Wistand : achetez des manifestants et disruptez la démocratie

Je sortais du travail quand j’ai vu défiler ce Tweet étrange mentionnant l’existence d’une startup à la promesse bien étrange : vous voulez manifester mais le temps vous manque et vous souhaitez rester incognito… envoyez « un messager » à votre place ! C’est vrai après tout, manifester c’est contraignant, et même parfois dangereux … alors pourquoi ne pas se faire remplacer par un auto-entrepreneur ? Petite chronique (d’une) idée (parmi) les plus stupides du monde*.

La société s’appelle « Wistand », sans doute pour reprendre la terminologie en vigueur (« We can », « Oui share » ou encore « Oui-oui se fait matraquer à la manif des Gilets Jaunes »). Bref, c’est tendance. Côté Pitch, c’est plutôt bien senti, le site avance que « Wistand est un véritable outil démocratique : nous nous interdisons de mobiliser plus de messagers lors d’une manifestation qu’il n’y a de contributeurs à celle-ci. Chaque messager représente au minimum une personne réelle. » Ouf, c’est rassurant, on comprend au moins qu’un milliardaire ne pourra pas monter sa propre manifestation en achetant quelques milliers de chômeurs aux aboies. Ce qui l’est nettement moins, c’est qu’un « messager » puisse représenter à lui seul plusieurs « personnes réelles » à la fois… Ce n’est pas ça qui va réconcilier la place Beauvau avec les chiffres, mais cessons d’être mauvaise langue : Wistand permet aussi de constituer des cagnottes et de mettre en place des banderoles et autres accessoires de mode utiles pendant une manifestation (masques anti-lacrymo, collyre, et autres battes de base-ball, bon, ok, là je m’avance un peu). Quoiqu’il en soit, la totalité des fonds perçus par la société sert apparemment à payer ce kit du manifestant, ainsi que les entrepreneurs qui iraient manifester à votre place. On se demande donc où est le business model. Cela étant dit, on sait que dans le digital, il est possible vivre très longtemps sans gagner d’argent (n’est-ce pas Uber, n’est-ce pas Skype, etc.).

Bon évidemment, le premier réflexe, chez moi et quelques autres, est de se dire qu’il s’agit d’une grosse fake-news, un reliquat du dernier premier avril qu’on aurait raté, comme de gros loosers. Mais pour un fake, c’est rudement bien mené. Une vidéo plutôt léchée vient soutenir le discours, les profils des fondateurs sont réels, les réseaux sociaux actifs (la page Facebook collecte déjà plus de cent Likes, le compte Twitter reste est encore timide mais existe également). Sur Linkedin, le fondateur a annoncé le lancement en avril de cette année (et non, ce n’était pas le premier avril). La société est même présente sur StartupOnly, où elle n’annonce aucune offre à pourvoir cependant. Les CGU ont été écrites sérieusement. Enfin, la société est présente sur societe.com. Je n’exclus toujours pas entièrement qu’il puisse s’agir d’un fake et dans ce cas, je dis deux choses, la première est « bravo », et la seconde « ce texte reste valable pour les prochains qui tenteraient l’aventure pour de vrai ». Il est par ailleurs possible de s’inscrire sur le site pour devenir un « messager », et ainsi recevoir des offres pour aller manifester à la place de quelqu’un d’autre. Le site précise :

« Les messagers sont auto-entrepreneurs, ils sont mobiles et vont représenter les mécènes qui les choisissent lors des évènements publics. Ils sont pré-sélectionnés par affinité politique pour représenter au mieux vos convictions et peuvent être « customisés » avec des T-shirts, banderoles ou autre pour porter au mieux votre message. Les messagers sont géolocalisés lors des manifestations et peuvent à tout moment vous envoyer photos ou vidéos que le mécène pourra partager via les réseaux sociaux. »

