Unabomber : le terroriste technophobe qui faisait gagner de l’argent à Netflix

La série Manhunt conte l’histoire de Theodore Kaczynski. Terroriste américain surnommé « Unabomber », mathématicien un brin surdoué et farouchement opposé à la société industrielle, il fit trois morts et vingt-trois blessés en quelques seize bombes envoyées au cours de deux décennies. Ecologiste radical, technophobe, Kaczynski est surtout un assassin. Il est également l’auteur de plusieurs pamphlets dénonçant les dégâts de la civilisation technologique et de l’automatisation à tout crin. Aujourd’hui, Ted Kaczynski est en prison mais aussi sur Netflix. J’ai découvert son histoire au hasard des algorithmes de la plus grande plate-forme VOD du monde.

Avant de plonger dans cette antithétique affaire, rappelons quelques éléments biographiques. Né en 1942 à Chicago dans l’Illinois, Ted Kaczynski eut une enfance troublée : moments d’absence, QI élevé (170), le jeune homme colle au prototype du surdoué introverti. Il entre à Harvard à seize ans et termine sa thèse en mathématiques à vingt-cinq. Il démissionne assez vite d’un poste de professeur assistant pour retourner vivre chez ses parents, puis s’isole dans une cabane qu’il construit de ses mains dans le nord du Montana. Isolé de tout, sans eau ni électricité, c’est là qu’il fabriquera les bombes qui lui vaudront d’être recherché par le FBI jusqu’en 1995, après 17 ans de traque.

Manhunt est une bonne série mais ça n’est pas le sujet

Bande-annonce tape-à-l’œil, générique léché, thématique en vogue, Manhunt a passé le premier épisode, là où tout se joue, à commencer par la justification de cet abonnement qui frôle les dix euros mensuel. Nous voilà avec une petite dizaine d’épisodes plutôt fidèles à ce que nous raconte Wikipédia ou encore ce très complet article de Motherboard sur la vie du terroriste, où l’on apprend par exemple qu’il rêvait de « parvenir à vivre comme les peuples archaïques, loin du système et de ses rouages. »

La série nous rappelle en quelques flash-back judicieusement positionnés que l’homme avait souffert d’une scolarité difficile et très mal vécu les trahisons de ses petits camarades de classe. L’un d’entre eux par exemple, eut le tort de préférer aux virées bucoliques entre copains la compagnie d’une jeune fille. Un revirement difficile à pardonner pour Ted qui signa alors son premier méfait (probablement inventé pour les besoins de la série mais je ne révèlerai rien de plus).

Et comme je le disais, ça n’est pas le sujet. Il se peut bien que vous trouviez les mises en scènes de Manhunt d’une rare platitude, le scénario grotesque ou le jeu d’acteur inconsistant. D’ailleurs il se peut bien que vous n’aimiez pas du tout regarder des séries et encore moins sur Netflix. Ce qui me turlupine dans cette histoire, c’est le traitement qu’on fait des critiques de la modernité, c’est leur intégration dans le système qu’ils dénoncent, c’est leur essentialisation inconsciente quand on en vient à les réduire à quelques psychopathes. Et puis c’est une occasion rêvée de taper gratuitement sur un assimilé-GAFA-qui-nous-aliène-mais-à-qui-on-donne-quand-même-des-sous.

C’est pas nouveau

De quoi je me plains après tout. Les histoires d’assassins ont toujours fait vendre du papier, du MP3, de la data et que sais-je encore. On écrit des romans policiers depuis deux-cent ans, on conte des histoires d’épouvante depuis des milliers d’années. Ma fille a deux ans et déjà une peur bleue du loup. Tout ceci est très humain, pas besoin d’intellectualiser.

