Vers un renouveau des Techno-luttes ?

L’histoire du progrès technique n’est pas un long fleuve tranquille. Pour ceux qui tiennent aux métaphores, elle s’apparenterait plutôt à des montagnes russes avec à chaque virage, montée ou descente, des résistances et des luttes. Le progrès ne va pas de soi : il croise sur son chemin des travailleurs en colère et des citoyens inquiets : des technocritiques. Dans leur ouvrage Techno-luttes. Enquête sur ceux qui résistent à la technologie (Reporterre / Seuil, 2022), les journalistes Nicolas Celnik et Fabien Benoit sont allés à la rencontre de ceux qui veulent « arrêter la machine » : opposants à la 5G, à l’agriculture connectée, à l’algorithmisation du travail, etc. Entretien.

Vous avez mené une multitude d’entretiens avec des personnes en lutte contre différentes technologies : à quoi vous attendiez-vous et qu’en retirez-vous ?

Plusieurs hypothèses nous travaillaient et sont à l’origine de ce livre. La première était celle d’une réactivation de la critique de la technique à la faveur de la crise environnementale. Nous voulions voir dans quelle mesure la crise climatique conduisait des profils nouveaux à s’intéresser à la question technologique. Cette interrogation en rejoint une seconde : celle de caractériser un moment où, nous semblait-il, la technocritique sortait des sphères expertes et intellectuelles pour se démocratiser. Ce faisant, nous avions aussi l’idée d’explorer les convergences entre des groupes, d’horizons divers, qui se retrouvent à militer ensemble sur les enjeux liés au numérique. Nous avons donc rencontré des membres de la Quadrature du Net – association de défense des droits et des libertés sur internet -, de l’Atelier Paysan, d’Ecran Total ou encore de Faut pas pucer, et surtout beaucoup de citoyens et d’activistes qui ne se présentent pas de prime abord comme « technocritiques », ainsi de celles et ceux qui se sont mobilisés contre le compteur connecté Linky puis la 5G, ou encore de ceux qui participent ou ont participé aux Marches pour le climat ou qui militent dans les mouvements qui y sont associés : Extinction rébellion, Alternatiba, ANV-COP 21, les Amis de la Terre…

Notre enquête nous a aussi conduits dans les champs, aux côtés d’agriculteurs qui interrogent le machinisme et comment il a détruit leur métier, ou dans les administrations, à Pôle Emploi par exemple. Beaucoup de personnes s’intéressent aux questions technologiques parce que celles-ci les touchent au quotidien. Elles ne partent pas d’une réflexion théorique, ni de considérations philosophiques ou de principes moraux sur la technique, mais d’un constat : ma situation personnelle s’est dégradée, pourquoi ? Avant, j’avais le temps de faire des rendez-vous, puis on m’a imposé un algorithme qui détériore mes conditions de travail : comment ça marche ? Ce sont des entrées pratico-pratiques, pragmatiques dans le sujet : des savoir-faire qui sont détruits, une forme d’aliénation ressentie au travail, un compteur Linky imposé alors que l’ancien système marchait parfaitement bien… De fil en aiguille, au croisement d’autres mouvements, cela devient une critique contre Linky « et son monde » ou la 5G « et son monde », une critique de la numérisation dans son ensemble.

Ce constat est assez conforme aux premières critiques de la technique, celles des luddites notamment, qui eux aussi partaient de situations de travail très concrètes. Votre ouvrage aborde aussi les techno-luttes sous l’angle de courants d’idées qui reviennent, y compris dans les livres : qu’en est-il ?

Il y a en effet dans ces mouvements une réactualisation d’idées anciennes. Comme le dit l’historien François Jarrige, la technocritique connaît des mouvements de flux et de reflux, ce que nous voulions caractériser à notre hauteur. En allant notamment à la rencontre d’auteurs et d’éditeurs d’ouvrages critiques.