A ce stade, si c’est un canular, il a fallu une équipe très motivée pour le monter. Et d’ailleurs, il est probable que beaucoup considèrent que cette startup ne fait rien de mal, que je m’excite pour rien et que « ceux qui pensent que c’est impossible sont priés de ne pas déranger ceux qui essaient » (ça ou une autre phrase idiote piochée sur Linkedin, ou générée grâce à ce site fabuleux). Dans le genre, on en a vu d’autres, il existe par exemple des systèmes de « location de foule » et des « human rights freelancer » disponible à la location sur des plates-formes de digital labor. Anecdote personnelle, j’ai moi-même un ami qui s’est régulièrement fait payer pour tenir compagnie (en tout bien tout honneur) à une personne très riche au Mexique. Son job consistait à rire aux blagues de ce dernier, à partager quelques coupes de champagne, et plus généralement, à le suivre en soirée (avec quelques autres prestataires du même genre). Le monde est grand et ce genre de choses ne sont pas si surprenantes.

Pas si surprenante, certes, mais cela n’en reste pas moins très dérangeant, particulièrement en ce qui concerne le militantisme et plus généralement, la démocratie. Wistand, qui prétend faire partie des « civic tech », où l’on trouve déjà à boire et à manger, est en réalité un outil totalement anti-démocratique. Je ne vous refais pas le couplet sur ce qui permet à un régime démocratique d’exister : un socle de libertés, de pratiques et d’infrastructures (par exemple, des urnes transparentes, des places publiques où se réunir), des lois, la liberté de presse, etc. Une démocratie est un système complexe en devenir permanent, et peut revêtir des formes très diverses, notamment du point de vue des institutions et de ses modes de scrutin. Le droit de manifester fait partie intégrante de ce système, son histoire est longue et l’actualité nous montre à quel point elle est loin d’être définitivement écrite. Pour Wistand cependant, les modes de contestation politiques n’ont, je cite, « quasiment pas évolué depuis le 18ème siècle ». La société avance donc plusieurs arguments pour défendre son modèle : manifester coûte cher, il faut parfois se déplacer très loin (dans d’autres pays !), et il est impossible de manifester anonymement. Je ne sais même pas par où commencer tant ces arguments me hérissent les poils. Le prix d’une manifestation peut être réel, les Gilets Jaunes le prouvent, les profs aussi lorsque les manifestations s’étendent. Les effets sur les salaires sont concrets. Tout gouvernement sait qu’à un moment ou à un autre, un mouvement peut s’éteindre pour des raisons financières, c’est un des aspects de la stratégie du pourrissement. Mais à quel moment au juste a-t-on pu penser que le fait de payer un auto-entrepreneur allait régler le problème ? Quel militant est sérieusement à l’aise avec le fait de payer un individu « à la tâche » pour aller manifester à sa place ? Ce sont précisément ces sacrifices qui donnent sens et corps à l’engagement. Par ailleurs, ce principe exclut de fait toute revendication liée au marché de l’emploi (qui est lui-même un des aspects d’une certaine vision du monde) : a priori, si je manifeste contre les politiques néolibérales car je considère qu’elles liquéfient le travail en le faisant reposer sur des indépendants, j’aurai peut-être un problème de conscience en achetant mon militant en ligne.

Viennent ensuite les manifestations dans d’autres pays, le site prend l’exemple d’une « contestation écologiste contre un pipeline au Canada ». Mais comment peut-on croire que la conviction s’achète ?! Comment empêcher que l’argent n’aille pas nourrir une économie de mercenaires-militants ici ou là, par exemple dans des pays pauvres où le moindre dollar est bon à prendre, quitte à défendre une cause que l’on ne comprend pas et dont on se fout complètement ? Ce que Wistand vend, c’est une pseudo-conscience globalisée qui réunirait l’ensemble des êtres humains dans leurs combats partagés. De quoi donner bonne conscience au petit bourgeois (et je m’inclus dedans) qui s’inquiète des conditions de travail en Chine. Une méthode plutôt obscène au demeurant, puisqu’elle fait levier sur la culpabilité que l’on peut ressentir à l’évocation de ces problèmes qui paraissent si lointains et hors de notre portée.