Netflix, c’est donc la continuité. Après tout, on parle de l’entreprise qui a fait de Pablo Escobar un personnage attachant et qui diffuse la géniale série Black Mirror, cette magistrale critique des risques inhérents au développement technologique (une véritable mise en garde contre le progrès diront certains). Et puis pourquoi faire ce procès à Netflix alors qu’on a dévoyé tant de combats plus ou moins légitimes ? Alors qu’on a vendu des millions de t-shirts à l’effigie du Che ? Alors qu’on a romantisé la figure de Mesrine ? Alors qu’on a mis Nicolas Hulot dans le gouvernement d’Emmanuel Macron ? Nous n’en sommes plus à une contradiction près. Et puis que penser d’Amazon qui me conseille chaque semaine des lectures anarchisantes ? Dois-je en vouloir à l’algorithme de me jeter au visage ce joyeux paradoxe ? Rappelons tout de même que si l’algorithme d’Amazon est bête et méchant (il préjuge du futur à partir de mes lectures passées), Le choix de financer et de diffuser une série à un large public l’est moins.

Bref, rien de nouveau sous le soleil. Rien de choquant non plus, à ce que Ted Kaczynski soit maintenant la proie de ce nid d’algorithmes bien pensé et destiné à nous faire passer le plus de temps possible devant un écran. Lui qui fustigeait nos divertissements et la société de consommation. D’ailleurs, le fondateur de Netflix, Reed Hastings ne cache pas ses ambitions lorsqu’il déclare : « nous sommes en compétition avec le sommeil. » Quand on sait que Ted Kaczynski se réclamait du penseur critique de la technique Jacques Ellul (bien qu’il en fût tout de même très loin dans les actes) on se dit que s’il était mort, il se retournerait dans sa tombe à l’idée d’être diffusé sur Netflix. Mais peut-être l’a-t-il mérité.

Quand la caricature rassure

Quand on lit le pamphlet de Ted Kaczynski La société industrielle et son avenir, on ne peut que cultiver quelques doutes, difficile de dire si Ted parle du monde ou de sa propre misanthropie. Certes, entre les diatribes contre les gauchistes et la volonté affirmée de nuire pour se faire entendre, il y a quelques bons mots. Des mots qui vont au bout des choses, sans concession ni faux semblant : la technologie est unanimement condamnée dans toutes ses composantes et dynamiques. Il n’y a ni salut ni espoir en dehors du pur et simple renversement du système. Indéniablement, Ted Kaczynski anticipe bien les débats actuels relatifs à la surveillance généralisée, au génie génétique, à la dépendance accrue à toutes sortes de réseaux, à la fin du travail. Mais son système reste entièrement et définitivement clos à la technologie : « liberté et progrès technologique sont incompatibles » car « l’administration de nos vies par de grandes organisations est nécessaire au fonctionnement de la société industrielle technologique. » Pas d’espace pour la nuance, dans cette idéologie libertarienne ou la liberté ne s’éprouve que dans le rejet du collectif. Mais la liberté est aussi acceptation des contraintes. Dans la série Manhunt, l’agent du FBI qui poursuit Kaczynski est peu à peu contaminé par ces pensées, il en vient à se demander pourquoi il s’arrête au feu rouge alors qu’il n’y a personne sur la route. La métaphore est intéressante mais dénote une conception de la liberté qui se discute. Toute norme intériorisée n’est pas mauvaise en soi. Si Kaczynski le concède (il n’a rien contre le téléphone, dit-il), il n’en essentialise pas moins « la technologie » qui serait en définitive, un mal plus qu’un bien. J’aurais bien développé sa pensée ici mais je n’en vois pas l’utilité tant d’autres livres valent la peine d’être parcouru avant son sulfureux ouvrage (à commencer par ceux de Jacques Ellul). Je m’étonne d’ailleurs d’avoir lu des commentaires aussi positifs et peu nuancés sur Amazon. Certes, la critique de Kaczynski est radicale, mais elle est schématique, ses aphorismes tombent parfois juste mais sont bourrés de jugement hâtifs et de frustrations. Ironie du sort, c’est son essai qui signera sa perte.