Comment se fait le lien entre les luttes et les livres ? Sans doute par les conseils et échanges de lectures qui ont lieu dans les groupes formés lorsque des problèmes émergent. Par les réseaux sociaux aussi. Nous avons croisé des gens de vingt ans qui avaient dans leurs sacs des livres d’auteurs assez surprenants, comme Bernard Charbonneau, des personnes qui nous disaient avoir lu Jacques Ellul ou André Gorz. Un jeune homme rencontré à Lyon lisait lui Hervé Krief, alors que pour obtenir son livre il fallait envoyer un courrier à un tout petit éditeur… En somme, que ce n’était pas simple d’y avoir accès. La pensée technocritique circule, autour de certains auteurs comme François Jarrige (auteur de Technocritiques: Du refus des machines à la contestation des technosciences) – on parle ici d’un livre d’histoire de quatre cent pages – de certaines maisons d’éditions comme l’Echappée, La lenteur ou Le passager clandestin. Les magazines Socialter, Reporterre ou la Revue Z sont souvent cités, tout comme des auteurs plus grand public comme Philippe Bihouix ou Guillaume Pitron qui sont bien diffusés. Ce phénomène est difficilement quantifiable mais il y a quelque chose d’empirique qu’on a constaté auprès des militants : on revient souvent sur les mêmes noms. La pensée circule.

Vous parlez beaucoup de convergence entre groupes critiques, comment cela se traduit-il ?

Précisons que nous ne parlons pas ici d’un mouvement d’ampleur, d’un raz-de-marée. Toutefois lors des manifestations contre la 5G par exemple, on a pu retrouver beaucoup de collectifs d’horizons divers, de la Quadrature du Net aux Amis de la Terre, en passant par la Ligue des droits de l’homme, Extinction Rébellion ou les anti-Linky. Ces liens sont aussi visibles lors des mouvements refusant l’installation d’entrepôts Amazon en France. Notons que ces groupes ne se revendiquent pas forcément comme « technocritiques », un mot qui renvoie plutôt à une activité intellectuelle…

On comprend que les critiques sont assez hétérogènes, quelles sont les revendications ?

S’il fallait trouver un dénominateur commun, il y aurait d’abord la sobriété, qui renvoie aux enjeux environnementaux. Le mot a bien infusé. Comme le dit Philippe Bihouix, « La sobriété, ça ne fait pas peur, c’est l’équivalent, sans le dire, de la décroissance. C’est une idée qui peut tout à fait descendre au niveau des citoyens. La sobriété, être sobre, c’est positif ». Ensuite, on rencontre une forte aspiration au contact humain, une volonté de défendre un lien social mis à mal par la numérisation. Les agriculteurs ne veulent pas être face à leurs machines sans voir personne de la journée, les profs déplorent de passer trop de temps devant leurs écrans, à remplir les cases d’un tableur, les travailleurs de Pôle emploi ne veulent pas répondre à des mails à la chaîne mais rencontrer les demandeurs d’emploi. Partout où le numérique passe, le lien trépasse. La numérisation à tout crin est une entreprise de destruction du lien social.

Enfin, il y a la question du choix. Ce qui motive les luttes, ce n’est pas tant de s’opposer aux technologies en elles-mêmes, tout rejeter, mais d’opter pour des trajectoires techniques différentes, quand celles que nous suivons nous ont été imposées. Le sentiment de ne pas avoir été consultés est omniprésent, tout comme les interrogations sur l’utilité de certaines technologies. Il y a la volonté de s’arrêter pour discuter, une demande de démocratie.

Un autre point que vous abordez est la surveillance de ces mouvements technocritiques. On a l’image de petits groupes dispersés, mais parfois, ils parviennent à bloquer de grands projets : quels sont leurs modes d’action ? Comment le pouvoir réagit-il ?

