley (les fameux « repentis » – dont un certain nombre ont lancé des activités éthiques par la suite, à se demander si leur combat politique n’était pas une simple campagne de communication en vue de lancer leur spin-off). Récemment, une ingénieure (@eiais) chez de Google a été renvoyée pour avoir rappelé à ses collègues – via une pop-up –  qu’ils pouvaient se constituer en syndicats. Fait d’autant plus étrange qu’il y a 2 semaines Google installait sur les PC de ses employés un addon pour traquer les réunions syndicales. Quoiqu’il en soit, le répertoire Collective action in Tech nous apprend qu’en réalité, 57% des actions listées émane d’employés de services, de livreurs (Deliveroo, Foodora) ou encore de travailleurs en entrepôt (exemple de pétition chez Amazon). Il serait intéressant d’ajouter à cette liste les mouvements de citoyens, également nombreux.

  • …Mais les cadres sont de plus en plus actifs

Si sur une décennie, les combats des travailleurs précaires ont été plus nombreux, la tendance s’est inversée en 2019. Pour la première fois, les actions des cadres ont été plus nombreuses.

  • Les combats menés par ces différentes populations ne visent pas nécessairement les mêmes objectifs

Je le rappelais récemment, le techlash n’est pas uniforme. Du côté des cadres, ce sont les enjeux climatiques ou éthiques qui ont eu le dessus. Les liens entre les entreprises du secteur technologique et la police aux frontières ont par exemple été dénoncés, de même que les effets de la publicité en ligne incontrôlée (et autres fake news). Les conditions de travail ne sont au centre des revendications des cadres, ce qui est le cas chez les classes plus laborieuses de secteur.

  • Des groupes distincts aux pratiques militantes différentes

Le mode d’action des cadres est la lettre ouverte (souvent à l’attention des dirigeants eux-mêmes). Il y en a eu tellement qu’on ne les compte plus. Du côté des travailleurs non-cadres, la manifestation est le mode d’action privilégie.

  • Des luttes sont connectées !

Les revendications des cadres et des non-cadres se rejoignent, notamment sur la question des conditions de travail et de la cohérence des demandes à l’entreprise. Comme l’écrivent les auteurs : « ne pas réussir à inclure les travailleurs de la « Gig economy » (qui désigne notamment le recours à des travailleurs précaires pour réaliser à la demande des tâches variées) renforce les stéréotypes à propos de qui compte ou ne compte pas en tant qu’employé, ce qui au final, sape la solidarité entre les travailleurs de l’industrie. »

  • Amazon et Google sont les principales cibles de cet activisme

De 2006 à 2019, les entreprises qui ont fait face au plus d’actions sont Google et Amazon. Notons qu’on peut aussi mettre cela sur le compte du nombre d’employés (sans occulter toutefois la puissance transformatrice de ces sociétés). Amazon est d’abord contestée par des employés, Microsoft et Google par des cadres.

  • La solidarité entre ces mouvements est cruciale

On commence à assister à une véritable solidarité entre cols bleus et cols blancs. Chez Amazon par exemple, une grève de six heures dans les entrepôts en plein Prime Day, en vue d’obtenir de meilleures conditions de travail, a été soutenue par le groupe Amazon Employees For Climate Justice, qui mobilise avant tout des cadres. Chez Google, des cadres ont signé une lettre demandant de meilleures conditions de travail pour les sous-traitants, une coalition qualifiée d’« historique » par les organisateurs du mouvement.

Expansion, convergence des combats : il se passe clairement quelque chose dans le secteur technologique. J’ajoute tout de même à cette liste peu analytique quelques remarques :

  • On ne parle ici que des mouvements qui ont lieu en Occident. La « tech » ne subit pas toujours ce genre de critiques, selon l’endroit où l’on se trouve. Tout comme les marchés des entreprises concernées.
  • Si la fronde est dirigée vers la critique d’entreprises qui ont un nom, des représentants et un siège social, il convient également de percevoir qu’en filigrane, c’est aussi une vision du progrès technologique qui est battue en brèche. A trop se focaliser sur la seule confrontation avec des multinationale, on risquerait d’oublier que les Etats leur sont pieds et poings liés. Que doivent négocier aujourd’hui les syndicats avec ces entreprises ? De meilleures conditions de travail, ou une véritable remise en question de leur capacité à façonner les normes sociales, à travers notamment des nouvelles pratiques de consommation inquestionnées ?
  • A l’heure où les syndicats peinent à trouver leur place dans le secteur technologique, et au moment même où la surveillance de masse semble s’être étendue à toute la sphère de l’agir : les contestations n’ont jamais été aussi violentes ni présentes. L’étau se resserre, mais la société vibre. C’est une chance à saisir !

En complément, feuilletez le rapport de AI Now Institute, qui fait la part belle aux mouvements de contestation, notamment à l’endroit de l’intelligence artificielle.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

Image en tête d’article : Tech workers demonstrate in downtown San Francisco against Trump’s immigration plans

PS : dans un autre article, le Guardian revient sur les caractéristiques du Techlash : influence des géants du numériques lors des élections, abus de position dominante, prise de conscience de l’importance de la vie privée, critique des statuts de la Gig economy., etc. https://www.theguardian.com/technology/2019/dec/28/tech-industry-year-in-review-facebook-google-amazon

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[…] technologiques elles-mêmes, en proies à la grogne de leurs salariés via le mouvement du « techlash ». Un mouvement qui pour l’auteur, ne viendra pas inverser le cours des choses, pas plus […]

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[…] faudrait ajouter à cela que les modes de revendications sont souvent fonction du type de travailleurs. Le mode d’action des cadres est le plus généralement la […]