L’intéressé avait promis d’arrêter les frais si son manifeste était publié dans une revue à fort tirage. Ce fut chose faite en 1995 et c’est justement ce qui permit de l’arrêter : son frère reconnut l’écriture puis le FBI s’employa à comparer des correspondances privées avec le texte original pour attester qu’il s’agissait bien du même auteur. C’est le prisme qu’a choisi la série Manhunt pour amorcer son récit : depuis l’enceinte du FBI, on suit cet agent héroïque mais malheureux qui dédie sa vie à la capture de Kaczynski. C’est moins contre le terroriste qu’il se bat que contre une administration qui ne comprend rien à la validité de la linguistique pour résoudre une affaire criminelle (pour un scénario similaire, voire la série Mindhunter). Mais venons-en au fait, pourquoi Netflix a choisi de nous raconter cette histoire ?

En effet, il y a mille manières de poser un regard froidement critique et néanmoins pragmatique sur la société industrielle. Mille usines à filmer où les gens se suicident, mille rivières polluées à raconter, mille combats syndicaux à scénariser. Seulement Netflix ça n’est pas ça. Netflix c’est une machine à sous qui vend du divertissement, très bien. Pour Netflix il y a donc une seule manière de critiquer la technologie : la caricature. Black Mirror par exemple, est une série géniale mais totalement caricaturale. On y force tellement le futur dans ses possibles totalitaires qu’on finit par ne plus y croire. Derrière les angoissants épisodes, il y a un côté « ça n’arrivera jamais » qui vient nous rassurer. Je vous promets que des millions d’abeilles autonomes ne viendront jamais vous tuer parce que vous avez tweeté de travers (même si on fabrique des choses qui s’en rapprochent). Je vous jure qu’aucune entreprise ne vous proposera d’enfermer votre clone – vivant – dans un ordinateur pour le mettre à votre service. De la même manière, l’histoire de Ted Kaczynski est une caricature puisqu’il est avant toute chose un tueur paranoïaque. Ses actes discréditent ses idées et ce que nous dit Netflix en creux, c’est que toute critique radicale comme la sienne se rapproche d’une maladie mentale. Il faut être fou pour vivre dans une cabane, pour tuer des gens en leur envoyant des bombes par la poste et pour lire Jacques Ellul.

Et donc ?

L’histoire de Ted Kaczynski est intéressante, la série de Netflix aussi. Il faut reconnaître à la plateforme ces choix géniaux qui viennent compléter un catalogue plutôt indigent (c’est bien le problème). Au sortir de ces quelques épisodes, il m’a semblé important d’en savoir plus sur le personnage que je n’avais survolé que dans quelques notes de bas de page.

La question qui me reste est bien de savoir ce qu’il reste de la critique du progrès quand elle est prémâchée, prédigérée et diffusée à grands coups d’algorithmes de recommandation par les puissances qui en sont justement l’objet. La dissidence est-elle toujours vouée à finir par faire partie des ingrédients du système ? Est-ce là une manière de consommer par procuration une révolution qui n’aura jamais lieu faute de temps de cerveau disponible ? Michel Clouscard exprimait simplement ce paradoxe des temps modernes : « tout est permis, rien n’est possible. » Et Ted Kaczynski pourrait conclure, comme il l’a fait dans son manifeste :

« La société moderne est, à certains égards, très permissive. Tant que le fonctionnement du système n’est pas en cause, nous pouvons faire généralement ce qui nous plaît. Nous pouvons choisir notre religion, du moment que cela n’entraîne pas un comportement dangereux pour le système. Nous pouvons coucher avec qui nous voulons aussi longtemps que nous respectons les règles du « safe sex ». Nous pouvons faire ce que nous voulons, dès lors que c’est sans importance. Mais pour ce qui a de l’importance, le système nous dicte de plus en plus précisément la conduite à suivre. »

S’abonner
Notifier de
guest
1 Commentaire
Inline Feedbacks
View all comments
trackback

[…] la société industrielle – Ellul bien sûr, mais aussi Mumford, et jusqu’à Kaczynski (alias Unabomber) – vient attester que le combat contre le progrès ne fait que se renouveler au contact de […]