Ils déploient le répertoire d’action que les militants politiques mobilisent traditionnellement avec tout de même, il faut le noter, une ouverture vers des stratégies de sabotage. On le voit quand des antennes 5G sont détruites, quand des compteurs Linky sont démontés ou des trottinettes électriques neutralisées. Ce qui ressort de tout ça, c’est le constat qu’il faut agir vite : il y a un sentiment d’urgence clairement partagé, la peur que le monde se referme et qu’il devienne impossible de mener une vie hors des réseaux. On s’en rend déjà compte quand on veut accéder à son compte bancaire ou faire certaines démarches administratives, on est obligé d’avoir un smartphone. Le cas des trottinettes en libre service est intéressant car il illustre bien cette urgence et le fameux « effet cliquet » qui veut que lorsqu’on s’habitue à une technologie on n’en sort plus, elle s’installe dans le paysage. Nous avons rencontré des militants de XR à Lyon qui s’occupent de dévisser les petites plaques qui protègent le QR code, de façon à les rendre inutilisables. Ils ont ainsi « désarmés » des centaines de trottinettes. Les trottinettes c’est la synthèse de tous les points précédemment évoqués : il s’agit d’un choix réalisé sans concertation (elles nous ont été imposées), le gain écologique est inexistant (une enquête menée aux Etats-Unis montre que leur durée de vie moyenne est de 28 jours), et il y a l’idée que si on ne fait rien, l’espace public sera envahi – c’est déjà le cas – et qu’on ne pourra plus revenir en arrière.

D’autres sabotent d’une manière plus « subtile », selon l’expression du chercheur canadien Samuel Lamoureux, en détournant les technologies ou simplement en désertant, en réduisant leur présence en ligne. Stephen Kerckhove, d’Agir pour l’environnement, nous disait qu’après vingt ans à produire du discours, des contre-argumentaires, sans forcément remporter de victoires, il voyait ces actions de sabotage comme salutaires et pleines d’espoir. Et nous pensons qu’elles actent du refus du pouvoir de débattre des questions numériques. La Convention pour le climat s’est prononcée pour un moratoire sur la 5G mais cette mesure a été balayée d’un revers de la main par Emmanuel Macron…

Les critiques sont à vrai dire vivement combattues. Le rejet commence à un niveau micro. Une professeure d’informatique, Catherine Lucquiaud, nous expliquait avoir eu de gros ennuis après avoir confié ses doutes à son inspecteur concernant l’utilité d’un logiciel de géométrie. Elle n’est pas la seule à avoir été ainsi « saquée » pour avoir critiqué la doxa du tout numérique. Puis il y a des formes de surveillance et de répression plus massives et percutantes. Quand par exemple les opposants à Cigeo dans la Meuse [projet de stockage géologique de déchets radioactifs], sont mis sur écoute, on parle ici de 85.000 conversations et messages interceptés, plus de 16 ans de temps cumulé de surveillance téléphonique ! Dans un autre registre, les gens qui ont détruit des antennes 5G ont été condamnés jusqu’à trois ans de prison ferme. Un jeune homme a même été perquisitionné pour avoir simplement twitté qu’il fallait « s’occuper du cas » des trottinettes électriques à Lyon… Sans tomber dans la paranoïa, il y a une surveillance et une répression très dure des mouvements d’opposition, notamment parce qu’ils touchent à des intérêts économiques colossaux. Les pouvoirs publics ne veulent également pas se retrouver dans la même situation qu’avec les OGM ou le nucléaire, s’empêtrer dans un débat qui prendrait trop d’ampleur et contrecarrerait les objectifs des industriels. Il n’y a donc pas de volonté d’ouvrir un dialogue sur la numérisation, mais plutôt l’idée de juguler toute forme de contestation.

Pensez-vous que ces mouvements pourraient se durcir ?

La question n’est pas tranchée mais ce qui est sûr c’est que les gens en discutent. Les rares enquêtes qui existent montrent qu’il y a une plus grande tolérance, acceptation, notamment chez les jeunes militants, de la violence physique contre les biens matériels. Quand les arguments, la production de contre-expertise, ne marche pas on explore d’autre répertoires d’actions. Mais ce qu’il faut bien souligner, c’est que ces répertoires d’action ne sont pas exclusifs. Ils cohabitent. C’est une palette qu’on déploie. XR sabote des trottinettes, peut détruire parfois, mais elle produit aussi de la contre-expertise.

Et pourtant, certains politiques commencent à s’intéresser aux controverses technologiques. A gauche (je pense à François Ruffin), mais aussi à droite, par exemple à l’endroit des luttes contre les éoliennes… (NB : je ne mets pas un signal « égal » entre les deux). Où se situent politiquement les militants que vous avez croisés ?