Enfin, le site avance qu’il est impossible de manifester anonymement, contrairement au vote qui lui, est anonyme. Seulement ce sont deux modalités différentes de la démocratie, les mettre sur le même plan n’a pas de sens : tout engagement politique n’a pas à être anonyme. D’ailleurs, rémunérer quelqu’un ne garanti en rien l’anonymat, d’une part parce que le prestataire n’est pas anonyme mais bien visible dans l’espace public, de l’autre parce qu’en cas de problème, il y a fort à parier que ce dernier se retourne contre son client (et cela même si les CGU prévoient qu’il est « responsable de ses fautes dans l’exécution de la prestation »). Que reste-t-il alors, qui aille dans le sens de cet anonymat ? Trois choses selon moi. D’une part, avoir la flemme : je ne reviens même pas sur cet argument qui me semble s’autodétruire à sa simple évocation. D’autre part, le fait de manifester pourrait constituer un risque à titre personnel (être mal vu par son patron ou par ses collègues par exemple), ce qui entérine le fait qu’aller manifester peut représenter un risque pour sa vie professionnelle : c’est extrêmement grave. Enfin, on pourrait craindre pour son intégrité physique (par exemple, se faire gazer ou matraquer), on convient donc que manifester est devenu dangereux, à cause d’éventuelles représailles : c’est également extrêmement grave. Le seul scénario de manifestation anonyme, c’est le film V pour Vendetta, où chaque manifestant porte un masque, mais là encore : ces personnes assument le risque physique, et ne sont pas payées !

En résumé, il faudrait vaiment m’expliquer le projet d’un tel service : s’agit-il de se défausser de ses droits et envoyer quelqu’un d’autre se faire tabasser à sa place ? Est-il question de tout marchander, jusqu’aux idées et aux convictions, par flemme de se déplacer ? Et jusqu’où va la prestation au juste ? Tout action militante est un combat individuel autant que collectif, c’est l’essence même de la démocratie que d’aller seul ou à plusieurs faire valoir ses droits, s’opposer à une loi, à un gouvernement. C’est aussi un parcours intellectuel, conscient, que d’aller demander de nouveaux droits, un meilleur partage des richesses pour soi ou pour d’autres. Militer pour des idées n’a pas de prix ! C’est également une prise de risque qu’il faut assumer. La désobéissance civile par exemple (je pense aux activistes qui ont récemment bloqué la Défense) peut vous envoyer en garde à vue. Quel est le prix pour cette prestation ? Enfin, l’acte de manifester est avant tout social : c’est lors de tels événements que l’on fait groupe pour une cause, il y a un sens à être là et à faire des sacrifices ensemble, à se montrer, à oser devenir visible. Les manifestants ne sont pas des poupées que l’on « cutomise », que l’on géolocalise – que l’on instrumentalise – et dont on utilise les photos pour alimenter ses propres réseaux sociaux.

J’arrête ici les explications. Je me demande d’ailleurs comment nous en sommes venus à devoir expliquer, justifier et documenter ce qui cloche dans ce genre de services. Wistand et ses congénères ne sont sûrement pas les seuls responsables de la déliquescence démocratique que nous connaissons. Ils en sont plutôt les symptômes. Ce sont des opportunistes qui surfent sur la recrudescence des mouvements sociaux, ils ont flairé la bonne affaire. Et le pire, c’est que cela ne nous étonne même plus. Si le numérique m’a appris quelque chose, après que nous soyons revenus de la complexité des réseaux sociaux, c’est que quand nous croyons avoir touché le fond, il y a toujours une startup pour creuser plus profond. Pour vendre ce qui n’a pas encore été vendu. Pour surfer sur la précarité ambiante. Pour détruire ce qui tient encore debout.

*J’avais écrit à l’origine, « petite chronique de l’idée la plus stupide du monde », mais quand on parle startup, il ne faut pas dire ce genre de choses : il y a toujours plus stupide.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

NB : sur 1001-autoentrepreneurs.com, Wistand annonce un tarif de 15 euros / heure pour les prestataires, et une durée d’intervention moyenne de quatre heures. Comptez donc 60 euros pour louer votre militant, pas très social.

NB 2 : ce sketch formidable Jean yanne et daniel prévost : le manifestant professionnel

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