Dans la mesure où la plupart des questions sur la technique se ramènent à la technologie « et son monde », à une critique du capitalisme et du productivisme, les gens que nous avons rencontrés se situent plutôt sur la gauche de l’échiquier politique, avec – parfois – un fort tropisme libertaire. Mais là encore la diversité reste de mise. Ce qui est sûr c’est que nous n’avons pas croisé de militants qui se revendiquaient de la Macronie, de la droite ou de l’extrême-droite dans notre enquête. Ce qui est sûr également, c’est que le personnel politique est encore frileux à s’emparer de la question de la numérisation du monde, toujours perçue comme gage de modernité, de progrès et se heurtant souvent – à gauche – au legs productiviste. Il est encore difficile de dépasser une certaine idée du progrès, celle des puissants. Un auteur technocritique nous racontait ainsi avoir été sollicité par un leader d’Europe Ecologie-Les Verts qui lui expliquait partager ses points de vue, tout en admettant que le coût politique à assumer pour tenir de telles positions était encore trop grand. Cet aveu est à mettre en parallèle avec les travaux de la chercheuse Rebecca Willis qui dans son ouvrage Too hot to handle témoignait de cette même frilosité des politiques à l’égard de la question climatique. Si beaucoup réalisent à quel point c’est urgent, personne n’ose sortir en premier…

Si vous vous faites un peu plus normatifs, vous qui suivez ces sujets depuis longtemps : ressentez vous une forme de lassitude face à ce qui ressemble à s’y méprendre à un éternel retour du même ?

C’est plutôt l’espoir qui domine, quand on rencontre tous ces gens qui tissent des liens, qui dialoguent, ces profils nouveaux qui viennent sur ces questions, on sent que quelque chose frémit. Comme nous le disait un militant de Lyon, « il se passe quelque chose dans le for intérieur des gens », on a le sentiment que plein de choses clochent, que quelque chose procède de l’excès. Avec ce livre, nous avons voulu montrer que ces mouvements existent, qu’il n’y a pas de fatalité et que, si vous vous posez ces questions, vous n’êtes pas seuls ! Après avoir été immergés dans une vague technophile et solutionniste, on croise maintenant des ingénieurs en crise de vocation, d’anciens informaticiens ou experts en IA en rupture de ban. Beaucoup se posent la question du sens de leur travail, qui nourrit l’industrie et la croissance, et n’est nullement vecteur de progrès social, de mieux vivre. C’est un signe encourageant. 12 millions de vues pour l’appel à la démission des étudiants d’AgroParisTech ce n’est plus anecdotique… D’autant plus quand on connaît le rôle crucial joué par les ingénieurs dans la technologisation du monde. Evidemment, ils ne vont pas tous faire la révolution, mais quelque chose est en mouvement. Ce n’est pas une vague technocritique qui submerge la France ou le monde, mais cette agitation n’était pas présente il y a cinq ou dix ans. En revanche, le discours critique reste toujours difficile à porter : des décennies de discours technophile, de religion de la science et de glorification du progrès technologique sont passés par là. Il faut redoubler d’effort pour convaincre et se faire entendre. Aussi, il y a beaucoup de fatigue et le sentiment d’être parfois isolé chez les militants que nous avons rencontrés.

Le discours sur le progrès qui créée de l’emploi est plus facile à porter, c’est sûr. Une remarque peut-être : vous mettez en avant dans votre livre plusieurs profils, y compris certains qui défendent des idées que je qualifierais de réactionnaires : portez-vous un regard différencié sur les critiques que vous abordez ?

Notre idée était d’exposer la gamme des critiques qui existent, pas d’y souscrire ou de les condamner. Il y a bien sûr des critiques plus radicales et viscérales que d’autres. Certains optent pour le sabotage, d’autres choisissent de se mettre en marge de la société, d’autres enfin poussent leurs interrogations jusqu’à remettre en cause la société industrielle. Mais la logique se comprend. La technologie est le moteur de l’industrialisation et le monde semble aujourd’hui au bord du précipice. Il ne paraît pas insensé de questionner cette trajectoire.

Nicolas Celnik et Fabien Benoit présenteront leur ouvrage le 13 septembre à 20h au CICP. Pour s’inscrire : https://reporterre.net/Techno-luttes-Rencontre-de-Reporterre-avec-Fabien-Benoit-et-Nicolas-Celnik-a-Paris

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